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Kitobni o'qish: «Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1»

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PRÉFACE

J'ai exercé le droit de propriété sur les œuvres de Frédéric Bastiat, pour le compte d'une société de ses amis, formée peu de jours après sa mort, et, conformément à l'intention des sociétaires, dont je faisais partie, je l'ai exercé dans le but unique de favoriser la propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde édition des Harmonies, comprenant le complément que j'avais rapporté de Rome. En 1855, furent imprimées les œuvres complètes, en six volumes, dont les deux premiers ne sont qu'une réunion d'articles de journaux, d'opuscules et de lettres. Rien de ceci n'eût peut-être figuré dans un volume, du vivant de l'auteur, avec son consentement. Mais on comprend que des amis qui lui survivent ne se soient pas fait une loi d'être aussi modestes ou sévères pour lui qu'il l'eût été lui-même, et qu'au contraire sa disparition de ce monde leur ait imposé le devoir d'utiliser autant que possible ce qu'il y a laissé.

Quoi qu'il en soit, l'événement nous a donné raison: l'édition de 1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle.

Dans celle-ci, les amis de Bastiat n'ont plus à intervenir, puisqu'aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils n'avaient vu, dans l'acquisition qu'ils avaient faite, qu'un moyen d'honorer la mémoire de leur ami et s'étaient interdit toute prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du désintéressement de leur zèle, qu'on veut bien admettre encore aujourd'hui leur représentant à se mêler de l'édition nouvelle, à la surveiller et à l'augmenter un peu.

Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l'exception du second, qui se trouve déjà réimprimé au moment où j'entre en possession du droit de corriger les épreuves.

Avant de songer à augmenter, je m'étais demandé s'il n'était pas plus prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce sujet un homme éminent, qui n'était pas de notre petite société – formée à la hâte, elle ne se composait que de compatriotes, – mais qui était, qui est resté un ami de Bastiat dans toute la force du terme. Voici ce que répondit M. Cobden.

«En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l'avoisine, se trouve une plantation d'arbres qui ont besoin d'être éclaircis. Je m'entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un voisin qui me dit à la fin de notre conversation: – Quand vous serez décidé à l'éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous trouveriez de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos arbres. – Eh bien! je suis dans les mêmes dispositions à l'égard des écrits de Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier une seule ligne.»

M. Cobden a raison et il m'ouvre les yeux, me dis-je; le temps des étrangers n'est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et admiré Bastiat, donnons-le tout entier; la postérité choisira, s'il y a choix à faire. Et puisque j'ai recueilli, depuis 1855, d'autres fragments, d'autres articles de journaux, d'autres lettres, il faut que la nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais un volume de plus.

Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites. Les distribuer, d'après leur nature, dans les divers volumes fut ma première idée. Je l'abandonnai, dans l'intérêt des acheteurs de l'édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j'avais d'inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume, le septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la précédente édition aura Bastiat complet.

J'aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l'assistance, les bons conseils et les encouragements qu'elles m'ont prodigués pendant le cours de ma tâche; mais elles ne me le permettent pas, et toutes, M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage: Nous avons autant que vous le droit d'aimer Bastiat, nous en usons, et vous n'avez pas pour cela de remercîments à nous faire.

Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à remercier Bastiat des excellents amis qu'il m'a donnés.

P. Paillottet.

NOTICE SUR LA VIE ET LES ÉCRITS DE FRÉDÉRIC BASTIAT

Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d'une famille honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de l'esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F. Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père; sa tante, mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de mère: – c'est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes études. C'est là qu'il se lia d'une amitié intime avec M. V. Calmètes, – aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation, – à qui sont adressées les premières lettres de la Correspondance.

Quelques particularités de cette liaison d'enfance révèlent déjà la bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes choses. Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs, pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les maîtres eux-mêmes; elle avait des priviléges particuliers, et pour que tout fût plus complétement commun entre les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même copie signée des deux noms. C'est ainsi qu'ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie. La récompense était une médaille d'or; elle ne pouvait se partager: «Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin; puisque tu as encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit.»

En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne. À cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa vie que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu'il prenait sa carrière au sérieux, et qu'il gardait, au milieu des entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite; étudiant, quelquefois jusqu'à se rendre malade, tour à tour ou tout ensemble, les langues étrangères, la musique, la littérature française, anglaise et italienne, la question religieuse, l'économie politique enfin, que depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours travaillée.

Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques hésitations sur le choix d'un état, il revint, pour obéir aux désirs de sa famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour, dans une terre dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en possession. Il paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles: le résultat en fut assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de l'être dans les conditions de l'entreprise. D'abord, c'était vers 1827, et à ce moment la science agronomique n'existait pas en France. Ensuite, il s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ, subdivisé en une douzaine de métairies; et tous les agriculteurs savent que le régime parcellaire et routinier du métayage oppose à tout progrès sérieux un enchevêtrement presque infranchissable de difficultés matérielles et surtout de résistances morales. Enfin, le caractère de Bastiat était incapable de se plier – on pourrait dire de s'abaisser – aux qualités étroites d'exactitude, d'attention minutieuse de patiente fermeté, de surveillance défiante, dure, âpre au gain, sans lesquelles un propriétaire ne peut diriger fructueusement une exploitation très-morcelée. Il avait bien entrepris, pour chaque culture et chaque espèce d'engrais, de tenir exactement compte des déboursés et des produits, et ses essais durent avoir quelque valeur théorique; mais, dans la pratique, il était trop indifférent à l'argent, trop accessible à toutes les sollicitations, pour défendre ses intérêts propres, et la condition de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule bénéficier de ses améliorations.

L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu'un goût ou un semblant d'occupation. L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa vie campagnarde, ce fut au fond l'étude, et la conversation qui est l'étude à deux, – «la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et exerce en un coup,» quand elle s'établit entre deux esprits distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de lui, cette intelligence-sœur, qui devait, en quelque sorte, doubler la sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé à l'existence intime et à la pensée de Bastiat, qu'il l'en sépare à peine lui-même dans ses derniers écrits: c'est celui de M. Félix Coudroy. Si Calmètes est le camarade du cœur et des jeunes impressions, Coudroy est l'ami de l'intelligence et de la raison virile, comme plus tard R. Cobden sera l'ami politique, le frère d'armes de l'action extérieure et du rude apostolat.

Cette intimité a été trop féconde en grands résultats pour que nous ne nous arrêtions pas un moment à dire la manière dont elle s'engrena: – C'est M. F. Coudroy qui nous l'a racontée. Son éducation, ses opinions de famille, plus encore peut-être sa nature nerveuse, mélancolique et méditative, l'avaient tourné de bonne heure du côté de l'étude de la philosophie religieuse. Un moment séduit par les utopies de Rousseau et de Mably, il s'était rejeté ensuite, par dégoût de ces rêves, vers la Politique sacrée et la Législation primitive, sous ce dogme absolu de l'Autorité, si éloquemment prêché alors par les de Maistre et les Bonald, – où l'on ne comprend l'ordre que comme résultat de l'abdication complète de toutes les volontés particulières sous une volonté unique et toute-puissante, – où les tendances naturelles de l'humanité sont supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un suicide perpétuel, – où enfin la liberté et le sentiment de la dignité individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles, des principes de déchéance et de désordre. Quand les deux jeunes gens se retrouvèrent, en sortant l'un de l'école de droit de Toulouse, l'autre des cercles de Bayonne, et qu'on se mit à parler d'opinions et de principes, Bastiat, qui avait déjà entrevu en germe, dans les idées d'Ad. Smith, de Tracy et de J. – B. Say, une solution tout autre du problème humain, Bastiat arrêtait à chaque pas son ami, lui montrant par les faits économiques comment les manifestations libres des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur opposition même, et se ramènent mutuellement à une résultante commune d'ordre et d'intérêt général; – comment le mal, au lieu d'être une des tendances positives de la nature humaine, n'est au fond qu'un accident de la recherche même du bien, une erreur que corrigent l'intérêt général qui le surveille et l'expérience qui le poursuit dans les faits; – comment l'humanité a toujours marché d'étape en étape, en brisant à chaque pas quelqu'une des lisières de son enfance; – comment, enfin, la liberté n'est pas seulement le résultat et le but, mais le principe, le moyen, la condition nécessaire de ce grand et incontestable mouvement…

Il étonna d'abord un peu, puis finit par conquérir à ces idées nouvelles son ami, dont l'esprit était juste et le cœur sincèrement passionné pour le vrai. Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald et de Maistre: – car les négations puissantes ont le bon effet d'élever forcément à une hauteur égale le point de vue des systèmes qui les combattent. Il y eut sans doute des compromis, des concessions mutuelles; et c'est peut-être à une sorte de pénétration réciproque des deux principes ou des deux tendances qu'il faudrait attribuer le caractère profondément religieux qui se mêle, dans les écrits de Bastiat, à la fière doctrine du progrès par la liberté.

Nous n'avons pas la prétention de chercher quelle put être la mise de fonds que chacun des deux associés d'idées versa ainsi à la masse commune. Nous pensons que de part et d'autre l'apport fut considérable. Le seul ouvrage de M. Coudroy que nous connaissions, sa brochure sur le duel, nous a laissé une haute opinion de son talent, et l'on sait que Bastiat a eu un moment la pensée de lui léguer à finir le second volume de ses Harmonies. Il semblerait pourtant que dans l'association, l'un apportait plus particulièrement l'esprit d'entreprise et d'initiative, l'autre l'élément de suite et de continuité. Bastiat avait le travail capricieux, comme les natures artistes; il procédait par intuitions soudaines, et, après avoir franchi d'un élan toute une étape, il s'endormait dans les délices de la flânerie. L'ami Coudroy, comme le volant régulateur de la machine, absorbait de temps en temps cet excès de mouvement, pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et distrait sociétaire. Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau, il l'apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les passages remarquables, puis les lisait à son ami. Très-souvent, Bastiat se contentait de ces fragments; c'était seulement quand le livre l'intéressait sérieusement, qu'il l'emportait pour le lire de son côté: – ces jours-là, la musique était mise de côté, la romance avait tort, et le violoncelle restait muet.

C'est ainsi qu'ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas l'un de l'autre, se voyant trois fois par jour, tantôt dans leurs chambres, tantôt à de longues promenades qu'on faisait un livre sous le bras. Ouvrages de philosophie, d'histoire, de politique ou de religion, poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies socialistes… tout passait ainsi au contrôle de cette double intelligence – ou plutôt de cette intelligence doublée, qui portait partout la même méthode et rattachait au moyen du même fil conducteur toutes ces notions éparses à une grande synthèse. C'est dans ces conversations que l'esprit de Bastiat faisait son travail; c'est là que ses idées se développaient, et quand quelqu'une le frappait plus particulièrement, il prenait quelques heures de ses matinées pour la rédiger sans effort; c'est ainsi, raconte M. Coudroy, qu'il a fait l'article sur les tarifs, les sophismes, etc. Ce commerce intime a duré, nous l'avons dit, plus de vingt ans, presque sans interruption, et chose remarquable, sans dissentiments. On comprend après cela comment de cette longue étude préparatoire, de cette méditation solitaire à deux, a pu s'élancer si sûr de lui-même cet esprit improvisateur, qui à travers les interruptions de la maladie et les pertes de temps énormes d'une vie continuellement publique et extérieure, a jeté au monde, dans l'espace de cinq ans, la masse d'idées si neuves, si variées et pourtant si homogènes que contiennent ces volumes.

Membre du Conseil général des Landes depuis 1832, Bastiat se laissait porter de temps en temps à la députation. Décidé, s'il eût été nommé, à ne jamais accepter une place du gouvernement et à donner immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de paix, il redoutait bien plus qu'il ne désirait un honneur qui eût profondément dérangé sa vie et probablement sa fortune. Mais il profitait, comme il le racontait en riant, de ces rares moments où on lit en province, pour répandre dans ses circulaires électorales, et «distribuer sous le manteau de la candidature» quelques vérités utiles. On voit que son ambition originale intervertissait la marche naturelle des choses; car il est certainement bien plus dans les usages ordinaires de faire de l'économie politique le marchepied d'une candidature, que de faire d'une candidature le prétexte d'un enseignement économique. Quelques écrits plus sérieux trahissaient de loin en loin la profondeur de cette intelligence si bien ordonnée: comme le Fisc et la Vigne, en 1841, le Mémoire sur la question vinicole, en 1843, qui se rattachent à des intérêts locaux importants, que Bastiat avait tenté un moment de grouper en une association puissante. C'est aussi à cette époque de ses travaux qu'il faut rapporter, quoiqu'il n'ait été fini qu'en 1844, le Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier dans le département des Landes, un petit chef-d'œuvre que tous les statisticiens doivent étudier pour apprendre comment il faut manier les chiffres.

La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus vaste. Depuis longtemps (dès 1825) il s'était préoccupé de la réforme douanière. En 1829 il avait commencé un ouvrage sur le régime restrictif dont nous avons deux chapitres manuscrits et que les événements de 1830 l'empêchèrent sans doute de faire imprimer1. En 1834 il publia sur les pétitions des ports des réflexions d'une vigueur de logique que les Sophismes n'ont pas surpassée. Mais la liberté du commerce ne lui était apparue encore que comme une vague espérance de l'avenir. Une circonstance insignifiante vint lui apprendre tout à coup que son rêve prenait un corps, que son utopie se réalisait dans un pays voisin.

Il y avait un cercle à Mugron, un cercle même où il se faisait beaucoup d'esprit: «deux langues, dit Bastiat, y suffisaient à peine.» Il s'y faisait aussi de la politique, et naturellement le fond en était une haine féroce contre l'Angleterre. Bastiat, porté vers les idées anglaises et cultivant la littérature anglaise, avait souvent des lances à rompre à ce propos. Un jour le plus anglophobe des habitués l'aborde en lui présentant d'un air furieux un des deux journaux que recevait le cercle: «Lisez, dit-il, et voyez comment vos amis nous traitent!..» C'était la traduction d'un discours de R. Peel à la Chambre des communes; elle se terminait ainsi: «Si nous adoptions ce parti, nous tomberions, comme la France, au dernier rang des nations.» L'insulte était écrasante, il n'y avait pas un mot à répondre. Cependant à la réflexion, il sembla étrange à Bastiat qu'un premier ministre d'Angleterre eût de la France une opinion semblable, et plus étrange encore qu'il l'exprimât en pleine Chambre. Il voulut en avoir le cœur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris pour se faire abonner à un journal anglais, en demandant qu'on lui envoyât tous les numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, the Globe and Traveller arrivait à Mugron; on pouvait lire le discours de R. Peel en anglais; les mots malencontreux comme la France n'y étaient pas, ils n'avaient jamais été prononcés.

Mais la lecture du Globe fit faire à Bastiat une découverte bien autrement importante. Ce n'était pas seulement en traduisant mal que la presse française égarait l'opinion, c'était surtout en ne traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute l'Angleterre, et personne n'en parlait chez nous. La ligue pour la liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la marche et les progrès de ce beau mouvement; et l'idée de faire connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme vint le mordre au cœur vaguement. C'est sous cette impression qu'il se décida à envoyer au Journal des Économistes son premier article: Sur l'influence des tarifs anglais et français. L'article parut en octobre 1844. L'impression en fut profonde dans le petit monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent en foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante première série des Sophismes économiques, Bastiat commence à écrire l'histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques renseignements qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden.

Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre de Cobden, – qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre correspondant de l'Institut. On l'accueille à bras ouverts, on veut qu'il dirige le Journal des Économistes, on lui trouvera une chaire d'économie politique, on se serre autour de cet homme étrange qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes le feu communicatif de ses hardies convictions. De Paris, Bastiat passe en Angleterre, serre la main à Cobden et aux chefs des Ligueurs, puis il va se réfugier à Mugron. Comme ces grands oiseaux qui essayent deux ou trois fois leurs ailes avant de se lancer dans l'espace, Bastiat revenait s'abattre encore une fois dans ce nid tranquille de ses pensées; et déjà trop bien averti des agitations et des luttes qui allaient envahir sa vie livrée désormais à tous les vents, donner un dernier baiser d'adieu à son bonheur passé, à son repos, à sa liberté perdue. Il n'était pas homme à se griser du bruit subit fait autour de son nom, il se débattait contre les entraînements de l'action extérieure, il eût voulu rester dans sa retraite, – ses lettres le prouvent à chaque page. Vaine résistance à la destinée! L'épée était sortie du fourreau pour n'y plus rentrer.

Au mois de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux. Bastiat y organise l'association pour la liberté des échanges. De là il va à Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments d'un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses principaux membres. Bastiat se trouve en face d'obstacles sans nombre. «Je perds tout mon temps, l'association marche à pas de tortue,» écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden: «Je souffre de ma pauvreté; si, au lieu de courir de l'un à l'autre à pied, crotté jusqu'au dos, pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient levées! Ah! ce n'est ni la tête ni le cœur qui me manquent; mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place et qu'il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude…» Rien n'était plus original en effet que l'extérieur du nouvel agitateur. «Il n'avait pas eu encore le temps de prendre un tailleur et un chapelier parisiens, raconte M. de Molinari, – d'ailleurs il y songeait bien en vérité! Avec ses cheveux longs et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l'aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce campagnard était malicieuse et spirituelle, son grand œil noir était lumineux, et son front taillé carrément portait l'empreinte de la pensée.» Sancta simplicitas! Qu'on ne s'y trompe pas, du reste: il n'y a rien d'actif comme ces solitaires lancés au milieu du grand monde, rien d'intrépide comme ces natures repliées et délicates, une fois qu'elles ont mis le respect humain sous leurs pieds, rien d'irrésistible comme ces timidités devenues effrontées à force de conviction.

Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes sur le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes, parler aux ministres, réunir les commerçants, obtenir des autorisations de s'assembler, faire et défaire des manifestes, composer et décomposer des bureaux, encourager les noms marquants, contenir l'ardeur des recrues plus obscures, quêter des souscriptions… Tout cela à travers les discussions intérieures des voies et moyens, les divergences d'opinions, les froissements des amours-propres. Bastiat est à tout: sous cette impulsion communicative, le mouvement prend peu à peu un corps et l'opinion s'ébranle à Paris. La Commission centrale s'organise, il en est le secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire, il le dirige; il parle dans les meetings, il se met en rapport avec les étudiants et les ouvriers, il correspond avec les associations naissantes des grandes villes de la province, il va faire des tournées et des discours à Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle Taranne, un cours à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas d'écrire pour cela: «Il donnait à la fois, dit un de ses collaborateurs, M. de Molinari, des lettres, des articles de polémique et des variétés à trois journaux, sans compter des travaux plus sérieux pour le Journal des Économistes. Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d'avoir songé à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d'œuvre de plus.» Il faut voir dans les lettres de Bastiat le complément de ce tableau: les tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis de famille ou la maladie qui viennent tout interrompre, les menées électorales, la froideur ou l'hostilité soldée de la presse, les calomnies qui vont l'assaillir jusque dans ses foyers. On lui écrit de Mugron «qu'on n'ose plus parler de lui qu'en famille, tant l'esprit public y est monté contre leur entreprise…» Hélas! qu'étaient devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots gascons du petit cercle!

Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des tentatives libre-échangistes de 1846-47. Personne ne peut dire ce que fût devenu ce mouvement, s'il n'eût été brusquement arrêté par la révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l'idée a fait à petit bruit son chemin dans l'opinion qu'elle a de plus en plus pénétrée. Et quand est arrivé le Traité avec l'Angleterre, il a trouvé le terrain débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts pour la pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait totalement alors: aussi, à l'exception de quelques villes de grand commerce, l'agitation ne s'est guère exercée que dans un milieu restreint d'écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles, si nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté des échanges, ne s'en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne s'est jamais abusé sur le succès immédiat; il ne voyait ni les masses préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez solidement ancrés sur les principes. Il comptait «sur l'agitation même pour éclairer ceux qui la faisaient.» Il déclarait à Cobden qu'il aimait mieux «l'esprit du libre-échange que le libre-échange lui-même.» Et c'est pour cela que tout en se plaignant un peu d'être «garrotté dans une spécialité,» il avait toujours soin, en réalité, d'élargir les discussions spéciales, de les rattacher aux grands principes, d'accoutumer ses collègues à faire de la doctrine, et d'en faire lui-même à tout propos – comme il est facile de le voir dans les deux séries des sophismes économiques et dans les articles où il commençait déjà à discuter les systèmes socialistes.

En cela Bastiat ne s'est pas trompé. Il a rendu un immense service à notre génération, qui s'amusait à écouter les utopies de toute espèce comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a accoutumé le public à entendre traiter sérieusement les questions sérieuses; il a réuni autour d'un drapeau, exercé par une lutte de tous les jours, excité par son exemple, dirigé par ses conseils et sa vive conversation une phalange jeune et vigoureuse d'économistes, qui s'est trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt que la révolution de Février a déchaîné l'arrière-ban du socialisme. Quand le mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela, il me semble que les hommes qui, à différents titres, l'ont provoqué et soutenu auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays.

Après la révolution de Février, Bastiat se rallia franchement à la République, tout en comprenant que personne n'y était préparé. Comme dans l'agitation du libre-échange, il comptait sur la pratique même des institutions pour y mûrir et façonner les esprits. Le département des Landes l'envoya comme député à l'Assemblée constituante, puis à la Législative. Il y siégea à la gauche, dans une attitude pleine de modération et de fermeté qui, tout en restant un peu isolée, fut entourée du respect de tous les partis. Membre du comité des finances, dont il fut nommé huit fois de suite vice-président, il y eut une influence très-marquée, mais tout intérieure et à huis clos. La faiblesse croissante de ses poumons lui interdisait à peu près la tribune; ce fut souvent pour lui une dure épreuve d'être ainsi cloué sur son banc. Mais ces discours rentrés sont devenus les Pamphlets, et nous avons gagné à ce mutisme forcé, des chefs-d'œuvre de logique et de style. Il lui manquait beaucoup des qualités matérielles de l'orateur; et pourtant sa puissance de persuasion était remarquable. Dans une des rares occasions où il prit la parole, – à propos des incompatibilités parlementaires, – au commencement de son discours il n'avait pas dix personnes de son opinion, en descendant de la tribune il avait entraîné la majorité; l'amendement était voté, sans M. Billault et la commission qui demandèrent à le reprendre, et en suspendant le vote pendant deux jours, donnèrent le temps de travailler les votes. Bastiat a défini lui-même sa ligne de conduite dans une lettre à ses électeurs: «J'ai voté, dit-il, avec la droite contre la gauche, quand il s'est agi de résister au débordement des fausses idées populaires. – J'ai voté avec la gauche contre la droite, quand les griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été méconnus.»

Mais la grande œuvre de Bastiat, à cette époque, ce fut la guerre ouverte, incessante, qu'il déclara à tous ces systèmes faux, à toute cette effervescence désordonnée d'idées, de plans, de formules creuses, de prédications bruyantes, dont le tohu-bohu nous rappela pendant quelques mois ce pays Rabelaisien où les paroles dégèlent toutes à la fois. Le socialisme, longtemps caressé par une grande partie de la littérature, se dessinait avec une effrayante audace; il y avait table rase absolue; les bases sociales étaient remises en question comme les bases politiques. Devant la phraséologie énergique et brillante de ces hommes habitués sinon à résoudre, du moins à remuer profondément les grands problèmes, les avocats-orateurs, les légistes du droit écrit, les hommes d'État des bureaux, les fortes têtes du comptoir et de la fabrique, les grands administrateurs de la routine se trouvaient impuissants, déroutés par une tactique nouvelle, interdits comme les Mexicains en face de l'artillerie de Fernand Cortès. D'autre part, les catholiques criaient à la fin du monde, enveloppant dans un même anathème l'agression et la défense, le socialisme et l'économie politique, «le vipereau et la vipère2.» Mais Bastiat était prêt depuis longtemps. Comme un savant ingénieur, il avait d'avance étudié les plans des ennemis, et contre-miné les approches en creusant plus profondément qu'eux le terrain des lois sociales. À chaque erreur, de quelque côté qu'elle vienne, il oppose un de ses petits livres: – à la doctrine Louis Blanc, Propriété et loi; à la doctrine Considérant, Propriété et spoliation; à la doctrine Leroux, Justice et fraternité; à la doctrine Proudhon, Capital et rente; au comité Mimerel, Protectionnisme et communisme; au papier-monnaie, Maudit argent; au manifeste montagnard, l'État, etc. Partout on le trouve sur la brèche, partout il éclaire et foudroie. Quel malheur et quelle honte qu'une association intelligente des défenseurs de l'ordre n'ait pas alors répandu par milliers ces petits livres à la fois si profonds et si intelligibles pour tous!

1.Voir la lettre à M. Calmètes, p. 10.
2.Donoso Cortès.
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