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Choix de contes et nouvelles traduits du chinois

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Le bûcheron se tut par politesse; mais les domestiques avaient enlevé le kin, et les deux amateurs de musique, assis à la table, se mirent à boire quelques gouttes de vin. Ce fut encore Pe-Ya qui rompit le silence. «Maître, demanda-t-il, votre accent est bien celui des habitants de Tsou, mais j'ignore en quel lieu est votre noble demeure. – Tout près d'ici, répondit le bûcheron Tse-Ky, dans la montagne Niao-Ngan, au village de Tsy-Hien: c'est là qu'est ma pauvre maison. – Bien, reprit Pe-Ya, en hochant la tête, l'endroit que vous habitez est en vérité un village abondant en sages (Tsy-Hien)! mais, dites-moi, quelle est votre profession? – Je coupe du bois dans la forêt pour gagner ma vie. – Docteur Tse-Ky, s'écria de nouveau Pe-Ya, avec un sourire, l'humble magistrat ne devrait pas parler de choses qui sont au-dessus de sa sphère; mais doué d'autant de connaissances que vous l'êtes, docteur, comment ne cherchez-vous pas à obtenir une renommée, récompense des services que vous pouvez rendre? pourquoi ne cherchez-vous pas à vous élever aux rangs qui donnent accès dans le palais impérial, et à écrire vos noms sur des pages qui le fassent passer à la postérité? Sacrifier ainsi son goût au milieu des forêts et des ruisseaux, confondre ses traces avec celles des bûcherons et des bergers, c'est s'exposer à pourrir avec le tronc des arbres: j'ose désapprouver votre conduite, docteur. – Seigneur, répondit le bûcheron, je ne vous cacherai pas la vérité. J'ai chez moi de vieux parents qui n'ont point d'autre soutien que moi, car je n'ai pas de frère; ainsi il faut que j'aille exercer ma profession pour subvenir à leurs besoins quotidiens, et cela jusqu'à la fin de leur vie. Quand je devrais être élevé à l'une des trois grandes dignités de l'Empire, je ne changerais pas cette gloire pour le soin de chaque jour. Un tel exemple de piété filiale est assurément plus rare encore que les talents qui vous distinguent! dit Pe-Ya.» Puis tous les deux se mirent à vider quelques verres.

Le bûcheron ne s'était pas plus ému de ces faveurs qu'il ne s'était choqué des fiertés du grand seigneur, et comme l'estime que celui-ci avait conçue pour son hôte s'était beaucoup accrue: «Docteur, lui demanda-t-il encore, combien comptez-vous de printemps? – Déjà j'en ai laissé passer vingt-sept. – Je suis l'ainé de dix ans, reprit Pe-Ya; si le docteur Tse-Ky ne refusait pas de cimenter notre liaison par le titre de frères, je pourrais ainsi n'être point ingrat envers celui qui a conquis mon amitié en appréciant la musique! – Grand homme, objecta le bûcheron, vous vous laissez égarer. – N'avez-vous pas à la cour un nom et des titres, tandis que le coupeur de bois Tse-Ky n'est qu'un pauvre villageois d'une obscure campagne! Il y aurait pour lui de l'audace à s'élever si haut, et pour vous du déshonneur à vous abaisser si bas! – Ecoutez, ajouta Pe-Ya: des gens qui se connaissent à demi, il y en a plein l'Empire, mais des amis de cœur, le nombre en est borné; d'ailleurs si l'humble magistrat, faible grain de poussière chassé par le vent, pouvait lier amitié avec un sage distingué comme vous, il s'en féliciterait mille fois le reste de ses jours: si parce que vous êtes pauvre et d'une humble naissance, vous avez du mépris pour la fortune et la noblesse, quel homme est donc Pe-Ya à vos yeux?»

Aussitôt il ordonna à son serviteur de ranimer le feu de la cassolette, et d'y jeter de nouveau des parfums précieux; puis au milieu de la cabine, il fit huit salutations profondes devant le bûcheron qui les lui rendit: Pe-Ya étant plus âgé prit le titre de frère aîné, celui de frère cadet appartint à Tse-Ky, comme le plus jeune des deux. Du jour où deux personnages se sont unis par le lien de fraternité, pendant toute leur vie, jusqu'à la mort, cette intimité ne doit pas se démentir. Après ces cérémonies, Pe-Ya demanda le vin chaud, et ils en burent encore une coupe.

Le bûcheron céda donc la place d'honneur à son frère aîné, et sur ses instances Pe-Ya reporta au haut de la table son verre et ses bâtonnets. Déjà tous familiarisés par cette appellation amicale, ils causèrent à cœur ouvert, et cependant d'après l'ordre qu'imposait la différence d'âge. Car, on dit avec raison:

 
Quand on reçoit un hôte avec lequel on sympathise, les
sentiments de l'affection s'expriment sans réserve,
Et l'ami qui vous a connu par l'effet des sons écoute vos
paroles long-temps et avec une oreille favorable.
 

Ainsi donc ils causaient et discutaient bien et beaucoup, lorsque la lune pâlit, les étoiles diminuèrent peu à peu, et du côté de l'est parut une blanche lumière. Les mariniers se mirent à préparer les cordages des mâts et à faire toutes les dispositions pour mettre à la voile. Tse-Ky se leva donc pour prendre congé de son hôte. Mais le grand seigneur remplit une coupe, la donna au bûcheron, et saisissant sa main, il lui dit avec un soupir: «Mon sage frère cadet, pourquoi notre visite amicale s'est-elle tant prolongée? Pourquoi se séparer si tôt!»

A ces mots des larmes sortirent des yeux du bûcheron et coulèrent goutte à goutte dans sa coupe; cependant quand il eut avalé d'un trait le vin que lui avait présenté Pe-Ya, il lui renouvela ses adieux avec respect.

Tous les deux étaient déjà unis par le lien d'une amitié solide et indélébile; alors Pe-Ya prenant la parole, dit à son hôte: «Je n'ai pu vous exprimer tous mes sentiments, eh bien! je suis décidé à retenir près de moi mon sage frère cadet, afin de voyager quelques jours dans sa compagnie: cette proposition est-elle acceptée? – Hélas! répondit Tse-Ky, il n'est rien que je ne fisse pour me conformer à votre volonté, mais … tant que mon vieux père et ma vieille mère sont vivants, je ne puis m'absenter pour un long voyage! – Eh bien! ajouta Pe-Ya, puisque vos nobles parents sont dans votre illustre demeure, allez leur demander la permission de venir rendre une visite à votre frère indigne dans le pays de Tsin. De cette manière, vous pourrez exécuter ce voyage, puisqu'alors, ainsi que l'ordonne le livre des rites, vous aurez fait connaître à vos parents le lieu où vous allez.

– Je n'ose promettre légèrement, reprit le bûcheron, ni m'exposer à manquer de fidélité, selon les expressions de Lao-Tse; par un engagement téméraire je serais lié. Il me faut donc avant tout demander la permission à mes vieux parents; mais au cas où ils ne m'accorderaient pas ma demande, mon sage aîné pourrait m'attendre en vain à une si grande distance, et ce serait de la part de votre jeune frère un plus grand crime encore! – Vos paroles pleines de sens, répondit Pe-Ya, sont celles d'un sage de la plus haute vertu. L'année prochaine je reviendrai vous voir. – A quelle époque de cette prochaine année dois-je attendre l'honorable arrivée de mon sage ami? – Ecoutez, répondit Pe-Ya en comptant sur ses doigts, c'est ce matin même qu'a commencé la 2.e division de l'automne; ce jour va être le seizième du huitième mois: à cette même époque je reviendrai vous rendre ma visite. Si, passé la seconde quinzaine, vous attendez en vain jusqu'à la moitié du troisième mois d'automne l'accomplissement de mes promesses, ne me tenez plus pour un sage.»

Puis il recommanda à son domestique de bien se rappeler le nom du lieu où habitait son ami Tchong-Tse et le jour fixé pour le rendez-vous, et l'écrivit lui-même sur un portefeuille. «Puisque la chose demeure ainsi arrangée, ajouta le bûcheron, je serai au jour fixé sur le bord du fleuve Kiang à vous attendre avec respect, ne craignez pas que j'y manque. Mais l'aurore paraît déjà, et il faut que je prenne congé de mon frère.»

Pe-Ya le pria d'attendre quelques minutes encore. Il chargea son domestique d'atteindre de ses coffres deux lingots d'or, et sans prendre la peine de les envelopper, il les présenta de chaque main à son ami, en lui disant: «Ces deux petits présents pourraient-ils, faute de mieux, avoir le bonheur d'être acceptés volontiers de vos honorables parents? Deux membres de la famille des lettrés, unis comme la chair et les os, comme les fils d'une même mère, ne doivent pas dédaigner de faibles présents!»

Le bûcheron n'osait refuser; toutefois en recevant ces cadeaux il fit un profond salut d'adieu, et prit congé. En sortant de la cabine il parvint à arrêter ses larmes, ressaisit le bâton laissé à la porte, jeta sur son épaule les vêtements de travail et suspendit de nouveau la hache à sa ceinture, puis s'aidant de la main, il sauta sur la rive: Pe-Ya l'avait conduit jusqu'à la proue du bateau, et là ils se séparèrent les yeux humides.

Nous laisserons Tse-Ky retourner dans sa maison, et nous continuerons de suivre Pe-Ya, qui à l'heure convenue fit voile pour continuer son voyage d'agrément. Il n'avait plus de goût pour admirer les fleuves et les montagnes, la tristesse était dans son cœur, et son esprit restait occupé du souvenir de l'ami qui l'avait connu par le son du luth. Après quelques jours de route par eau il quitta ses bateaux et continua de voyager par terre. Dans les lieux où il passait, comme on savait que le seigneur Pe-Ya était un grand dignitaire du roi de Tsin, on se gardait bien de manquer de prévenance. On envoya donc au-devant de lui un char sur lequel il fit son entrée dans la ville capitale: là, l'envoyé rendit compte de sa mission au souverain.

Cependant le temps passe avec rapidité: l'automne, l'hiver s'étaient succédé; le printemps s'écoula aussi et l'été arriva. Toujours plein d'affection pour son ami de la montagne, Pe-Ya n'était pas un jour sans songer à lui: voyant donc la seconde moitié de l'automne approcher, il demanda au roi de Tsin un congé pour retourner dans les provinces. Cette permission lui fut accordée; et aussitôt le seigneur Pe-Ya, disposant ses bagages, partit pour recommencer la même tournée. Il fit route en suivant le cours du fleuve, et la voile était à peine hissée qu'il recommanda au patron du bateau de venir l'avertir quand on serait arrivé au lieu où l'on jette l'ancre.

 

Le hasard voulut que, précisément à la nuit du quinzième jour de l'automne, le maître de la barque vint annoncer dans la cabine qu'on était à une toute petite distance du mont Niao-Ngan. En effet, il sembla bien à Pe-Ya reconnaître le lieu où l'année précédente il avait eu l'entrevue avec le bûcheron; il donna donc l'ordre d'arrêter le bateau, et les mariniers laissant tomber dans l'eau les griffes de l'ancre, la barque fut amarrée le long du rivage.

La nuit était claire et sereine, la lune jetait furtivement à travers la cabine une lumière éclatante qui perçait le rouge treillis placé devant la porte. Pe-Ya ordonna à son domestique de rouler le store de bambou, et sortant lui-même hors de la chambre, il alla se placer sur la proue du bateau. Là, il se mit à contempler la constellation de la grande ourse, le fond des eaux, la voûte des cieux, et toute cette vaste immensité était lumineuse comme un jour brillant. Alors lui revint en mémoire la rencontre de l'année précédente, la pluie soudainement arrêtée, la lune répandant sa clarté; or, cette même nuit se reproduisait: c'était la dernière de la deuxième quinzaine du mois, époque du rendez-vous. Pe-Ya, les yeux fixés sur le rivage, s'étonnait de ce que rien ne trahissait la présence de l'ami attendu … aurait-il donc manqué à sa promesse?

Enfin, après une assez longue attente, il se dit à lui-même: «Je comprends maintenant… Sur les bords de ce grand fleuve Kiang, il passe tant de bateaux, et puis celui qui m'amène aujourd'hui n'est pas le même que celui de l'an dernier. Ainsi, comment mon jeune frère m'aurait-il reconnu? Puisque l'an dernier c'est la voix du luth qui a été émouvoir le cœur de l'ami qui m'a connu par les sons, cette nuit donc je vais jouer un air afin que mon frère l'entende, et il ne manquera pas de se présenter au rendez-vous.» Aussitôt il demanda qu'on dressât le luth sur la table à la proue du baleau; les parfums furent jetés dans la cassolette, le siège fut préparé, et Pe-Ya tirant l'instrument de son enveloppe se mit à l'accorder; mais les sons qu'il rendait étaient sombres et sans éclat, et la corde du sol vibrait avec un accent de douleur.

Pe-Ya ne voulut pas jouer davantage. «Puisque cette corde rend un son si lugubre, songea-t-il en soupirant, c'est que dans la maison de mon jeune frère, il y a du deuil! L'an dernier, je me rappelle, il a parlé de ses parents qui sont fort âgés: si ce n'est son père, peut-être ce sera sa vieille mère qu'il a perdue; lui d'ailleurs est si plein de piété filiale! il faut avant tout peser les circonstances: me manquer de parole, ce serait une bagatelle, et cela ne vaut-il pas bien mieux que de ne pas rendre à des parents les devoirs promis! Sans aucun doute les choses se sont passées ainsi, et voilà pourquoi Tse-Ky n'est pas venu. Oh! qu'il me tarde de voir arriver le jour, pour aller moi-même sur le rivage m'informer de mon frère.»

Là-dessus, Pe-Ya fit ramasser l'instrument, et lui-même il descendit dans la cabine pour dormir en attendant le jour, mais de toute la nuit il ne put fermer l'œil; il appelait l'aurore de tous ses vœux et l'aurore ne venait pas, il souhaitait le jour et les ténèbres ne se dissipaient pas. Peu à peu la lune, en se retirant, fit changer l'ombre du treillis de la porte, et avec le jour, parut le pic de la montagne. Bien vile Pe-Ya se lève et fait sa toilette; il s'enveloppe la tête dune étoffe de soie, prend des vêtements commodes, et sans autre suite que son petit domestique, qui portait l'instrument, il débarque après s'être muni d'environ vingt-cinq onces d'or. «Car, pensait-il, si mon frère garde le deuil, ce petit présent pourra lui être utile pour les frais des cérémonies funèbres.»

Descendu sur le rivage, il s'avance d'un pas lent et grave dans la direction du mont Niao-Ngan, et à peine avait-il marché pendant dix lys, qu'il débouche dans une vallée, et là il fit halte. – «Seigneur, demande alors le domestique, pourquoi s'arrêter? – Ici la montagne se divise, répondit Pe-Ya, une partie va vers le sud, l'autre vers le nord; une route suit la direction de l'est, une seconde celle du couchant: ainsi cette double montagne forme une double vallée, qui présente aussi deux grands chemins. Or, comment savoir lequel conduit au village de Tsy-Hien? il faut donc attendre qu'il passe quelqu'un qui connaisse la route, nous l'interrogerons, et sur sa réponse, nous pourrons continuer notre marche.»

Le maître se reposa donc un peu sur une pierre, tandis que le petit domestique restait debout derrière lui. Mais bientôt par la grande route qui s'ouvrait sur la droite, arriva un vieillard dont la barbe pendait comme des fils de jade, et les cheveux flottaient pareils à un tissu d'argent. Sa tête est couverte d'un bonnet d'écorce, ses vêtements sont ceux d'un campagnard; sa main droite s'appuie sur un bâton de rotin, à son bras gauche est suspendu un panier de bambou; il s'avance à pas lents.

A sa vue, Pe-Ya rajuste ses habits et s'avance pour le saluer avec respect; mais sans se troubler, sans se presser, le vieillard dépose à terre son panier avec la plus grande aisance et levant le bâton de ses deux mains, il s'incline à son tour, en disant: «Docteur, que daignez-vous ordonner? – Il y a ici deux routes, répondit Pe-Ya, et je désirerais savoir de vous laquelle conduit au village de Tsy-Hien. – Toutes les deux y conduisent, reprit le vieillard; celle de droite mène à la partie haute, et celle de gauche à la partie basse du village. On compte trente lys de distance; quand vous serez sorti de la vallée dans laquelle vous marchez maintenant! vous vous trouverez à moitié route. Par l'est, il y a quinze lys, et quinze aussi, par la route de l'ouest; mais je ne sais dans laquelle des deux parties du village, votre Seigneurie veut aller?»

Pe-Ya resta silencieux; au lieu de répondre, il songeait avec étonnement que son jeune frère, homme plein de tact et d'intelligence, lui avait indiqué sa demeure d'une manière bien peu précise. «Au jour où nous nous sommes vus, dit-il en lui-même, tu savais bien qu'il y avait deux villages distincts portant le nom de Tsy-Hien!.. Est-ce celui d'en haut, est-ce celui d'en bas?.. Pourquoi ne pas s'être mieux expliqué!» Et Pe-Ya restait dans une grande indécision.

«Docteur, reprit alors le vieillard, je vous vois plongé dans des réflexions profondes; cependant quelle que soit la route que vous adoptiez, peu importe, car il n'y a aucun intervalle entre ces deux villages, qui portent tous les deux la même dénomination. Je puis vous assurer, docteur, qu'il n'y a pas de danger que vous cherchiez long-temps.

– Eh bien! à la bonne heure,» dit Pe-Ya. Et le vieillard reprit: «Ces deux villages ensemble consistent en une vingtaine de maisons de paysans. Nous autres habitants nous vivons tous ici dans la retraite, fuyant les bruits du monde. Moi-même j'ai demeuré bien des années dans la montagne, et voilà trente ans que j'habite ces lieux. Il n'y a personne qui ne soit mon parent, pas une de ces fermes qui ne soit habitée par quelqu'un de ma famille, ou tout au moins quelqu'un de mes amis. Sans doute aussi, docteur, vous allez dans ce village pour vous informer d'une personne de votre connaissance: si vous voulez bien me dire ses noms, il est sûr que je connaîtrai sa demeure. – Je désirerais aller à la ferme d'un individu nommé Tchong, dit Pe-Ya. – Quoi! interrompit le vieillard, vous allez chez Tchong? Et qui voulez-vous voir dans cette maison? – Tse-Ky, répondit Pe-Ya.»

A ce nom de Tse-Ky, la vue du vieillard se troubla, des larmes commencèrent à couler de ses yeux, il se mit à gémir, à sangloter, et d'une voix étouffée par la douleur, il s'écria: «Tse-Ky-Tchong, c'était mon fils!.. L'an dernier, à pareil jour, il était allé couper du bois, et revenait vers le soir quand il rencontra le seigneur Pe-Ya, haut fonctionnaire de la cour du roi de Tsin: tout en conversant, ils se prirent d'amitié, et au moment de se séparer, le seigneur Pe donna à mon fils deux lingots d'or avec lesquels celui-ci acheta des livres, et se plongea dans l'étude. Moi, vieillard ignorant et dénué de connaissances, je ne sus pas l'en empêcher. Le matin il allait couper le bois et revenait bien chargé, le soir il lisait, et se fatiguait par un travail opiniâtre: ses forces ne tardèrent pas à faiblir, il devint languissant et tomba malade d'épuisement; puis au bout de quelques mois, il mourut…»

Quand il entendit ces paroles, Pe-Ya fut prêt à défaillir, des larmes s'échappèrent en torrents de ses yeux, il poussa un grand cri, et comme si les pics des montagnes se fussent, à droite et à gauche, renversés avec fracas, il s'évanouit et roula à terre. Surpris et effrayé, le vieillard arrêta ses pleurs, et soutenant Pe-Ya, il demanda au petit domestique quel personnage était son maître! – L'enfant se pencha et dit à l'oreille du vieillard: «C'est le seigneur Yu-Pe-Ya lui-même!

– Quoi! c'est le seigneur Pe-Ya, reprit vivement le vieux paysan, c'est l'ami de mon pauvre fils!» Puis il le releva, et celui-ci après avoir recouvré ses sens, resta assis sur la terre; il était suffoqué par la douleur, il frappait sa poitrine, et dans l'excès de son chagrin il s'écria: «Mon sage frère, la nuit dernière quand je jetai l'ancre, je t'accusais d'avoir manqué à ta parole: j'ignorais que tu n'étais plus qu'un esprit habitant au bord des neuf fontaines! Tu avais un talent si supérieur: pourquoi n'avoir pas vécu plus long-temps!»

Le père de Tse-Ky avait suspendu le cours de ses larmes, et quand Pe-Ya eut ainsi exprimé son chagrin, il se leva, et salua le vieillard avec la plus grande politesse, en disant: «Oserais-je donner au vénérable Tchong mon propre nom, pour perpétuer ainsi le lien de fraternité qui munissait à son fils?» – Puis interpellant alors le vieux paysan du nom de Lao-Pe, il lui demanda si le corps de son cher fils était encore dans son cercueil à la maison, ou si déjà on l'avait déposé hors de la ville, dans le cimetière.

– Ce que j'ai à vous dire sur la dernière heure de mon enfant, répondit le vieillard, ne saurait s'exprimer en peu de mots. J'étais avec sa pauvre mère, assis au chevet de son lit, lorsqu'il nous donna, avant d'expirer, les recommandations suivantes. Vivre long-temps ou mourir jeune, cela dépend du ciel; votre fils va mourir sans pouvoir remplir envers vous les devoirs d'un enfant pieux. Quand il aura rendu le dernier soupir, enterrez-le, il vous en supplie, sur les bords du Kiang, auprès du mont Niao-Ngan, afin que soit accomplie la promesse qu'il a faite naguère au seigneur Pe-Ya. – Et moi, je n'ai pas voulu mépriser les dernières volontés de mon fils: à gauche du sentier par lequel vous êtes venu, seigneur, il y a un petit tertre fraîchement élevé, et c'est sous son abri que repose Tchong-Tse-Ky. Aujourd'hui, voici le centième jour qui s'écoule depuis sa mort, j'avais pris quelques feuilles de papier doré, pour aller les brûler sur sa tombe, quand j'ai rencontré, par hasard, votre Seigneurie.

– Et bien! reprit Pe-Ya, je vous accompagnerai, mon père, je veux aller me prosterner devant le tombeau. – Puis il dit à son petit serviteur de prendre à son bras le panier que portait le vieillard, qui chemina en avant appuyé sur son bâton, pour montrer la route; derrière lui marchait le seigneur Pe-Ya, et le domestique fermait le cortège.

Tous trois ils revinrent à l'entrée de la vallée: là s'offrit à leurs regards un amas de terre fraîchement remuée, à la gauche du chemin (à gauche puisqu'ils retournaient). Pe-Ya fit un salut cérémonieux, et dit: «Mon sage frère, sur la terre vous étiez un homme éminent par vos talents et votre génie, après votre mort vous devez être un esprit immortel qui peut manifester sa puissance par des prodiges. Votre humble frère vous salue. C'est avec une sincère affection qu'il vous dit un éternel adieu.» – A ces mots la voix lui manqua, et il éclata en sanglots avec une telle violence qu'il toucha et émut les montagnes voisines. Les gens des environs sans distinction, voyageurs ou habitants, ceux qui se trouvaient éloignés comme les plus proches voisins, furent saisis de tristesse; au bruit de ses plaintes, tous accoururent pour savoir la cause de cette scène inattendue, et quand ils surent que c'était un grand dignitaire de la cour qui présentait des offrandes sur la tombe de Tse-Ky, ils se pressèrent à l'envi autour du tertre funèbre, pour être témoins de ce spectacle.

Cependant Pe-Ya ne voulait point se borner à ces cérémonies, il eût cru n'avoir pas obéi aux impulsions de son cœur: il se fit donc apporter l'instrument de musique, le plaça devant lui sur le banc de pierre qui couvrait le corps de son ami, et s'asseyant les jambes croisées devant le tertre funéraire, il joua un air tandis que les larmes coulaient sur ses joues. Tous ceux qui étaient présents eurent à peine entendu les sons aigus et vibrants du kin, qu'ils battirent des mains et se dispersèrent avec des éclats de rire.

 

«Digne vieillard, demanda Pe-Ya fort surpris, pendant que je consolais par ces notes l'ame de votre noble fils, j'étais en proie à la plus profonde douleur; pourquoi donc tous ces gens se sont-ils retirés en riant? – Ce sont des paysans qui n'entendent rien à la musique; les sons de votre luth leur ont semblé ceux d'un instrument qui exprime la joie, et voilà la cause de leur gaîté subite! – Puisqu'il en est ainsi, reprit Pe-Ya, je demanderai à mon noble père si lui-même est versé dans la connaissance de cet art? – Dans ma jeunesse, répondit le vieillard, je m'y suis beaucoup exercé, mais désormais me voilà bien âgé, j'ai passé 60 ans, mes organes s'émoussent, et mon cœur obscurci n'est plus capable de discerner clairement ce qui le toucherait.

– A l'instant même, continua Pe-Ya, j'ai improvisé quelques strophes destinées à consoler votre cher fils dans sa tombe, je vais vous les réciter, prêtez l'oreille.»

Le vieillard témoigna un grand désir d'entendre ces vers, et Pe-Ya répéta les lignes suivantes:

 
Je me rappelais que l'an dernier au printemps84
J'avais sur les bords du Kiang rencontré un sage;
Aujourd'hui je revenais pour le voir:
Mais je ne trouvai plus l'ami qui m'avait connu par la
musique,
Je ne rencontrai qu'un tertre funèbre.
Oh! douleur!.. combien mon cœur fut navré!
Oh chagrin! oh! malheur! oh! sort cruel!
Malgré moi mes larmes roulent comme des perles sur mes
joues;
J'étais venu plein de joie, et combien mon départ est
douloureux!
Au bord du Kiang s'élève un brouillard de tristesse,
Oh! Tse-Ky, oh! Tse-Ky!.. nous étions unis, par les
liens d'une amitié pure et précieuse!
Toute l'étendue des cieux ne suffirait pas à l'exprimer.
Mais cette chanson s'achève et je ne ferai plus résonner
mon luth,
Le luth destiné à chanter les vers de l'Etang Yao-Tchy:
Le luth des anciens Empereurs est mort à cause de vous!
 

Après avoir fait entendre ces vers, Pe-Ya tira de la doublure de son vêtement un couteau, l'ouvrit et coupa les cordes du luth; puis élevant l'instrument à deux mains au-dessus de la pierre sur laquelle on déposait les offrandes, il le laissa tomber avec violence: le chevalet de jade sauta en éclat, et les touches d'or furent mises en pièces.

Le vieillard tout surpris lui demanda pourquoi il brisait ainsi son luth, et voici la réponse que lui fit Pe-Ya:

 
J'ai brisé le luth, la queue du phénix est déjà froide.
Tse-Ky n'est plus… devant qui ferais-je résonner l'instrument?
Du printemps à l'automne on trouve à chaque pas des
compagnons et des amis;
Mais rencontrer un homme qui appréciât le luth, ce serait
trop difficile.
 

«Quel malheur! quelle pitié! s'écria le vieillard! – Dans quelle partie du village de Tsy-Hien habitez-vous, mon noble père? demanda Pe-Ya. – Ma pauvre demeure est dans la partie haute du village; c'est la huitième maison. Mais pourquoi sa Seigneurie m'adresse-t-elle cette question? – Mon ame est plongée dans la tristesse, continua Pe-Ya, je n'ose vous suivre dans votre demeure. J'avais apporté sur moi quelques onces d'or: daignerez-vous en accepter la moitié? l'autre part servirait à acheter quelques arpents qui encloront la tombe, afin qu'on puisse, au printemps et à l'automne, nettoyer le terrain autour du lieu où repose votre fils. De retour à la cour où m'appellent mes fonctions, je demanderai la permission de m'en aller pour toujours dans mon pays natal, et alors je reviendrai ici chercher mon noble père avec sa respectable compagne, et je les emmènerai dans mon humble demeure, où ils couleront en paix les années que le ciel leur accordera: Tse-Ky et moi, n'est-ce pas la même chose? Veuillez donc ne point me considérer comme un homme étranger à votre famille, et ne pas mépriser mon offre!»

Après ces mots, Pe-Ya présenta l'argent au vieillard, et s'inclina devant lui jusqu'à terre en fondant en larmes; le père de Tse-Ky répondit à ce salut et remercia en pleurant aussi. La moitié du jour s'était passée en épanchements prolongés, quand ils se séparèrent.

Telle est l'histoire de Yu-Pe-Ya, qui brisa son luth en disant adieu à son ami; plus tard on a composé à cette occasion les vers suivants;

 
Le lien de l'affection est puissant, l'amitié a de généreux
efforts.
Parmi les lettrés, qui pourra rappeler l'exemple de Tchong-Tse
qui connut Pe-Ya par la voix de son luth?
Si Pe-Ya n'eût pas passé à la postérité, Tse-Ky fût resté
dans l'oubli;
Mais à cause de lui, après bien des siècles, on parle encore
du luth brisé.
 
FIN
84La rencontre de Pe-Ya et du bûcheron a eu lieu, comme on l'a vu, en automne; le mot printemps est sans doute appelé par la rime du vers suivant: Tchun printemps, et Kun sage.