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Kitobni o'qish: «Vie de Henri Brulard, tome 2», sahifa 5

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CHAPITRE XXXVIII 146

Mais une fois l'art de la comédie sur ma table147, j'agitai sérieusement cette grande question: devais-je me faire compositeur d'opéras, comme Grétry? ou faiseur de comédies?

A peine je connaissais les notes (M. Mention m'avait renvoyé comme indigne de jouer du violon), mais je me disais: les notes ne sont que l'art d'écrire les idées, l'essentiel est d'en avoir. Et je croyais en avoir. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que je le crois encore aujourd'hui, et je suis souvent fâché de n'être pas parti de Paris pour être laquais de Paisiello à Naples.

Je n'ai aucun goût pour la musique purement instrumentale, la musique même de la Chapelle Sixtine et du chœur du chapitre de Saint-Pierre ne me fait aucun plaisir (rejugé ainsi le.. janvier 1836, jour de la Catedra de San-Pietro).

La seule mélodie vocale me semble le produit du génie. Un sot a beau se faire savant, il ne peut, suivant moi, trouver un beau chant, par exemple: Se amor si gode in pace (premier acte et peut-être première scène du Matrimonio segreto).

Quand un homme de génie se donne la peine d'étudier la mélodie, il arrive à la belle instrumentation du quartetto de Bianca e Faliero (de Rossini) ou du duo d'Armide, du même.

Dans les beaux temps de mon goût pour la musique, à Milan, de 1814 à 1821, quand le matin d'un opéra nouveau j'allais retirer mon libretto à la Scala, je ne pouvais m'empêcher en le lisant d'en faire toute la musique, de chanter les airs et les duos. Et oserai-je le dire? quelquefois, le soir, je trouvais ma mélodie plus noble et plus tendre que celle du maëstro.

Comme je n'avais et je n'ai absolument aucune science, aucune manière de fixer la mélodie sur un morceau de papier, pour pouvoir la corriger sans crainte d'oublier la cantilène primitive, cela était comme la première idée d'un livre qui me vient. Elle est cent fois plus intelligible qu'après l'avoir travaillée.

Mais enfin cette première idée, c'est ce qui ne se trouve jamais dans les livres des écrivains médiocres. Leurs phrases les plus fortes me semblent comme le trait de Priam, sine ictu.

Par exemple, j'ai fait, ce me semble, une charmante mélodie (et j'ai vu l'accompagnement) pour ces vers de La Fontaine (critiqués par M. Nodier comme peu pieux, mais vers 1820, sous les B[ourbon]s):

 
Un mort s'en allait tristement
S'emparer de son dernier gîte,
Un curé s'en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
 

C'est peut-être la seule mélodie que j'aie faite sur des paroles françaises. J'ai horreur de l'obligation de prononcer gî-teu, vi-teu. Le Français me semble avoir le métalent le plus marqué pour la musique.

Comme l'Italien a le métalent le plus étonnant pour la danse.

Quelquefois, disant des bêtises exprès avec moi-même, pour me faire rire, pour fournir des plaisanteries au parti contraire (que souvent je sens parfaitement en moi), je me dis: Mais comment aurais-je du talent pour la musique à la Cimarosa, étant Français?

Je réponds: par ma mère, à laquelle je ressemble, je suis peut-être de sang italien. Le Gagnoni qui se sauve à Avignon après avoir assassiné un homme en Italie, s'y maria peut-être avec la fille d'un Italien attaché au vice-légat.

Mon grand-père et ma tante Elisabeth avaient évidemment une figure italienne, le nez aquilin, etc.

Et actuellement que cinq ans de séjour continu à R[ome] m'ont fait pénétrer davantage dans la connaissance de la structure physique des Romains, je vois que mon grand-père avait exactement la taille, la tête, le nez romains.

Bien plus, mon oncle Romain Gagnon avait une tête évidemment presque Romaine, au teint près148, qu'il avait fort beau.

Je n'ai jamais vu un beau chant trouvé par un Français, les plus beaux ne s'élevant pas au-dessus du caractère grossier qui convient au chant populaire, c'est-à-dire qui doit plaire à tous; tel est:

Allons, enfants de la patrie…

de Rouget de Liste, capitaine, chant trouvé en une nuit, à Strasbourg.

Ce chant me semble extrêmement supérieur à tout ce qu'a jamais fait une tête française, mais, par son genre, nécessairement inférieur à:

Là, ci darem la mono,

Là, mi dirai di si…

de Mozart149.

J'avouerai que je ne trouve parfaitement beaux que les chants de ces deux seuls auteurs: Cimarosa et Mozart, et l'on me pendrait plutôt que de me faire dire avec sincérité lequel je préfère à l'autre.

Quand mon mauvais sort m'a fait connaître deux salons ennuyeux, c'est toujours celui d'où je sors qui me semble le plus pesant.

Quand je viens d'entendre Mozart ou Cimarosa, c'est toujours le dernier entendu qui me semble peut-être un peu préférable à l'autre.

Paisiello me semble de la piquette assez agréable et que l'on peut même rechercher et boire avec plaisir, dans les moments où l'on trouve le vin trop fort.

J'en dirai autant de quelques airs de quelques compositeurs inférieurs à Paisiello, par exemple: Senza spose non mi lasciate, signor governatore (je ne me souviens pas des vers) des Cantatrici Villane, de Fioravanti.

Le mal de cette piquette, c'est qu'au bout d'un moment on la trouve plate. Il n'en faut boire qu'un verre150.

Presque tous les auteurs sont vendus à la religion quand ils écrivent sur les races d'hommes. Le très petit nombre des gens de bonne foi confond les faits prouvés avec les suppositions. C'est quand une science commence qu'un homme qui n'en est pas, comme moi, peut hasarder d'en parler.

Je dis donc que c'est en vain qu'on demanderait à un chien de chasse l'esprit d'un barbet, ou à un barbet de faire connaître que six heures auparavant un lièvre a passé par ici.

Il peut y avoir des exceptions individuelles, mais la vérité générale c'est que le barbet et le chien de chasse ont chacun leur talent.

Il est probable qu'il en est de même des races d'hommes.

Ce qui est certain, observé par moi et par Constantin151, c'est que nous avons vu toute une société romaine ( …152, vu en 1834, je crois) qui s'occupe exclusivement de musique et qui chante fort bien les finales de la Sémiramide de Rossini et la musique la plus difficile, valser toute une soirée sur de la musique de contredanse, à la vérité mal jouée quant à la mesure. Le Romain, et même l'Italien en général, a le métalent le plus marqué pour la danse.

J'ai mis la charrue devant les bœufs, exprès pour ne pas révolter les Français de 1880, quand j'oserai leur faire lire que rien n'était égal au métalent de leurs aïeux de 1830 pour juger de la musique chantée ou l'exécuter.

Les Français sont devenus savants en ce genre depuis 1820, mais toujours barbares au fond, je n'en veux pour preuve que le succès de Robert le Diable, de Meyerbeer.

Le Français est moins insensible à la musique allemande, Mozart excepté.

Ce que les Français goûtent dans Mozart, ce n'est pas la nouveauté terrible du chant par lequel Leporello invite la statue du commandeur à souper, c'est plutôt l'accompagnement. D'ailleurs, on a dit à cet être, vaniteux avant tout et par-dessus tout, que ce duo ou trio est sublime.

Un morceau de rocher chargé de fer, que l'on aperçoit à la surface du terrain, fait penser qu'en creusant un puits et des galeries profondes on parviendra à trouver une quantité de métal satisfaisante, peut-être aussi on ne trouvera rien.

Tel j'étais pour la musique en 1799. Le hasard a fait que j'ai cherché à noter les sons de mon âme par des pages imprimées. La paresse et le manque d'occasion d'apprendre le physique, le bête de la musique, à savoir jouer du piano et noter mes idées, ont beaucoup de part à cette détermination qui eût été tout autre, si j'eusse trouvé un oncle ou une maîtresse aimant la musique. Quant à la passion, elle est restée entière.

Je ferais dix lieues à pied par la crotte, la chose que je déteste le plus au monde, pour assister à une représentation de Don Juan bien joué. Si l'on prononce un mot italien de Don Juan, sur-le-champ le souvenir tendre de la musique me revient et s'empare de moi.

Je n'ai qu'une objection, mais peu intelligible: la musique me plaît-elle comme signe, comme souvenir du bonheur de la jeunesse, ou par elle-même?

Je suis pour ce dernier avis. Don Juan me charmait avant d'entendre Bonoldi s'écrier (à la Scala, à Milan) par sa petite fenêtre:

Falle passar avanti,

Di che ci fan onore?

Mais ce sujet est délicat, j'y reviendrai quand je m'engouffrerai dans les discussions sur les arts pendant mon séjour à Milan, si passionné et, je puis dire, au total, la fleur de ma vie de 1814 à 1821.

L'air: «Tra quattro muri», chanté par Mme Festa, me plaît-il comme signe, ou par son mérite intrinsèque?

«Per te ogni mese un pajo», des Pretendenti delusi, ne me ravit-il pas comme signe?

Oui, j'avoue le signe pour ces deux derniers, aussi ne les vanté-je jamais comme des chefs-d'œuvre. Mais je ne crois pas du tout au signe pour le Matrimonio segreto, entendu soixante ou cent fois à l'Odéon par Mme Barilli; était-ce en 1803 ou 1810153?

Certainement, aucun opera d'inchiostro, aucun ouvrage de littérature, ne me fait un plaisir aussi vif que Don Juan.

La feuille quatorzième de la nouvelle édition de de Brosses, lue dernièrement, en janvier 1836, en a toutefois beaucoup approché.

Une grande preuve de mon amour pour la musique, c'est que l'opéra-comique de Feydeau m'aigrit.

Maître de la loge de ma cousine de Longueville154, je n'ai pu y subir qu'une demi-représentation. Je vais à ce théâtre tous les deux ou trois ans, vaincu par la curiosité, et j'en sors au second acte, comme le Vicomte. (Le Vicomte, indigné, sortait au second acte, aigri pour toute la soirée.)

L'opéra français m'a aigri encore plus puissamment jusqu'en 1830, et m'a encore complètement déplu en 1833, avec Moncrif et Mme Damoreau.

Je me suis étendu, puisqu'on est toujours mauvais juge des passions ou goûts qu'on a, surtout quand ces goûts sont de bonne compagnie. Il n'est pas de jeune homme affecté du faubourg Saint-Germain, comme M. de Blancmesnil, par exemple, qui ne se dise fou de la musique. Moi, j'abhorre tout ce qui est romance française. Le Panseron155 me met en fureur, il me fait haïr ce que j'aime à la passion.

La bonne musique me fait rêver avec délices à ce qui occupe mon cœur dans le moment. De là, les moments délicieux que j'ai trouvés à la Scala, de 1814 à 1821.

CHAPITRE XXXIX 156

Ce n'était rien que de loger chez M. Daru, il fallait y dîner, ce qui m'ennuyait mortellement.

La cuisine de Paris me déplaisait presque autant que son manque de montagnes, et apparemment par la même raison. Je ne savais ce que c'était que manquer d'argent. Pour ces deux raisons, rien ne me déplaisait comme ces dîners dans l'appartement exigu de M. Daru.

Comme je l'ai dit, il était situé sur la porte cochère157.

C'est dans ce salon et cette salle-à-manger que j'ai cruellement souffert, en recevant cette éducation des autres à laquelle mes parents m'avaient si judicieusement soustrait.

Le genre poli, cérémonieux, accomplissant scrupuleusement toutes les convenances, me manquant encore aujourd'hui, me glace et me réduit au silence. Pour peu que l'on y ajoute la nuance religieuse et la déclamation sur les grands principes de la morale, je suis mort.

Que l'on juge de l'effet de ce venin en janvier 1800, quand il était appliqué sur des organes tout neufs et dont l'extrême attention n'en laissait pas perdre une goutte.

J'arrivais dans le salon à cinq heures et demie; là, je frémissais en songeant à la nécessité de donner la main à Mlle Sophie ou à Mme Cambon, ou à Mme Le Brun, ou à Mme Daru elle-même, pour aller à table.

(Mme Cambon succomba peu à peu à une maladie qui, dès lors, la rendait bien jaune. Mme Le Brun est marquise en 1836; il en est de même de Mlle Sophie, devenue Mme de Baure. Nous avons perdu depuis longues années Mme Daru la mère et M. Daru le père. Mlle Pulchérie Le Brun est Mme la marquise de Brossard en 1836. MM. Pierre et Martial Daru sont morts, le premier vers 1829, le second deux ou trois ans plus tôt. Mme Le Brun = Mme la marquise de Graves, ancien ministre de la Guerre158.)

A table, placé au point H159, je ne mangeais pas un morceau qui me [plût]160. La cuisine parisienne me déplaisait souverainement, et me déplaît encore après tant d'années. Mais ce désagrément n'était rien à mon âge, je l'éprouvais bien quand je pouvais aller chez un restaurateur.

C'était la contrainte morale qui me tuait.

Ce n'était pas le sentiment de l'injustice et de la haine contre ma tante Séraphie, comme à Grenoble.

Plût à Dieu que j'en eusse été quitte pour ce genre de malheur! C'était bien pis: c'était le sentiment continu des choses que je voulais faire et auxquelles je ne pouvais atteindre.

Qu'on juge de l'étendue de mon malheur! Moi qui me croyais à la fois un Saint-Preux et un Valmont (des Liaisons Dangereuses, imitation de Clarisse, qui est devenu le bréviaire des provinciaux), moi qui, me croyant une disposition infinie à aimer et à être aimé, croyais que l'occasion seule me manquait, je me trouvais inférieur et gauche en tout dans une société que je jugeais triste et maussade; qu'aurait-ce été dans un salon aimable!

C'était donc là ce Paris que j'avais tant désiré!

Je ne conçois pas aujourd'hui comment je ne devins pas fou du 10 novembre 1799 au 20 août [1800] à peu près, que je partis pour Genève.

Je ne sais pas si, outre le dîner, je n'étais pas encore obligé d'assister au déjeuner.

Mais comment faire concevoir ma folie? Je me figurais la société uniquement et absolument par les Mémoires secrets de Duclos, les trois ou sept volumes de Saint-Simon alors publiés, et les romans.

Je n'avais vu le monde, et encore par le cou d'une bouteille, que chez madame de Montmort, l'original de la madame de Merteuil des Liaisons dangereuses. Elle était vieille maintenant, riche et boiteuse. Cela, j'en suis sûr; quant au moral, elle s'opposait à ce que l'on ne me donnât qu'une moitié de noix confite; quand j'allais chez elle au Chevallon161, elle m'en faisait toujours donner une tout entière. «Cela fait tant de peine aux enfants!» disait-elle. Voilà tout ce que j'ai vu de moral. Mme de Montmort avait loué ou acheté la maison des Drevon, jeunes gens de plaisir, intimes de mon oncle R. Gagnon, et qui s'étaient à peu près ruinés162.

Le détail original de madame de Merteuil est peut-être déplacé ici, mais j'ai voulu faire voir par l'anecdote de la noix confite ce que je connaissais du monde.

Ce n'est pas tout, il y a bien pis. Je m'imputais à honte, et presque à crime, le silence qui régnait trop souvent à la cour d'un vieux bourgeois despote et ennuyé tel qu'était M. Daru le père.

C'était là mon principal chagrin. Un homme devait être, selon moi, amoureux passionné et, en même temps, portant la joie et le mouvement dans toutes les sociétés où il se trouvait.

Et encore cette joie universelle, cet art de plaire à tous, ne devaient pas être fondés sur l'art de flatter les goûts et les faiblesses de tous, je ne me doutais pas de tout ce côté de l'art de plaire qui m'eût probablement révolté; l'amabilité que je voulais était la joie pure de Shakespeare dans ses comédies, l'amabilité qui règne à la cour du duc exilé dans la forêt des Ardennes.

Cette amabilité pure et aérienne à la cour d'un vieux préfet libertin, et ennuyé, et dévot, je crois!!!

L'absurde ne peut pas aller plus loin, mais mon malheur, quoique fondé sur l'absurde, n'en était pas moins fort réel.

Ces silences, quand j'étais dans le salon de M. Daru, me désolaient.

Qu'étais-je dans ce salon? Je n'y ouvrais pas la bouche, à ce que m'a dit depuis Mme Lebrun, marquise de Graves163. Mme la comtesse d'Ornisse164 m'a dit dernièrement que Mme Le Brun a de l'amitié pour moi; lui demander quelques éclaircissements sur la figure que je faisais dans le salon de M. Daru à cette première apparition, au commencement de 1800165.

Je mourais de contrainte, de désappointement, de mécontentement de moi-même. Qui m'eût dit que les plus grandes joies de ma vie devaient me tomber dessus cinq mois après!

Tomber est le mot propre, cela me tomba du ciel, mais toutefois cela venait de mon âme, elle était aussi ma seule ressource pendant les quatre ou cinq mois que j'habitai la chambre chez M. Daru le père.

Toutes les douleurs du salon et de la salle-à-manger disparaissaient quand, seul dans ma chambre sur les jardins, je me disais: «Dois-je me faire compositeur de musique, ou bien faire des comédies, comme Molière?»Je sentais, bien vaguement il est vrai, que je ne connaissais assez ni le monde ni moi-même pour me décider166.

J'étais distrait de ces hautes pensées par un autre problème beaucoup plus terrestre et bien autrement prenant. M. Daru, cet homme exact, ne comprenait pas pourquoi je n'entrais pas à l'Ecole polytechnique ou, si cette année était perdue, pourquoi je ne continuais pas mes études pour me présenter aux examens de la saison suivante, septembre 1800.

Ce vieillard sévère me faisait entendre avec beaucoup de politesse et de mesure qu'une explication entre nous à cet égard était nécessaire. C'étaient premièrement cette mesure et cette politesse si nouvelle pour moi, qui m'entendais appeler Monsieur par ce parent pour la première fois de ma vie, qui mettaient aux champs ma timidité et mon imagination folles167.

J'explique cela maintenant. Je voyais fort bien la question au fond, mais ces préparations polies et insolites me faisaient soupçonner des abîmes inconnus et effroyables dont je ne pourrais me tirer. Je me sentais terrifié par les façons diplomatiques de l'habile ex-préfet, auxquelles j'étais bien loin alors de pouvoir donner leurs noms propres. Tout cela me rendait incapable de soutenir mon opinion de vive voix.

L'absence complète de collège faisait de moi un enfant de dix ans pour mes rapports avec le monde. Le seul aspect d'un personnage si imposant et qui faisait trembler tout le monde chez lui, à commencer par sa femme et son fils aîné, me parlant tête-à-tête et la porte fermée, me mettait dans l'impossibilité de dire deux mots de suite. Je vois aujourd'hui que cette figure de M. Daru père, avec un œil un peu de travers, était exactement pour moi

Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.

Ne pas la voir était le plus grand bonheur qu'elle pût me donner.

Le trouble extrême chez moi détruit la mémoire. Peut-être M. Daru le père m'avait-il dit quelque chose comme: «Mon cher cousin, il conviendrait de prendre un parti d'ici à huit jours.»

Dans l'excès de ma timidité, de mon angoisse et de mon désarroi, comme on dit à Grenoble, et comme je disais alors, il me semble que j'écrivis d'avance la conversation que je voulais avoir avec M. Daru.

Je ne me rappelle qu'un seul détail de cette terrible entrevue. Je dis, en termes moins clairs:

«Mes parents me laissent à peu près le maître du parti à prendre.

– Je ne m'en aperçois que trop», répondit M. Daru, avec une intonation riche de sentiment et qui me frappa fort chez un homme si plein de mesure et d'habitudes périphrasantes et diplomatiques.

Ce mot me frappa; tout le reste est oublié.

J'étais fort content de ma chambre sur les jardins, entre les rues de Lille et de l'Université, avec un peu de vue sur la rue de Bellechasse.

La maison avait appartenu à Condorcet, dont la jolie veuve vivait alors avec M. Fauriel (aujourd'hui de l'Institut, un vrai savant, aimant la science pour elle-même, chose si rare dans ce corps).

Condorcet, pour n'être pas harcelé par le monde, avait fait faire une échelle de meunier, en bois, au moyen de laquelle il grimpait au troisième (j'étais au second), dans une chambre au-dessus de la mienne. Combien cela m'eût frappé trois mois plus tôt! Condorcet, l'auteur de cette Logique des Progrès futurs que j'avais lue avec enthousiasme deux ou trois fois!

Hélas! mon cœur était changé. Dès que j'étais seul et tranquille, et débarrassé de ma timidité, ce sentiment profond revenait:

«Paris, n'est-ce que çà?»

Cela voulait dire: Ce que j'ai tant désiré comme le souverain bien, la chose à laquelle j'ai sacrifié ma vie depuis trois ans, m'ennuie. Ce n'était pas le sacrifice de trois ans qui me touchait; malgré la peur d'entrer à l'Ecole polytechnique l'année suivante, j'aimais les mathématiques, la question terrible que je n'avais pas assez d'esprit pour voir nettement était celle-ci: Où est donc le bonheur sur la terre? Et quelquefois j'arrivais jusqu'à celle-ci: Y a-t-il un bonheur sur la terre?

N'avoir pas de montagnes perdait absolument Paris à mes yeux.

Avoir dans les jardins des arbres taillés l'achevait.

Toutefois, ce qui me fait plaisir à distinguer aujourd'hui (en 1836), je n'étais pas injuste pour le beau vert de ces arbres.

Je sentais, bien plus que je ne me le disais nettement: leur forme est pitoyable, mais quelle verdure délicieuse et formant masse, avec de charmants labyrinthes où l'imagination se promène! Ce dernier détail est d'aujourd'hui. Je sentais alors, sans trop distinguer les causes. La sagacité, qui n'a jamais été mon fort, me manquait tout-à-fait, j'étais comme un cheval ombrageux qui ne voit pas ce qui est, mais des obstacles ou périls imaginaires. Le bon, c'est que mon cœur se montait, et je marchais fièrement aux plus grands périls. Je suis encore ainsi aujourd'hui.

Plus je me promenais dans Paris, plus il me déplaisait. La famille Daru avait de grandes bontés pour moi, Mme Cambon me faisait compliment sur ma redingote à l'artiste, couleur olive, avec revers en velours.

«Elle vous va fort bien», me disait-elle.

Mme Cambon voulut bien me conduire au Musée avec une partie de la famille et un M. Gorse ou Gosse, gros garçon commun, qui lui faisait un peu la cour. Elle, mourait de mélancolie pour avoir perdu, un an auparavant, une fille unique de seize ans.

On quitta le Musée, on m'offrit une place dans le fiacre; je revins à pied dans la boue et, amadoué par la bonté de Mme Cambon, j'ai la riche idée d'entrer chez elle. Je la trouve en tête à tête avec M. Gorse.

Je sentis cependant toute l'étendue ou une partie de l'étendue de ma sottise.

«Mais pourquoi n'êtes-vous pas monté en voiture?»me disait Mme Cambon étonnée.

Je disparus au bout d'une minute. M. Gorse en dut penser de belles sur mon compte. Je devais être un singulier problème dans la famille Daru; la réponse devait varier entre: C'est un fou, et: C'est un imbécile.

146.Le chapitre XXXVIII est le chapitre XXXIII du manuscrit (fol. 619 à 635). Ecrit a Rome, du 3 au 5 février 1836. Stendhal note le 3 février: «Pluie infâme et sirocco donnant mal à la tête»; le 4 février, «pluie continue; le Tibre monte au tiers de l'inscription sous le pont Saint-Ange»; le 5 février, «vu le Tibre».
147.Mais une foie l'art de la comédie sur ma table …– Suit un plan de la chambre de Stendhal. Sa table est près de l'une des deux fenêtres.
148.au teint près …– Ms.: «Presque.»
149.Mozart.Don Juan.
150.Il n'en faut boire qu'un verre.– Une partie du fol. 626 a été laissée en blanc.
151.observé par moi et par Constantin …– Abraham Constantin, peintre sur porcelaine, ami de Stendhal, auquel est légué, dans les divers testaments de l'auteur, le manuscrit de la Vie de Henri Brulard.
152.nous avons vu toute une société romaine …– Trois noms abrégés et illisibles.
153.entendu soixante ou cent fois à l'Odéon par Mme Barilli …– Mme Barilli chantait à l'Odéon en 1810. (Note au crayon de R. Colomb.)
154.ma cousine de Longueville …– Ce nom a été rayé au crayon.
155.comme M. de Blancmesnil … Le Panseron … – Les mots Blancmesnil et Panseron ont été rayés au crayon.
156.Le chapitre XXXIX est le chapitre XXXIV du manuscrit (fol. 636 à 655). – Ecrit les 5, 7 et 29 février 1836, à Rome, puis à Cività-Vecchia. Stendhal indique lui-même au fol. 648 bis: «7 février 1836. recopié le 29 février 1836. Made de 648 à 811 du 24 février au 19 mars 1836.» Le fol. 811 est le dernier du manuscrit de la Vie de Henri Brulard.
157.il était situé sur la porte cochère.– Suit un plan de la maison Daru, à l'angle de la rue de Lille et de la rue de Bellechasse. Sur la rue de Lille, en «A, porte cochère»menant à une tour carrée. A droite, en «B, perron, ou plutôt pas de perron, escalier tournant montant au premier. Tout le premier, A C D, appartement de M. Daru, le même espace, au second, appartement de MM. Pierre et Martial Daru, ses fils.»Au fond de la cour, en «E, perron conduisant à l'escalier par lequel je montais à ma chambre». – Au fol. 638, plan de l' «appartement de M. Daru, au premier»; Stendhal s'est figuré, dans le salon, au milieu de la famille Daru. Un plan analogue se trouve encore un peu plus loin.
158.ancien ministre de la Guerre.– Stendhal explique cette longue parenthèse de la manière suivante: «Pour la clarté.»
159.A table, placé au point H …– Suit un plan de la table, avec les places respectives de M., de Mme Daru et de Stendhal.
160.je ne mangeais pas un morceau qui me plût.– Mot oublié par l'auteur en passant du fol. 640 au fol. 641.
161.j'allais chez elle au Chevallon … – Hameau de Voreppe, sur la route de Lyon à Grenoble, non loin du Fontanil, où se trouvait la maison de campagne des Gagnon.
162.qui s'étaient à peu près ruinés.– Suit un plan de la route du Fontanil au Chevallon, avec la situation respective de la «maison de Mme de Montmort»et la «chaumière, adorée par moi, de mon grand-père».
163.Mme Lebrun, marquise de Graves.– Le nom a été laissé en blanc par Stendhal. Voir ci-dessus, t. II, p. 108.
164.Mme la comtesse d'Ornisse …– La lecture de ce nom est très incertaine.
165.au commencement de 1800. – Folie de Dominique. Dates: 4 mars 1818. Commencement d'une grande phrase musicale. Piazza delle Galine. Cela n'a réellement fini que rue du Faubourg-Saint-Denis, mai 1824. Septembre 1826, San Remo. (Note de Stendhal.) – Dominique, c'est Stendhal lui-même.
166.je ne connaissais assez ni le monde ni moi-même pour me décider.– Sacrifice fait: Comtesse Sandre (8-17 février 1836). Voilà le beau de ce caractère, c'est que le sacrifice était fait au bal Alibert, du mardi 16 février, quand D[on] F[ilippo] me parla. La brouille avec moi durait depuis le bal Anglais, 8 février 1836. Je ne connais ce caractère que depuis que je l'étudié la plume à la main à 25 X 2 + √9. Je suis tellement différent de ce que j'étais il y a vingt ans qu'il me semble faire des découvertes sur un autre.
  Du 7 au 17, rien fait, ce me semble. Romanelli et Carnaval (Carnaval et d'abord grande lettre de quatorze pages serrées sur l'office Romanelli). (Note de Stendhal.)
167.ma timidité et mon imagination folles.– On lit en haut du fol. 648 bis: «7 février 1836, recopié le 29 février 1836. Made de 648 à 811 du 24 février au 19 mars 1836.» – Les feuillets 648 et 648 bis sont en effet la copie, légèrement retouchée, d'un premier feuillet 648 que Stendhal n'a pas détruit et qui se trouve incorporé au manuscrit.
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