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Les français au pôle Nord

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XII

Bruit étrange. – Manqué! – Pompon. – Chien gras et matelots maigres. – Découverte stupéfiante. – Ce que le Parisien appelle une carrière à viande. – A quoi Pompon a employé ses loisirs. – Le premier pot-au-feu. – Enfouis dans les stratifications paléocrystiques. – Les stellères. – Espèce éteinte. – La dérive. – En vue du cap Tchéliouskine. – Ovations. —Gallia victrix!

Le 31 mai, le dégel continue avec intensité. Le thermomètre est à +2°. Le soleil est radieux, l'azur du ciel splendide. Les hommes, prostrés douloureusement sous les iglous suintants et près de s'effondrer, mâchonnent leurs fourrures et apparaissent tout hâves, la peau noirâtre, charbonnée, laissant deviner les os du squelette.

Les malades ne font plus que haleter, rongés de fièvre, et occupés machinalement à recueillir, avec leurs lèvres tuméfiées, l'eau douce qui suinte le long de la paroi de l'iglou.

Leurs souffrances paraissent infiniment moins vives que celles des plus valides terrassés en pleine vigueur par la famine.

Un souffle rauque, multiple, entrecoupé comme celui qu'on entend dans les ambulances ou les salles d'hôpital, et qu'un gémissement traverse parfois, emplit les huttes croulantes.

Pour quelques-uns, l'agonie va commencer.

… Est-ce une illusion, un de ces bruits factices produits par la fièvre?.. Il semble au capitaine allongé la tête au soleil, au dehors de l'iglou, qu'il entend, au loin, comme un hurlement affaibli par l'éloignement.

Un fauve… peut-être un ours!

Il n'y a pas d'erreur possible. Le bruit se rapproche, accompagné d'un galop rendu perceptible par la sonorité de la glace.

Le capitaine affaibli, se soutenant à peine, se lève en trébuchant et crie d'une voix rauque:

– Alerte!.. aux armes!..

Le hurlement retentit plus près encore et frappe l'oreille de Dumas, qui saisit sa carabine.

Le lieutenant Vasseur et le Parisien avec un des Basques s'arment aussi, galvanisés par l'approche de cet animal, qui vient s'offrir à leurs coups.

Et chose, étonnante, montrant quels prodigieux ressorts possède la machine humaine, combien aussi est puissante la réaction du moral sur le physique, ces hommes, qui tout à l'heure pouvaient à peine se tenir debout, s'élancent hors de l'iglou, l'arme en arrêt, prêts à faire feu.

Au lieu d'un ours, ils aperçoivent, courant éperdument, un quadrupède de moyenne taille, plutôt petit que gros, singulièrement agile, et d'une couleur brune qui tranche fortement sur la neige aux trois quarts fondue.

L'animal se dirige vers les iglous en continuant ses cris, comparables à ceux d'un chien courant qui donne de la voix sur une piste.

A deux cents mètres environ, Dumas ajuste et fait feu.

Pour la première fois l'infaillible tireur, exténué par l'effroyable jeûne et brisé par la fièvre, manque son but.

La balle frappe non loin de l'animal et fait voler un éclat de glace.

Le lieutenant met en joue à son tour et manque également la bête qui pousse un long hurlement, et accourt de plus belle, en dépit des balles qui sifflent près d'elle et des coups de feu qui retentissent.

Dumas recharge son arme en un clin d'œil et jure, furieux de sa maladresse.

Mais le Parisien, dont la figure prend en un moment une expression d'étonnement et de joie indicibles, relève la carabine et s'écrie:

– Pompon!.. mon pauvre chien…

A ce mot proféré, par une voix bien connue, l'animal qui n'est plus qu'à une centaine de mètres s'élance, franchit en quelques bonds flaques et fondrières, accourt, jappant, éperdu, la langue pendante, fou de joie et se jette sur son ancien maître qu'il étouffe de caresses.

– Pompon!.. mon toutou!.. ma bonne bête, c'est donc toi, dit le jeune homme qui rit et pleure tout à la fois, pendant que le chien, jappant toujours, sautille de l'un à l'autre, puis retourne à son maître.

– Pécaïré! grogne Dumas attendri, quelle fichue idée il a eue de revenir, le pauvre…

«J'aurais mieux aimé un ours… Parce qu'un ours, il pèse huit cents kilos… et que ce mouçeron… il ne pèse pas cinquante livres…

«Et puis, ça va me çavirer de le tuer…

– Tuer Pompon!.. jamais de la vie, s'écrie Plume-au-Vent indigné en saisissant le chien qui se blottit dans ses bras et lui lèche la figure.

– Il y a des malades qui agonisent, reprend doucement Dumas…

– Mais tu ne vois donc pas que Pompon est gras à lard…

– Oh! si… reprend le cuisinier d'un ton plein, de commisération.

«Trop gras, le pauvret!..

– S'il est si gras que ça, après nous avoir quittés depuis tantôt dix-sept jours, c'est qu'il a mangé.

– Cela me paraît juste, interrompt le lieutenant.

– Et s'il a mangé plus qu'à sa faim pour être en pareil état, reprend le Parisien, c'est qu'il a trouvé des vivres, ou qu'on lui en a donné.

Le capitaine s'est approché pendant ce rapide colloque, aussi vite que le lui permettaient ses jambes débilitées par un jeûne atroce.

– Tu as raison, garçon, dit-il à Plume-au-Vent.

«Et ton chien, guidé par son instinct et son amitié, n'est certainement pas revenu sans motif.

«Qui sait s'il ne nous apporte pas le salut!»

Cependant, le chien après avoir équitablement réparti ses caresses entre ses amis, pénètre dans les iglous, flaire les sacs, cherche, furette partout et ressort aussitôt.

– Il s'assure que personne ne manque à l'appel, continue Plume-au-Vent.

Sa ronde finie, le chien semble réfléchir, puis voyant que son maître ne lui donne pas une de ces petites friandises dont il était si généreux, même au temps de la plus dure détresse, prend son parti.

Il s'assied gravement sur son derrière, et pousse les deux ou trois cris qu'il lançait quand on lui demandait s'il avait faim.

– Ouap!.. ouap!..

Puis après cette pantomime que le Parisien croit comprendre, l'intelligent animal enfile résolument la piste suivie pour venir aux iglous, et se retourne fréquemment pour voir si on l'accompagne.

– Lieutenant Vasseur, prenez avec vous Jean Itourria, Dumas et le Parisien, et suivez le chien…

– A vos ordres, capitaine, et puissions-nous revenir avec des secours.

«En route, camarades!

– Attendez encore un moment, reprend le capitaine qui, malgré sa prostration, conserve un sang-froid surprenant.

«Emmenez le dernier traîneau, et chargez-le avec une fourrure, un sac à dormir, vos armes, le digesteur qui nous est inutile faute de combustible, une hache, une scie et un couteau à glace.

«Chaussez vos bottes esquimaudes indispensables par ce temps de dégel, et partagez ce qui reste de tabac.

«Maintenant, une bonne poignée de main.

«Partez, mes amis, et n'oubliez pas que vous avez notre vie entre vos mains.»

Le chien qui précède la petite troupe, gambade et tient la tête. Il s'avance vers le Nord-Est, sans dévier d'une ligne et en suivant imperturbablement sa piste qui apparaît par place sur la neige à demi fondue.

Alors surtout les quatre compagnons constatent combien le capitaine a eu raison de leur faire emmener le traîneau qui ne pèse rien, ne retarde en aucune façon leur marche et transporte un matériel indispensable, sous le fardeau duquel eût succombé leur faiblesse.

La plus légère impulsion suffit à le faire avancer, car la voie est presque horizontale et assez praticable. Bien plus, quand l'un d'eux est fatigué, il peut, sans ajouter une surcharge notable, monter sur le traîneau, se reposer à l'aise, et récupérer de nouvelles forces.

Du Nord-Est, leur direction se modifie bientôt pour obliquer vers le Nord. Puis le chien, de plus en plus joyeux à mesure que le chemin parcouru augmente, se dirige franchement vers des collines de glace marquant le rebord occidental de la banquise paléocrystique.

Du reste, il n'y a pas d'erreur possible, tant les floebergs vert clair de la vieille muraille de glace tranchent avec les hummocks de formation plus récente, et presque incolores.

Les quatre compagnons marchent depuis six heures et n'avancent plus qu'au prix d'efforts surhumains.

– Courage! semble leur crier le chien qui hâte le pas, va en avant, revient en galopant et aboie comme pour les stimuler.

– Où diable! nous mène-t-il? ne cessent de répéter le lieutenant, le Basque et le Provençal.

– Là où il y a de quoi boulotter, soyez-en certains, répond invariablement le Parisien.

«Rappelez-vous comme il a eu tôt fait le tour de nos cabanes de neige, puis repiqué vers son mystérieux garde-manger, en voyant qu'il n'y avait rien à regratter chez nous.

«C'est un malin, que mon camarade Pompon.

Brusquement le chien qui vient de s'engager dans un sentier abrupt, impraticable au traîneau, disparaît entre des amas rocheux de glace bizarrement superposés.

Il revient bientôt tenant dans sa gueule un morceau d'une substance brunâtre, irrégulière, compacte, semblable à un copeau et dans laquelle sont profondément implantés ses crocs.

Plume-au-Vent s'empare de l'objet, en casse un fragment, sans difficulté, le porte à sa bouche, le croque, et s'écrie avec un intraduisible mouvement de stupeur comique:

– Mais cent douzaines de pétards de Brest… c'est de la viande gelée!..

– Pas possible!

– Goûtez plutôt, lieutenant, et toi aussi, cuisinier, et dis-moi si c'est pas là de la vraie bidoche, comme celle que nous conservions l'hiver.

– Ma parole, c'est vrai! s'écrie le lieutenant tout joyeux.

– Bon pour la marmite! opine gravement Dumas.

– Et même tout cru!.. apprêté à la glace, renchérit le Basque, la joue dilatée par un morceau qu'il broie avec délices.

– Brave toutou! qui nous conduit à sa soute aux vivres! reprend Plume-au-Vent attendri.

Pompon, voyant le bon accueil fait par ses amis à ce premier morceau, est retourné. Ceux-ci lui emboîtent le pas et arrivent bientôt à une fissure profonde qui lézarde la base d'un floeberg colossal.

 

Le chien, occupé à gratter avec ses pattes la neige à demi fondue mêlée à la glace, retrouve une ouverture circulaire, large comme un tonneau, s'y engage, gratte de plus belle, et revient avec un nouveau bloc tellement gros qu'il peut à peine le traîner.

– Diable m'emporte! s'écrie joyeusement le Parisien, c'est une mine de viande, une carrière de Liebig… un Frigorifique à l'état de nature.

Le lieutenant, armé d'un couteau à glace, et Dumas d'une hache, découvrent le bord de la fissure, reconnaissent qu'elle s'étend sur un espace de plus de cent mètres, et que la même substance brune, cassante, à contexture de fibre musculaire, et surtout à saveur exquise de viande l'emplit sur une profondeur considérable.

Tout en travaillant, ils croquent à belles dents cette chair durcie par le froid, mais qui se ramollit très vite à la chaleur de la bouche et n'est pas coriace comme on pourrait le croire.

– Si nous faisions cuire un pot-au-feu, propose le Parisien la bouche pleine.

– Pas d'alcool! interrompit Dumas qui mastique avec fureur.

– Mais il y a là des tonnes de graisse! qui empêche d'alimenter la lampe avec cette graisse dans laquelle il n'y a qu'à planter, en guise de mèche, quelques pincées du poil de nos fourrures?

– Faites bouillir le pot-au-feu si bon vous semble, dit le lieutenant, mais chargeons au plus vite le traîneau, et retournons en hâte là-bas, près des camarades qui meurent de faim.

– Une idée, lieutenant, propose le Parisien.

«Comme nous voici déjà retapés à peu près, surtout quand nous aurons siroté chacun un quart de cette belle huile qui commence à couler, si nous mettions le pot-au-feu sur le traîneau, de façon à procurer en arrivant aux camarades la soupe et la bidoche toutes chaudes et prêtes à être boulottées.

– Adopté! répond l'officier qui empile sur le traîneau des blocs de viande et de suif concrétés.»

La restauration des hommes, le chargement du véhicule n'ont pas duré une heure.

Le lieutenant demande aux marins s'ils se sentent assez forts pour retourner au campement sans prendre de repos.

Fatigués!.. Allons donc!.. ils sont bien repus, la carrière de viande leur semble inépuisable, la joie d'une semblable trouvaille, l'intervention merveilleuse de Pompon, tout cela, comme le dit le Parisien, leur a si bien remis le cœur à l'épaule qu'ils ne demandent qu'à partir.

Les voici bientôt en route, poussant vivement le traîneau chargé à en craquer de viande glacée, et sur lequel trône, comme une divinité, le digesteur chauffé à la graisse et embaumant le pot-au-feu.

Tout en cheminant, ils cassent un morceau de chair, le sucent et le grignotent avec la sensualité de gens qui vivent depuis si longtemps avec la fringale au ventre, et se livrent aux commentaires les plus extravagants sur l'origine de cette trouvaille en elle-même invraisemblable.

Ils arrivent aux iglous après une course ininterrompue de douze heures, époumonnés, trempés de sueur, à bout de force, mais radieux comme il convient à des hommes apportant le salut à des frères d'infortune.

Il est temps, d'ailleurs, grand temps. Quelques heures plus tard, de nouveaux et cruels vides creusaient les rangs de l'équipage.

Les malades n'ont plus que le souffle, et quelques-uns, parmi ceux que le scorbut n'a pas atteints, délirent.

La faim est une maladie qui, fort heureusement, guérit très vite, et son unique remède opère instantanément.

Le Parisien a émis une idée vraiment triomphante, en profitant du retour pour faire bouillir le digesteur plein de viande et de neige.

Le potage n'a ni sel ni condiments, mais il embaume l'osmazôme, comme l'affirme le docteur en humant le bouillon dont la saveur délicieuse emplit les huttes.

Ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas, les affamés réclament les aliments avec une avidité qui leur serait fatale si on leur obéissait.

Mais le docteur, qui, lui aussi, renaît à la vie, réglemente la distribution, afin de ne pas surcharger ces estomacs débilités par un long jeûne, et empêcher des congestions mortelles.

Au potage dosé convenablement, succède la viande administrée par rations successives; puis un sommeil bienfaisant, accompagné d'un peu de moiteur, engourdit pour quelques heures et les affamés et leur pourvoyeurs éreintés.

Quelques abois retentissants éveillent l'équipage. Pompon est là, triomphateur modeste et affectueux, réclamant pour le service rendu à ses maîtres une simple caresse, un mot d'amitié.

Jusqu'alors, nul n'a compris, dans l'incohérence de la fièvre et la souffrance atroce de la faim, comment et pourquoi le lieutenant Vasseur, Jean Itourria, Dumas et Plume-au-Vent, partis aux trois quarts morts, avec Pompon pour guide, revenaient avec vingt-cinq litres de bouillon, dix livres de viande cuite, et cent cinquante kilos de chair conservée par le froid.

On a avalé comme des animaux qui se repaissent, sans même entendre les explications de Plume-au-Vent, l'incorrigible bavard qui parle de viande fossile, de mine de viande, et embrouille la question au point de la rendre absolument incompréhensible.

Le lieutenant, plus ferré en manœuvre qu'en histoire naturelle, constate simplement le résultat, et affirme qu'il y a là-bas, dans l'épaisseur de la banquise, de la viande glacée pour nourrir un millier d'hommes pendant un an.

Le capitaine et le docteur, trop faibles encore pour examiner les échantillons rapportés, se contentent de sourire aux propos inouïs tenus par le Parisien aux matelots, notamment à Nick dit Bigorneau, Courapied dit Marche-à-Terre et Constant Guignard.

Grâce à l'instinct et à l'attachement de Pompon, l'abondance est revenue au misérable logis. L'expédition est abondamment pourvue de viande et de graisse; avec cela, on vit confortablement.

Quant au pourquoi et au comment de ce prodige, peut-être pourra-t-on l'expliquer scientifiquement aussitôt qu'on aura rallié la mine de viande.

Trente-six heures après, tout le monde était sur pied, même les scorbutiques.

Par un temps superbe, une température de +2° qui semble un printemps à des gens ayant supporté −50°, il fait bon cheminer sur une glace à peu près unie, vers la mystérieuse réserve que les propos des quatre visiteurs représentent comme inépuisable.

Les iglous, ou plutôt les ruines croulantes et ruisselantes indiquant à peine la place où fut le campement, sont définitivement abandonnés et, l'équipage tout entier s'avance, précédé de Pompon, tout fier de ses attributions de guide.

Les moins vigoureux sont couchés dans l'embarcation hissée sur le traîneau. Les plus solides poussent le véhicule qui glisse au milieu des flaques et sur les résidus de neige en fusion.

Un peu de gaîté semble revenue aux pauvres matelots si rudement éprouvés, car la famine est vaincue et l'espérance d'un lendemain assuré fait éclore comme un vague sourire sur ces visages que l'horrible scorbut et les tortures de la faim ont rendus méconnaissables.

De vrais squelettes ambulants, avec leur peau jaunâtre, parcheminée, collée aux os, leurs nez pincés, exsangues, et leurs bouches encore contractées par un rictus d'agonie.

N'étaient leurs yeux aux paupières flétries, charbonnées, luisant comme des escarboucles au fond des orbites, on dirait une procession macabre de fantômes d'explorateurs polaires, de damnés errant sans trêve à travers l'enfer de glace.

Le traîneau poussé d'une part, tiraillé de l'autre avec des ceintures de flanelle en guise de bricole, – les harnais en cuir de phoque ont été dévorés – avance cahin-caha, sans trop d'embardées, avec son chargement.

Une halte réparatrice de deux heures, un morceau de viande à moitié cuite, un quart de bouillon, et, friandise fort appréciée, une vaste lampée de graisse à l'état d'huile, amènent sur toutes ces faces de carême une expression de joyeuse humeur.

Il suffit de dix heures pour conduire, avec le traîneau, le matériel et les malades au colossal et mystérieux garde-manger dénommé par le Parisien la «carrière à viande».

Une nouvelle et plus complète inspection prouve que non seulement les premiers visiteurs n'ont pas exagéré la richesse de cet étrange gisement, mais encore que leur évaluation est bien au-dessous de la vérité. Deux ou trois lézardes, longues de cent mètres au moins, s'étendent à la base de plusieurs collines paléocrystiques, et s'enfoncent, à des profondeurs insondables, comme certains filons de tel ou tel minerai.

Il y a là de quoi subvenir au besoin d'une armée, tant est prodigieusement innombrable cet entassement de cadavres d'animaux empilés et gelés à fond, depuis une époque impossible à déterminer.

L'essentiel est qu'ils sont, grâce au froid, cet incomparable embaumeur, dans un état de conservation absolue, et qu'ils possèdent, comme au premier jour, toutes leurs qualités nutritives, toute leur saveur.

La tente ayant été emportée par la tempête, le capitaine fait creuser, à l'abri du vent du midi, et en pleine glace, une caverne spacieuse où les hommes, grâce à leurs fourrures et à leurs sacs à dormir, seront à merveille.

La mine de viande est à deux pas, il suffit de se baisser et d'en prendre à satiété.

Le docteur, de plus en plus intrigué à mesure que les forces lui reviennent grâce à l'ingestion de cette chair savoureuse, cherche avec la curiosité d'un savant, et la ténacité d'un homme obsédé bientôt de loisirs, le mot de cette énigme, et trouve enfin une solution à peu près satisfaisante.

D'abord, la détermination des animaux. Ils appartiennent tous à la même espèce, et, chose curieuse, à une espèce disparue depuis plus de soixante-dix ans.

Leur système dentaire fournit de prime abord une indication très précieuse, en ce sens qu'il est particulier à un animal très bien étudié en 1751 par le fameux naturaliste allemand Steller.

Les mâchoires, examinées par le docteur, portent seulement quatre dents, d'énormes molaires disposées deux en bas et deux en haut, avec une couronne très large, aplatie, sillonnée sur la table, de lames d'émail formant zigzags et chevrons brisés, comme les rainures d'une meule.

Ce système dentaire et l'épiderme réellement extraordinaire de ces bêtes lui font reconnaître le Stellère, appelé aussi Rhytina borealis, Manatus Stellerii, Stellerus borealis, etc., mammifère de l'ordre des cétacés, famille des herbivores.

L'épiderme est une sorte d'écorce rugueuse, épaisse de trois centimètres, composée de fibres et de tubes perpendiculaires à la peau et d'une extrême dureté.

Les stellères, dont les dimensions atteignent de trois mètres et demi à quatre mètres, pèsent environ trois mille kilogrammes, et portent des moustaches blanches de poils rigides longs de quinze à vingt centimètres.

Steller, qui les découvrit aux environs du Kamtchatka, assure qu'ils sont absolument inoffensifs, que leur chair est savoureuse et leur capture facile. Toutes choses suffisantes pour les rendre l'objet d'une poursuite acharnée, et produire leur anéantissement. De telle façon que, comme il a été dit ci-dessus, il n'en a pas été rencontré un seul depuis soixante-dix ans.

… D'où viennent ces centaines, ces milliers de cadavres de cétacés, empilés en un banc compact sous les assises de la vieille banquise paléocrystique! Quel cataclysme les a pris en pleine vie pour les rouler ainsi en troupe innombrable, les asphyxier en masse, les geler à fond dans leur fosse gigantesque et les ensevelir sous des milliers de quintaux de glace!

Pendant combien d'années, peut-être de siècles, l'indestructible banquise a-t-elle ainsi entraîné dans sa masse et fait errer au hasard des vents ou des courants ces gisements prodigieux, jusqu'au jour où la tempête les mit partiellement à découvert, et où l'instinct d'un chien famélique sut en tirer parti!

Autant demander comment et depuis combien de temps est mort le mammouth découvert en 1804 aux bouches de la Léna, et dont les Yakoutes, avec leurs chiens, dévorèrent les débris pendant deux ans!

Bien abrités dans la caverne de glace qui leur procure une habitation convenable, bien repus de viande et de graisse qui leur fournissent un aliment complet, satisfaits des explications et des hypothèses par lesquelles le docteur s'emploie à satisfaire leur curiosité, heureux de renaître chaque jour à la vie, quoique privés cependant de choses bien indispensables, les membres de l'expédition française voient l'été venir et attendent avec lui une débâcle possible.

Du reste, la perspective d'un second hivernage ne les effraierait pas outre mesure, puisque avec le couvert ils possèdent une surabondance de vivres telle qu'une ville entière pourrait s'alimenter au gisement des stellères.

 

Mais la vieille Isis polaire, après leur avoir fait payer assez cher la violation de son empire, en a décidé autrement.

La tempête qui a lézardé les collines de glace ou sont enfouis et conservés les cétacés, a détaché probablement de la banquise un fragment énorme sur lequel se trouvent les matelots et leur colossal approvisionnement.

Le capitaine s'en aperçoit à une particularité qui le comble de joie. La lourde carapace de glace, qui jadis décrivait un lent mouvement giratoire autour du Pôle, se met à dériver infiniment plus vite dans une direction presque rectiligne.

Elle descend vers les terres moscovites avec une rapidité atteignant et dépassant parfois celle de douze et quinze kilomètres par vingt-quatre heures.

… Trois lieues à trois lieues et demi, c'est peu sans doute. Mais cette singulière translation ayant duré pendant les mois de juin, juillet, août et septembre sans interruption, des terres apparurent enfin aux yeux des Français qui, sans se mouvoir, avaient ainsi parcouru environ treize à quatorze cents kilomètres.

Ces terres étaient celles du cap Tchéliouskine, situé par 77° 30′ de latitude Nord, et 102° 30′ de longitude Est.

Mais ce n'était pas tout de voir et même de toucher le sol russe. Le cap Tchéliouskine est éloigné, à vol d'oiseau, d'environ quatre-vingt-dix degrés de Pétersbourg, soit dix mille kilomètres ou deux mille cinq cents lieues! vingt-quatre degrés au moins, c'est-à-dire deux mille six cents kilomètres le séparent d'Irkoustk, chef-lieu du gouvernement de la Sibérie orientale.

Et l'hiver, en octobre, arrive à grands pas, sous cette latitude.

Seront-ils forcés de passer encore de longs mois sur le sol glacé de la toundra sibérienne, en attendant le printemps prochain. Devront-ils endurer un froid non moins rigoureux que celui du Pôle sur ces terres aussi désertes et désolées que celles où agonisèrent les compagnons de Greely, et succombèrent, hélas! ceux du capitaine de Long!

Leur bonne étoile leur fit apercevoir de loin une troupe d'hommes occupés à pêcher les phoques, assez nombreux dans une petite anse bien abritée contre les vents du large.

Ils abandonnèrent aussitôt l'immense glaçon flottant qu'une course aussi longue, sous le pâle soleil boréal, n'avait pas sensiblement diminué. Ils s'embarquèrent dans la chaloupe conservée précieusement sous un abri de glace, et abordèrent près des hommes stupéfaits.

C'étaient des pêcheurs Toungouses qui s'approvisionnaient pour la saison froide, et se préparaient à aller hiverner dans l'intérieur des terres, au village ou ostrog de Tagaïska, distant de quelque cinq cents kilomètres.

Les Toungouses leur offrirent la plus généreuse hospitalité, les pourvurent abondamment et, quand la saison du traînage fut arrivée, les emmenèrent avec eux à l'Ostrog.

A Tagaïska, situé au centre de la presqu'île de Taïmyr, le capitaine d'Ambrieux trouva, malgré l'effroyable désolation du lieu, des traîneaux, des chiens et des conducteurs.

Il put faire conduire son équipage à Schdanowski, sur la rivière Katanga, où il y a, jusqu'à l'hiver, un petit poste de cosaques commandé par un officier.

L'officier était à la veille de partir avec ses hommes pour la ville de Touroukansk, une misérable bourgade comptant à peine cinq cents habitants, et située sur l'Yenisseï, à neuf cents kilomètres environ de Schdanowski.

A Touroukansk commence la civilisation. Il y a quelques employés chargés d'administrer un district trois fois grand comme la France et peuplé de deux mille cinq cents habitants, la plupart Toungouses, Samoyèdes, Ostiaks et Yakoutes.

Mais la ville est du moins reliée tant bien que mal, plutôt mal que bien, à Yenisseï et à Krasnoïarsk par une route, ou plutôt une vague piste côtoyant la rive gauche du fleuve.

Ils s'arrêtèrent à peine à Touroukansk et arrivèrent, fin novembre, et par un froid terrible, à Krasnoïarsk qui communique télégraphiquement avec Pétersbourg et où passe la grande route, on pourrait dire l'unique route sibérienne, la Vladimirka.

Informé de leur arrivée, le gouvernement moscovite s'empressa de mettre à la disposition du capitaine un crédit considérable et les moyens de transport les plus rapides et les plus confortables.

Le 5 janvier 1889, l'équipage de la Gallia et son commandant arrivaient à Pétersbourg au milieu d'un enthousiasme indescriptible.

On était alors en pleine réaction anti-allemande; des bruits de guerre circulaient, et chacun parmi les sujets du Tzar était heureux de cette première et pacifique victoire d'un Français sur l'ennemi commun.

Aussi, les fêtes données aux conquérants du pôle Nord eurent-elles un éclat d'autant plus vif, que les Russes, ces incomparables metteurs en scène, faisaient de ce grand événement scientifique une affaire de nationalité. Ils trouvaient là une occasion de manifester leurs sentiments et certes, jamais depuis longtemps, démonstration ne fut plus flatteuse ni plus spontanée, ni plus complète.

On se souvient, à ce propos, de Sériakoff, ce voyageur russe, qui, au début de ce récit, fut jusqu'à un certain point la cause occasionnelle de l'expédition polaire.

Apprenant par les journaux l'arrivée des explorateurs français à Pétersbourg, il accourt, saute au cou du capitaine avec l'exubérance de son tempérament slave et s'écrie, tout d'une haleine:

– Victoire, mon cher d'Ambrieux!.. Victoire sur toute la ligne.

«J'arrive de Londres… votre succès inouï, renversant, inespéré, a mis les cervelles à l'envers.

«Les Anglais sont enthousiasmés, et Dieu sait si John Bull a l'enthousiasme facile, pour ce qui n'est pas anglais.

«Mais, voilà! on se souvient que le projet de découvrir le Pôle est éclos là-bas, et on s'en fait gloire…

«Du reste, vous y avez des amis… de vrais gentlemen qui sont ravis sans la moindre arrière-pensée.

«… Bref! vous êtes le héros du jour… tant et si bien que la Société royale vous désigne d'emblée pour son lauréat!

«Oui, mon cher, il faut vous résoudre au rôle de triomphateur… en Angleterre, sans compter les ovations que vous recevrez dans votre patrie.

«J'ajouterai même, en homme bien informé, que par une attention, ma foi très délicate, la Société doit vous offrir une médaille commémorative dont l'exécution est déjà confiée au plus habile artiste du royaume…

«Et c'est très bien… Mais ce qui est mieux encore, ce sont les deux mots qu'elle portera en exergue… deux mots qui, tout en consacrant la victoire d'aujourd'hui, sont, je le souhaite ardemment, un pronostic pour l'avenir…

– Et ces mots sont?.. demande enfin le capitaine qui jusqu'alors n'a pu placer une parole.

– … Gallia Victrix!..