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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 5

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CHAPITRE II.
1673-1674

Madame de Sévigné arrive à Paris, et descend chez son voisin de Coulanges.—Visites qu'elle y reçoit.—Empressement de tous ses amis, de Pomponne, du cardinal de Retz, de la Rochefoucauld, de madame Scarron.—Sévigné quitte l'armée deux fois pour venir voir sa mère.—Mort du marquis de Maillane.—Nouvelle lutte qu'elle occasionne entre l'évêque de Marseille et madame de Grignan.—Madame de Sévigné invite madame de Grignan à venir avec son mari solliciter à la cour.—Madame de Grignan s'y refuse.—Madame de Sévigné se trouve chargée de combattre seule l'influence de l'évêque de Marseille auprès des ministres et du roi.—Louis XIV, alors en guerre avec presque toute l'Europe, se prépare à conquérir la Franche-Comté.—Il suffisait à tout.—S'interposait dans les affaires de sa famille et dans celles des grands de sa cour.—Il charge l'évêque de Marseille d'une négociation secrète pour la duchesse de Toscane.—Il s'inquiète de la rivalité de ce prélat avec le comte de Grignan.—Louis XIV allait nommer le candidat qui lui était présenté par ce prélat.—La nouvelle de la prise de la citadelle d'Orange le fait changer de résolution.

En attendant que ses appartements fussent disposés pour la recevoir, madame de Sévigné descendit chez son cousin de Coulanges, rue du Parc-Royal45. Cette rue était voisine de celle de Saint-Anastase, où elle et le comte de Guitaud demeuraient. Elle espérait ainsi pouvoir être seule dans les premiers moments de son arrivée et cacher la faiblesse qu'elle avait de pleurer sans cesse en lisant les lettres qu'elle recevait de sa fille. Ces lettres lui ôtaient l'espoir de la revoir prochainement. Cette combinaison, heureusement pour elle, ne réussit point; il fallut, pour ne pas paraître ingrate, qu'elle se détournât de ses tristes pensées ou qu'elle dît que le vent lui avait rougi les yeux46. Depuis plusieurs jours on épiait son arrivée, et jamais flot plus nombreux de visiteurs et de visiteuses n'assaillit le logis de l'aimable chansonnier. Il dut à cette faveur que lui fit sa cousine le plaisir de voir sa femme, qui vint une des premières; puis ensuite, ensemble ou successivement, l'excellente sœur du marquis de la Trousse, mademoiselle de Meri47, madame de Rarai48, la comtesse de Sanzei49, madame de Bagnols, l'archevêque de Reims (le Tellier), madame de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, madame Scarron, d'Hacqueville, la Garde50, l'abbé de Grignan, l'abbé Têtu, Pierre Camus, le gros abbé de Pontcarré51, ami de d'Hacqueville, Brancas, de Bezons, la marquise d'Uxelles, madame de Villars et enfin M. de Pomponne, qui revint encore les jours suivants. L'amitié si vive et si constante que ce ministre avait témoignée pour M. et madame de Sévigné devenait d'autant plus précieuse à celle-ci qu'elle pouvait l'aider à soutenir la lutte où sa fille allait l'engager; aussi mettait-elle tous ses soins à lui plaire52. Pomponne trouvait dans son commerce avec cette femme spirituelle un délassement aux peines et aux soucis des affaires; il aimait à se rappeler surtout les heures de gaieté folâtre qu'il avait autrefois passées dans sa société53.

Peu de temps après son arrivée à Paris, madame de Sévigné vit aussi un grand nombre de personnages, les uns ses amis, les autres qu'elle était habituée à rencontrer dans le monde où elle était répandue. Plusieurs venaient des armées et devaient y retourner promptement; ils étaient attirés, par le retour du roi, à Paris et à Saint-Germain en Laye. C'étaient le prince de Condé, M. le Duc, son fils, la duchesse de Bouillon, le cardinal de Bouillon, la duchesse de Chaulnes, madame de Richelieu, Vivonne, madame de Crussol, la comtesse de Guiche54, madame de Thianges, madame de Monaco, les Noailles, les d'Effiat, les Beuvron-Louvigny, le marquis de Villeroi, Charost et le chevalier de Buous, ce brave marin, cousin germain de M. de Grignan55; puis son excellent ami Corbinelli, et Barillon, et Caumartin, et Guilleragues, dont l'esprit était en possession d'électriser le sien; enfin madame de Marans, dont la sincère conversion et «l'absorbée retraite» lui avaient été annoncées par une lettre de la marquise de Villars, qu'elle reçut à Grignan56.

 

Cependant la guerre continuait et devait durer encore; mais les rigueurs de l'hiver mettaient quelque relâchement dans les opérations militaires et permettaient qu'on vînt prendre part, pendant de cours intervalles, aux plaisirs de la capitale et à ceux de la cour. Le baron de Sévigné lui-même quitta deux fois l'armée, et vint voir sa mère; mais il fut obligé de s'en séparer au bout de quelques jours et de repartir pour rejoindre son régiment. Madame de Sévigné se montra peu alarmée sur les périls auxquels son fils allait être exposé; elle disait plaisamment: «M. de Turenne est dans l'armée de mon fils, et les Allemands la redoutent.» Elle paraît aussi peu inquiète d'apprendre qu'une amourette arrête le jeune guidon des gendarmes à Sézanne et retarde son arrivée, «attendu, dit-elle, qu'elle sait qu'il ne peut être question de mariage57

Aux anciennes et nombreuses connaissances de madame de Sévigné s'en réunirent d'autres d'une date plus récente, qu'elle était obligée d'accueillir avec empressement par intérêt pour sa fille: telle était madame d'Herbigny, sœur de Rouillé, comte de Melai, intendant de Provence58; et Marin, qui venait d'être nommé premier président du parlement d'Aix, homme d'une physionomie agréable, aimable dans le monde, mais despote dans son intérieur, dur envers sa femme et auquel madame de Sévigné nous apprend qu'on avait donné le surnom de cheval Marin59.

De tous les amis que madame de Sévigné eut alors le plus de bonheur à revoir, ce fut le cardinal de Retz; car il aimait et admirait sincèrement dans madame de Grignan, qu'il avait vue naître et grandir, l'union des qualités essentielles que l'on apprécie dans les deux sexes: la beauté, le jugement et le savoir, l'énergie du caractère, l'orgueil du rang, une noble ambition, un esprit capable d'application dans les affaires et un penchant prononcé pour l'étude des plus hautes questions de la philosophie cartésienne, que Retz se plaisait à débattre. Non-seulement il conservait les lettres que madame de Grignan lui écrivait, mais il gardait des copies de celles qu'elle avait écrites à d'autres60. Aussi n'était-ce qu'à lui que madame de Sévigné osait révéler les secrets de toutes ses faiblesses pour sa fille, parce que lui seul savait la plaindre et compatir à ses maternelles douleurs.

Bussy et Forbin-Janson se trouvaient aussi présents à Paris lors du retour de madame de Sévigné; mais ni l'un ni l'autre ne vint la voir. Le premier s'en abstint forcément par des motifs de prudence que nous ferons connaître61; le second ne pouvait, malgré le désir qu'il en avait, se livrer au plaisir qu'il aurait eu d'entretenir un commerce amical avec l'aimable belle-mère du comte de Grignan, puisqu'il était en hostilité ouverte avec ce dernier62. Ceci nous conduit à exposer les faits qui, cette année, marquèrent la lutte que Forbin-Janson eut à soutenir contre le lieutenant général gouverneur de Provence.

Cette lutte, qui se renouvelait tous les ans, fut cette fois plus vive et plus animée63, parce qu'un nouveau sujet de litige avait surgi entre le prélat et M. de Grignan, d'où dépendait l'influence de l'un ou de l'autre sur la Provence. Le marquis de Maillane de la Rousselle, procureur-joint de la noblesse, était mort64; il s'agissait de lui nommer un successeur. L'assemblée des communautés avait de droit la nomination à cette place; mais dans le fait l'assemblée choisissait toujours celui que désignait le gouverneur parmi les hauts dignitaires qui dirigeaient le mieux les délibérations et qu'on supposait le plus accrédité auprès du roi et de ses ministres. M. de Grignan voulait faire nommer son cousin, le marquis Pontever de Buous, frère de cette marquise de Montfuron dont madame de Sévigné était ravie, parce qu'elle était aimable, «et qu'on l'aimait sans balancer65.» L'évêque de Marseille demandait qu'on lui préférât M. de la Barben, qui, l'année précédente, avait, comme courrier et à ses frais, porté au roi les délibérations des états et qui, d'ailleurs, avait été principal consul d'Aix et procureur du pays66.

Cette affaire, qui paraissait si peu importante au milieu des grands événements de la guerre et de la politique, embarrassait cependant Louis XIV et ses ministres. C'est qu'alors on était non-seulement très-préoccupé des dangers qui à l'extérieur menaçaient la France, mais encore attentif aux périls qui surgissaient à l'intérieur par l'effet du mécontentement des populations, accablées d'impôts, et d'une noblesse fière et brave, toujours prête à s'agiter sous le frein qui l'avait domptée. Les provinces maritimes, la Normandie, la Bretagne, la Gascogne67, la Provence, plus exposées aux insultes des flottes ennemies, plus en proie aux intrigues et aux corruptions de l'étranger, étaient surtout assujetties à une active surveillance. C'est pour protéger les côtes de la Provence contre l'Espagne que Louis XIV, dès qu'il eut déclaré la guerre à cette puissance, nomma gouverneur des îles Sainte-Marguerite le comte de Guitaud. Le court séjour que madame de Sévigné fit à Bourbilly et à Époisses avait eu pour résultat un redoublement d'amitié et de confiance entre elle et le comte et la comtesse de Guitaud, dont on s'aperçoit facilement par les lettres qui nous restent de leur correspondance à partir de cette époque. Louis XIV suivait avec attention tout ce qui se passait en Provence, et ne dédaignait pas de chercher à concilier les prétentions rivales de Forbin-Janson et de Grignan. Lorsque Marin, récemment nommé premier président du parlement d'Aix, vint, avant de partir pour prendre possession de sa nouvelle charge, saluer le roi, Louis XIV lui dit: «Vous aurez d'étranges esprits à gouverner en Provence68!» Mais le choix de Marin n'était pas bon pour manier habilement l'esprit turbulent des Provençaux; il se fit détester de sa compagnie par sa servilité maladroite et par ses susceptibilités en fait de préséances69.

L'empereur, l'Espagne, le Danemark, la Hollande, toute l'Allemagne, hors les ducs de Bavière et de Hanovre, étaient alors ligués contre Louis XIV. Malgré le traité secret conclu avec Charles II en 167070, celui-ci avait été forcé par son parlement de se réunir aux Hollandais et de diriger toutes les forces navales de l'Angleterre contre la France71. A l'insuffisance de ses ressources en hommes et en argent contre une aussi formidable coalition Louis XIV opposa le génie de ses généraux et de ses ministres et son infatigable activité. Il aurait désiré faire consentir l'Espagne à déclarer la neutralité de la Franche-Comté demandée par les Suisses; mais l'Espagne ne le voulut pas. A l'exception de Maestricht et de Grave, Louis XIV avait sagement abandonné ses conquêtes en Hollande; et, en concentrant ses forces, il était parvenu, avec des armées inférieures en nombre, à repousser partout ses ennemis; au nord comme au midi, il avait accru la gloire de ses armes72. Ce qui lui restait de troupes devait être employé à la conquête de la Franche-Comté, à laquelle il voulait marcher en personne73.

 

Les provinces maritimes, que ne pouvaient protéger suffisamment des escadres trop faibles, étaient livrées aux dangers des incursions désastreuses. Les gouverneurs qui y commandaient, par leur bravoure, leurs talents militaires et leur influence personnelle, pouvaient seuls les défendre contre l'invasion, en faisant un appel au zèle et au patriotisme des nobles pour la défense du pays. Louis XIV le savait, et il mit à profit ce moyen en Guyenne74, en Bretagne et en Normandie. Alors il se vit forcé par la nécessité de donner plus de puissance aux gouverneurs des provinces menacées; mais ce ne pouvait être au point de nuire à sa propre autorité et de détruire l'œuvre de Richelieu, qui avait institué les intendants pour amoindrir le pouvoir des gouverneurs, devenu redoutable pour la couronne. Rouillé, intendant de la Provence, dont madame de Grignan disait «que la justice était sa passion dominante75,» s'accordait assez bien avec le gouverneur et ménageait cette puissante maison de Grignan. Néanmoins, quand le comte de Grignan réclamait des gardes et des accroissements d'attribution ou d'appointements, Rouillé devenait tout naturellement son antagoniste, et, dans l'intérêt de sa charge et de ses propres prérogatives, il s'opposait aux prétentions du lieutenant général gouverneur. C'est pourquoi madame de Sévigné n'avait pu faire consentir cet intendant à favoriser les demandes de son gendre pour ce qui concernait le payement des gardes et des courriers: Rouillé s'était rangé, pour ces questions, du côté de l'évêque de Marseille. Mais il ne se trouvait pas dans les mêmes conditions pour le remplacement du procureur du pays-joint pour la noblesse dans l'assemblée des communautés. Rouillé, homme de robe, quoique ayant le titre de comte de Melay, était de cette caste intermédiaire entre la roture et la haute noblesse, et il avait intérêt à ménager celle-ci dans tout ce qui ne pouvait pas entraver les devoirs dont sa charge l'obligeait de s'acquitter. Lorsqu'il s'agissait de faire donner la préférence à un roturier sur un noble pour une place auparavant occupée par un noble, on espérait que Rouillé se mettrait du parti de M. de Grignan, et non de celui de l'évêque de Marseille. C'est par ce motif que madame de Sévigné s'était empressée de cultiver la société de madame d'Herbigny76, sœur de la femme de l'intendant, alors à Paris. Elle l'avait charmée par son esprit, et était parvenue à la mettre dans le parti de M. de Grignan. Caumartin, ami de madame de Sévigné et de sa fille, avait été gagné sans peine. Il en fut de même du premier président nouvellement nommé, de Marin, «cet homme qui met le bon sens et la raison partout,» dit madame de Sévigné, toujours disposée à louer ceux qui agissent selon ses désirs. Quoique circonvenu et entouré par tant d'influences, Louis XIV n'aurait pas hésité à préférer au protégé de M. de Grignan celui de l'évêque de Marseille. Forbin-Janson avait donné au roi des preuves de son habileté, de sa prudence, de sa discrétion dans des affaires secrètes et intimes qu'il avait l'habitude de traiter avec lui, par lui-même et sans intermédiaire.

Ce roi qu'on a si souvent représenté comme uniquement occupé de sa seule personne et subissant l'influence de ses ministres, de ses maîtresses et de ses serviteurs se mêlait de tout, intervenait dans tout, réglait tout, entrait dans les détails des susceptibilités d'amour-propre et de rang de ses maréchaux et de ses généraux, se livrait à toutes les enquêtes nécessaires pour distribuer de la manière la plus avantageuse les commandements de ses armées et les plus hautes fonctions de l'État77. Dans ses palais, dans sa famille rien ne se faisait sans son ordre direct. Le fier Montausier, voulant transporter le jeune Dauphin confié à ses soins dans une habitation plus salubre et lui donner un confesseur, ne l'osa pas sans avoir été approuvé par le jeune roi, qui lui désigna un prêtre de son choix78. La belle duchesse de Mazarin espérait que, pour la protéger contre son mari, Louis XIV suspendrait l'autorité des lois, et afin de l'y engager elle fit intervenir en vain le roi d'Angleterre, la reine de Portugal et toutes les femmes qui pouvaient exercer quelque influence sur le tout-puissant monarque79.

C'est encore à Louis XIV que sa cousine la duchesse de Toscane s'adressait pour que le grand-duc, qu'elle n'aimait pas et qu'elle voulait quitter, eût plus d'indulgence pour elle et de meilleurs procédés80. Louis XIV avait envoyé à Florence l'évêque de Marseille pour cette négociation confidentielle, et l'évêque n'en rendit compte qu'à lui seul. Louis XIV ne voulait pas mécontenter le prélat relativement aux affaires de Marseille ni être injuste. Avant de se prononcer, il témoigna le désir que l'évêque et M. de Grignan se missent d'accord sur le choix à faire du procureur-joint de la noblesse. Forbin-Janson, plutôt pour complaire au monarque et à ses ministres que par inclination, fit quelques concessions; il promit d'être favorable dans l'assemblée des états à la demande ordinaire de Grignan pour la somme de cinq mille livres de la solde des gardes, et de celle de trois mille livres pour frais de courrier. Madame de Sévigné et bon nombre de ses amis, et même, parmi les Grignan, l'imposant suffrage de l'archevêque d'Arles, étaient pour la conclusion de la paix à ce prix. M. de Grignan se serait volontiers rangé aussi à cette opinion; mais madame de Grignan s'y opposa. Elle abhorrait l'évêque de Marseille, et elle comprenait très-bien que la considération de son mari et l'ascendant du gouverneur sur les nobles de province dépendaient du succès de la lutte engagée contre le prélat. En cela elle voyait juste. Si Forbin-Janson parvenait à faire nommer un homme de son choix, un roturier, c'en était fait de l'autorité dont jouissait le gouverneur, de l'affection que la noblesse avait pour lui et du respect qu'elle lui portait. Madame de Grignan ameuta donc tous ses amis de Provence et tous ceux de Paris et de la cour contre l'évêque de Marseille. Elle le représenta sous les plus noires couleurs; selon elle, c'était un prélat ambitieux, brouillon, hypocrite, ennemi de la noblesse et cherchant à nuire sous les apparences de l'aménité, de la charité et de la justice.

Elle écrivit à ce sujet à sa mère, à d'Hacqueville, à Caumartin, aux Grignan présents à la cour. Elle les persuada tous d'autant plus facilement que l'évêque de Marseille, soit parce que c'était sa conviction, soit parce qu'il était révolté qu'on prêtât à ses actions et à ses paroles des motifs indignes de lui, cherchait à faire croire que Grignan, par paresse et par incapacité, ne s'acquittait qu'avec négligence des fonctions de sa charge. Madame de Grignan poussait le désir d'assurer son triomphe dans l'assemblée des communautés jusqu'à vouloir que le comte de Grignan ne demandât aucune allocation d'argent pour les gardes et le courrier, afin d'ôter à l'évêque de Marseille l'occasion de se populariser en s'y opposant. C'était aussi l'avis de Guitaud, qui s'était rangé du parti de madame de Grignan; et en effet cette manière de procéder se présentait sous une apparence noble et digne. Mais ce n'était pas là le compte de M. de Grignan, qui avec raison pensait que, par l'effet de cette renonciation, il reconnaîtrait en même temps qu'en qualité de lieutenant général gouverneur il n'avait pas le droit d'avoir des gardes. Fier et généreux jusqu'à la prodigalité, il songeait à se laisser allouer encore la somme de cinq mille francs et à en faire ensuite la remise à l'assemblée, comme étant insuffisante pour la dépense des gardes qu'il demandait81. Ces résolutions de son gendre et de sa fille effrayaient madame de Sévigné, qui ne pouvait penser82 sans une mortelle inquiétude au grand train de maison du gouverneur de Provence, à ses fêtes, à ses festins, à son jeu, dépenses jugées indispensables pour soutenir la splendeur du rang qu'il occupait. Madame de Grignan se montrait à cet égard sourde aux remontrances d'une mère sage et prévoyante.

Madame de Sévigné désirait surtout que sa fille vînt elle-même à la cour plaider sa cause. Sans doute le désir de la posséder entrait pour beaucoup dans l'insistance qu'elle mettait à la persuader; mais elle croyait sincèrement que la vue d'une femme si belle, si considérée, qui parlait admirablement le langage des affaires était de nature, dans cette cour galante, à affaiblir l'influence de l'évêque de Marseille et à dissiper tous les nuages qu'il avait répandus sur la réputation du lieutenant général gouverneur. Elle voulait d'ailleurs que M. de Grignan accompagnât sa femme pour mieux contre-balancer par sa présence à la cour celle de Forbin-Janson. Elle pensait que le lieutenant général gouverneur pourrait retourner ensuite en Provence pour la tenue des états, en lui laissant sa fille comme soutien de ses intérêts pendant cet intervalle de temps. Afin de forcer madame de Grignan à suivre ses conseils, madame de Sévigné disait que l'abbé avait décidé qu'il était pressant pour elle de rendre son compte de tutelle à ses enfants, et que, par cette raison, la réunion de son fils et de sa fille à Paris était d'une indispensable nécessité. A ce plan madame de Grignan opposait, avec juste raison, l'énorme accroissement de dépenses qu'occasionnerait au gouverneur de la Provence un voyage à Paris, pour paraître convenablement à la cour. Elle disait que, dans les circonstances critiques où se trouvait le royaume et durant une guerre aussi acharnée, M. de Grignan pourrait difficilement obtenir un congé83; et que, s'il l'obtenait, il serait blâmé d'abandonner les intérêts du roi et du pays pour jouer le rôle de solliciteur à Paris et celui de courtisan à Versailles et à Saint-Germain. En outre, à mesure que l'on approchait le plus de l'époque où devait se réunir l'assemblée des communautés, il était essentiel pour madame de Grignan qu'elle restât en Provence, afin de concilier par elle-même et par ses adhérents, en faveur du parti des Grignan, les suffrages des membres de cette assemblée. Ces raisons étaient excellentes; et madame de Sévigné devait d'autant plus se rendre à leur évidence, que sa fille lui promettait d'aller la rejoindre après la tenue de l'assemblée et lorsque seraient terminées des affaires qui en étaient la suite. Madame de Sévigné aurait ressenti moins de répugnance et de douloureux regrets à reconnaître la vérité des motifs allégués par sa fille, si celle-ci avait montré plus de sympathie pour ses maternelles faiblesses, et si elle n'avait pas blessé son cœur par le pédantisme de ses remontrances et par les bouffées de sa philosophie raisonneuse84.

Par ses lettres madame de Grignan était parvenue à faire partager à sa mère une partie de son aversion85 contre l'évêque de Marseille; et, pour le combattre, madame de Sévigné se mit à l'œuvre avec toute l'activité dont elle était redevable à sa nature vive et passionnée. Sa fille, dont elle admirait, tout en la blâmant, la fierté et la fermeté, la portait à ne négliger aucun moyen pour la réussite d'une affaire où la dignité de son gendre était si fortement engagée; et, plus que jamais, elle mérita le titre que lui donnait le comte de Grignan, qui l'appelait son petit ministre86. Elle agit sur l'esprit du monarque par madame de Montespan87, par Marsillac, la Rochefoucauld88; et sur Colbert par Marin, premier président d'Aix, dont la famille était alliée à celle de ce ministre. Par madame de Coulanges elle aurait pu s'assurer de Louvois; mais madame de Coulanges n'était pas bien alors avec son cousin. Madame de Sévigné dut employer l'archevêque de Reims et le père de Marin89, ainsi que d'autres personnages qui entouraient ce ministre; mais Louvois poussait toujours Louis XIV aux mesures despotiques, et il ne cessait de l'occuper des moyens propres à anéantir ce qui restait encore de franchises aux villes et aux pays d'états. D'ailleurs il suffisait que Pomponne se fût fortement déclaré en faveur de M. de Grignan contre l'évêque de Marseille90 pour que Louvois ne lui fût pas favorable: ce fut beaucoup que d'obtenir qu'il ne lui serait pas contraire91. Malgré le grand nombre de personnes qui s'intéressaient à madame de Sévigné et à sa fille, tant à la cour qu'en Provence, il paraît certain que Louis XIV aurait refusé de s'opposer à ce que l'évêque de Marseille eût la liberté d'user comme il le voulait de sa légitime influence sur l'assemblée des communautés si un événement militaire n'avait pas donné occasion au comte de Grignan de prouver combien la noblesse de Provence lui était attachée, et n'avait pas engagé le roi à adopter l'avis de ses ministres en favorisant la nomination du parent du comte de Grignan. Comme cet événement, trop négligé par nos historiens et honorable pour M. de Grignan, a un intérêt historique, nous allons le faire connaître à nos lecteurs.

45DE COULANGES, Chansons, ms. autographe, p. 68. Le manuscrit des chansons de Coulanges, qui est à la Bibliothèque impériale, a 133 feuillets ou 266 pages.
46SÉVIGNÉ, Lettres (2 novembre 1673), t. III, p. 204, édit. G.; t. III, p. 125, édit. M.
47SÉVIGNÉ, Lettres (22 avril 1671 et 12 juillet 1673), t. III, p. 204, 214, 452; t. IV, p. 465, édit. G.—Ibid. (15, 18 septembre et 10 novembre, 13 décembre 1679, 1er et 26 mai, 10 juin 1680, 7 juillet 1682), t. IV, p. 94; t. V, p. 465; t. VII, p. 94, édit. G.; et t. II, p. 359; t. III, p. 149, 328; t. IV, p. 82, 251; t. V, p. 425 et 431; t. VI, p. 6, 21, 30, 66, 209, 238, 242, 249, 364, 368; t. VII, p. 38, édit. M.
48Sur la famille Rarai ou Raray, voyez la 3e partie de ces Mémoires, p. 134.—MONTPENSIER, Mém., t. XLII, p. 150.—SÉVIGNÉ, Lettres (31 juillet 1639), t. VII, p. 142, édit. G.; t. VI, p. 401, édit. M.
49Marie de Coulanges; voyez la 4e partie de ces Mémoires, p. 349.
50Voyez la 3e partie de ces Mémoires, p. 129.
51SÉVIGNÉ, Lettres (17 juin et 20 juillet 1671), t. II, p. 102-161, édit. G.—Ibid. (15 décembre et 25 octobre 1675), t. IV, p. 181 et 249.—Ibid. (19 juillet 1675), t. III, édit. G., et t. IX, édit. M.
52SÉVIGNÉ, Lettres (6 et 13 novembre 1673), t. III, p. 209, 220.
53SÉVIGNÉ, Lettres (15 janvier 1674), t. III, p. 307, édit. G.; t. III, p. 210, édit. M.—Voyez la 2e partie de ces Mémoires, chap. VIII, p. 101, 2e édit.
54SÉVIGNÉ, Lettres (19 novembre 1673), t. III, p. 225, édit. G.—(22 janvier 1674), t. III, p. 323 et 324, édit. G.—(5 février 1674), t. III, p. 335.
55SÉVIGNÉ, Lettres (27 novembre 1672), t. III, p. 243.—Ibid. (20 septembre 1671), t. II, p. 232, édit. G.—(4 mai 1676), t. IV, p. 430, édit. G.
56Lettres inédites de madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, avec son portrait, vue et fac-simile; Paris, Blaise, 1827, in-8o, p. 66, 67.—Lettres de la marquise DE VILLARS, Paris, 25 août 1673; et Lettres DE SÉVIGNÉ (15 janvier 1674), t. III, p. 289, édit. G.
57SÉVIGNÉ, Lettres (26 janvier 1674), t. III, p. 327, édit. G.—Ibid., t. III, p. 227, édit. M.
58SÉVIGNÉ, Lettres (28 décembre 1673), t. III, p. 281, éd. G.
59SÉVIGNÉ, Lettres (10 novembre 1673, 16 octobre 1675, 25 septembre 1687), t. III, p. 217; t. IV, p. 159; t. X, p. 8, éd. G.
60SÉVIGNÉ, Lettres (10 juillet et 26 août 1675), t. III, p. 381 et 429, édit. M.—Ibid., t. III, p. 456, et t. IV, p. 56, édit. G.—Sur Pontcarré, auquel madame de Grignan écrivait, conférez encore SÉVIGNÉ, Lettres (17 juin 1671), t. II, p. 204, édit. G.—Ibid. (15 décembre 1675), t. IV, p. 249, édit. G.—Ibid. (25 octobre 1675), t. IV, p. 181, édit. G.—(31 août 1689), t. IX, p. 94, édit. M.
61Conférez BUSSY-RABUTIN, Suite de ses Mémoires (ms. de l'Institut), p. 42 à 57. (Lettres DE BUSSY, datées de Paris 16, 20, 22, 25 octobre, et 2, 26 décembre 1673.—Le 23 janvier 1674, Bussy écrit de Chaseu.)
62SÉVIGNÉ, Lettres (2 novembre 1673), t. III, p. 206, édit. G.; t. III, p. 26, édit. M.
63SÉVIGNÉ, Lettres (13 novembre 1673), t. III, p. 136, édit. M.; t. III, p. 218, 221, édit. G.
64Abrégé des délibérations prises en l'assemblée générale du pays de Provence tenue à Lambesc les mois de décembre 1673 et janvier 1674; Aix, in-4o (1680), p. 20 et 21.—EXPILLY, Dict., t. IV, p. 486.
65SÉVIGNÉ, Lettres (21 déc. 1672), t. III, p. 124, édit. G.; t. III, p. 54, édit. M.
66Abrégé des délibérations, etc., p. 21.
67Lettres de Sève à Colbert (22 août 1075).—DEPPING, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, 1851, t. II, in-4o, p. 201.
68SÉVIGNÉ, Lettres (10 novembre 1673), t. III, p. 215, édit. G.; t. III, p. 133, édit. M.
69Lettres du chancelier le Tellier à Marin, premier président (7 juillet 1682). Dans DEPPING, Correspondance administrative sous Louis XIV, t. II, p. 240.
70LINGARD, History of England, 4e édit., t. XII, p. 369.—Ce traité fut conclu le 22 mars 1670.
71TEMPLE, Mémoires, vol. LXIV, p. 37, 40, 46.
72LOUIS XIV, Œuvres (Mém. militaires, 1673, 1674, 1675), t. III, p. 303, 532.—RAMSAY, Histoire du vicomte de Turenne, édit. 1773, in-12.—Mémoires du vicomte de Turenne, t. III, p. 309 à 443.—Histoire, t. II, liv. VI, p. 241 à 360.—L'abbé RAGUENET, Histoire du vicomte de Turenne (1738, in-12, liv. V et VI), t. II, p. 49, 220.—DESORMEAUX, Histoire de Louis II, prince de Condé, 1769, in-12, t. IV, liv. IX, p. 337 à 427.
73LOUIS XIV, Œuvres (fragment sur la campagne de 1674; Siége de Besançon; Précis de la conquête de Franche-Comté), t. III, p. 453, 459, 473.
74GRAMMONT, Mémoires, vol. LVII, p. 96, 99 (1674).—SÉVIGNÉ, Lettres (avril 1674, au comte de Guitaud), t. III, p. 339, édit. G.
75SÉVIGNÉ, Lettres (28 décembre 1673), t. III, p. 280, édit. G.; t. III, p. 188, édit. M.
76SÉVIGNÉ, Lettres (28 décembre 1673), t. III, p. 281, édit. G.; t. II, p. 188, édit. M.
77Le duc DE NAVAILLES et DE LA VALETTE, Mémoires, Paris, 1701, in-12, p. 278 (année 1673).
78LOUIS XIV, Œuvres (lettres au duc de Montausier, 13 août, 2 octobre 1673, 23 mai 1675, 11 mars 1677, 2 et 23 mai 1698), t. V, p. 310, 515, 532, 559, 575.
79LOUIS XIV, Œuvres (lettre au roi d'Angleterre, 17 février 1668), t. V, p. 547.
80Conférez Histoire de la vie et des ouvrages de Jean de la Fontaine, 3e édit., 1824, in-8o, p. 151 à 154.—LOUIS XIV, Œuvres (lettres à la princesse de Toscane, 3 octobre 1662, 28 mars 1664, 23 novembre 1665, 29 octobre 1669), t. V, p. 98, 172, 333, 458. (22 août et 6 décembre 1673), t. V, p. 511 et 518.—MONTPENSIER, Mémoires, 1674, t. XLIII, p. 373.
81SÉVIGNÉ, Lettres (14 octobre 1674), t. III, p. 357, édit. G. (Lettre du comte de Grignan au comte de Guitaud. A la page 359, au lieu de: les cent mille francs, lisez: les cinq mille francs.)
82SÉVIGNÉ, Lettres (31 août 1673), t. IX, p. 93 et 94, édit. M.
83SÉVIGNÉ, Lettres (10 novembre 1673), t. III, p. 214-15, édit. G.; t. III, p. 132, édit. M.
84SÉVIGNÉ, Lettres (28 décembre 1673), t. III, p. 279, édit. G.; t. III, p. 131, édit M.
85SÉVIGNÉ, Lettres (22 janvier 1674), t. III, p. 323, édit. G.—Ibid. t. III, p. 224, édit. M.—Ibid. (4 déc. 1673), t. III, p. 249, édit. G.
86SÉVIGNÉ, Lettres (19 février 1672), t. II, p. 392, édit. G.; t. II, p. 333, édit. M.
87SÉVIGNÉ, Lettres (11 décembre 1673), t. III, p. 258-262, édit. G.
88SÉVIGNÉ, Lettres (13 novembre 1673), t. III, p. 222, édit. G.
89SÉVIGNÉ, Lettres (10, 12 et 27 novembre 1673), t. III, p. 217, 220 et 243, édit. G.—Ibid. (4 décembre 1673), t. III, p. 246 et 247, édit. G.—PELLISSON, Lettres historiques, in-12, t. II, p. 73.
90SÉVIGNÉ, Lettres (4 décembre 1673), t. III, p. 247, édit. G.
91SÉVIGNÉ, Lettres (19 et 20 novembre 1673), t. III, p. 227, 228, édit. G.—Ibid. (24 décembre 1673), t. III, p. 277.