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Lettres à Madame Viardot

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IV

Paris, 14 décembre 1847.

Bravo, Madame, bravo, evviva! Je ne puis commencer ma lettre autrement. Encore une grande victoire! Vous avez fait à Dresde et à Hambourg ce que la Diète vient de faire contre le Sonder-Bund: après avoir enfoncé les ailes, vous allez mettre le centre (Berlin) en pleine déroute. Et puis vous irez, comme César, à la conquête de la Grande-Bretagne. (Tudieu! quel ton épique!) Vous nous avez fait aussi beaucoup de plaisir en nous racontant votre voyage de Berlin à Hambourg. En général, ce qu'il y a surtout de charmant dans les lettres que vous écrivez à madame votre mère – ce sont les détails que vous nous donnez… les détails, mais c'est le coloris, la lumière du tableau. – Ne nous envoyez pas de simples dessins ou des grisailles – chacune de vos lettres est relue une dizaine de fois – toujours deux fois de suite à haute voix. (C'est moi qui fais l'office de lecteur). Et puis, après l'avoir dévorée en bloc, on se met à l'éplucher par-ci par-là; l'appétit revient en mangeant, et on recommence. Je ne puis vous cacher que vous faites des fautes d'orthographe en espagnol! mais ce n'est qu'un charme de plus…

A propos, il y a encore une chose dans vos lettres qui nous rend bien contents: c'est de voir que vous vous portez bien (je crache trois fois20). Aussi – ne fût-ce que par émulation – nous nous portons, tous tant que nous sommes, à merveille… Ce que c'est que l'émulation!

Je regrette de me voir forcé de vous le dire, Madame, mais cette fois-ci je n'ai absolument aucune nouvelle intéressante à vous communiquer.

Toute cette semaine, je ne suis presque pas sorti de chez moi; j'ai travaillé à force; jamais les idées ne m'étaient venues si abondamment; elles se présentaient par douzaines. Je me faisais l'effet d'un pauvre diable d'aubergiste de petite ville qui se voit tout à coup assailli par une avalanche de visiteurs; il finit par perdre la tête et ne plus savoir où loger son monde.

Avant-hier, j'ai lu une des choses que je venais de terminer à deux amis russes; ces messieurs ont ri à se tordre… Ça me faisait un effet extrêmement étrange et fort agréable… Décidément je ne me savais pas si drôle que ça – et puis il ne suffit pas de terminer une chose, il faut la copier (voilà une corvée!) et l'expédier. Aussi les éditeurs de ma Revue vont-ils ouvrir de grands yeux en recevant coup sur coup des gros paquets de lettres! J'espère qu'ils en seront contents. Je prie très humblement mon bon ange (tout le monde en a un, à ce qu'on dit) de continuer à m'être favorable – et je vais continuer de mon côté à abattre de la besogne. C'est une excellente chose que le travail.

Écoutez, Madame: si après la réception de cette lettre, vous avez encore à chanter le Barbier, intercalez-y l'air de Balfe… je veux qu'on me pende si le public ne casse pas les banquettes. Je connais les Hambourgeois (Ich kenne meine Pappenheimer), il leur faut quelque chose d'épicé.

Depuis deux ou trois jours, nous avons ici un temps superbe. Je fais de grandes promenades avant dîner aux Tuileries. J'y regarde jouer une foule d'enfants, tous charmants comme des Amours et si coquettement habillés! Leurs caresses gravement enfantines, leurs petites joues roses mordillées par les premiers froids de l'hiver, l'air placide et bon des bonnes, le beau soleil rouge à travers les grands marronniers, les statues, les eaux dormantes, la majestueuse couleur gris sombre des Tuileries, tout cela me plaît infiniment, me repose et me rafraîchit après une matinée de travail. J'y rêve – non pas vaguement, à l'allemande, à ce que je fais, à ce que je vais faire… Je ne manque jamais (c'est-à-dire les trois ou quatre fois que j'y ai été) d'aller faire ma visite au lion de Barye, qui se trouve à l'entrée des Tuileries, du côté de la rivière – mon groupe favori. Le soir, je vais chez «bonne maman»; nous y avons passé, il y a quelques jours, cinq ou six heures avec Manuel21 à faire mille extravagances. Cela nous a fait penser à Courtavenel, à Mascarille, à Jodelet, etc., etc. Vous n'êtes pas la seule qui y pensiez, Madame… Vous souvenez-vous du jour où nous regardions le ciel si pur à travers les feuilles dorées des trembles?.. Ah! mais, je n'en finirais pas si je me mettais sur ce chapitre.

Mon Dieu, que c'est donc beau, l'automne!.. pas quand il fait sale et crotté (vos «pflia pflia» sont parfaits de vérité), mais quand le ciel est bien transparent, bien pacifique. Il y a du Louis XIV vieillard dans un beau jour d'automne… Vous allez vous moquer de ma comparaison. Eh bien, tant mieux! Riez même, riez aux éclats à montrer toutes vos dents. Vous savez ce que vous disait votre vieux monsieur de Mecklembourg sur la route de Berlin à Hambourg!

J'ai promis à madame votre mère de lui porter ma lettre… il faut lui laisser de la place. J'aurais dû y penser d'avance et resserrer davantage mes lignes. C'est pour le coup que vous aurez le droit de me nommer bavard.

Je vais écrire, l'un de ces jours, une lettre à votre mari. Le deuxième volume de Michelet est un chef-d'œuvre. Louis Blanc se couvre de ridicule par sa querelle avec Eugène Pelletan.

Je salue bien amicalement le grand chasseur. Que Dieu vous conserve tous! Je vous souhaite tout le bonheur imaginable; je vous serre fortement la main, je vous refélicite et je reste:

Votre ami dévoué,
IV. TOURGUENEFF.

P. – S.– N'ayant pas trouvé madame votre mère à la maison, je ferme cette lettre de peur de retard. J'écris cela dans la boutique d'un épicier, et je vais cacheter ma lettre avec sa cire et le sceau de ses armes.

V

19 décembre 1847.

Madame,

Madame votre mère (qui se porte bien, ainsi que nous tous) m'a raconté votre dernière lettre de Hambourg. Ah! Madame! Madame! ne vous fiez pas à une belle journée de décembre, c'est bien traître, il fait humide «le long de la rivière». J'espère que votre mal de gorge se sera dissipé bien vite et que les Huguenots ont eu le même succès que le Barbier. Du reste, je ne crois pas que vous vous amusiez beaucoup à Hambourg. On n'y voit que des «marchants», toujours parlant de chemins de fer, actions, emprunts et autres choses fort productives et fort stupides. Je suis sûr qu'au fond de votre âme vous devez ressentir un secret dépit de devoir amuser de pareilles gens, car vous ne faites que les amuser. Ils ne sont pas capables de sentir autre chose en vous écoutant; ils réservent tout leur sérieux pour la hausse et la baisse. Cependant ils vous applaudissent, ils crient, ils battent des mains. Ils font leur devoir – et on ne les en remercie pas…

Ce que vous nous dites de l'effet qu'a produit sur vous le Joseph de Méhul me fait bien vivement regretter qu'on ne puisse l'entendre ici; dans ce grand diable de Paris, on ne donne que de grands diables d'opéras, comme Jérusalem

Au moment où je vous écris ces lignes, une bande de musiciens ambulants se met à chanter le Mourir pour la patrie, de Gossec… Dieu, que c'est beau! j'en ai les larmes aux yeux. Ah ça, mais décidément les vieux musiciens valaient mieux que ceux d'à présent. Quelle énergie sérieuse! quelle conviction! quelle simplicité grandiose! Chanté en 93 par des centaines de voix, cet hymne a dû faire battre bien des cœurs.

En général, depuis quelque temps, je me détourne de plus en plus du temps présent; il est vrai qu'il offre peu d'attraits! Je me jette à corps perdu dans le passé. Je lis maintenant Calderon avec acharnement (en espagnol, comme de raison); c'est le plus grand poète dramatique catholique qu'il y ait eu, comme Shakespeare, le plus humain, le plus antichrétien. Sa Devocion de la Cruz est un chef-d'œuvre. Cette foi immuable, triomphante, sans l'ombre d'un doute ou même d'une réflexion, vous écrase à force de grandeur et de majesté, malgré tout ce que cette doctrine a de répulsif et d'atroce. Ce néant de tout ce qui constitue la dignité de l'homme devant la volonté divine, l'indifférence pour tout ce que nous appelons vertu ou vice avec laquelle la grâce se répand sur son élu – est encore un triomphe pour l'esprit humain; car l'être qui proclame ainsi avec tant d'audace son propre néant s'élève par cela même à l'égal de cette Divinité fantastique, dont il se reconnaît être le jouet. Et cette Divinité – c'est encore l'œuvre de ses mains. Cependant, je préfère Prométhée, je préfère Satan, le type de la révolte et de l'individualité. Tout atome que je suis, c'est moi qui suis mon maître; je veux la vérité et non le salut; je l'attends de mon intelligence et non de la grâce.

N. B.– Excusez toutes ces fio-ratures22.

 

Malgré tout, Calderon est un génie bien extraordinaire et vigoureux surtout. Nous autres, faibles descendants de puissants ancêtres, nous arrivons tout au plus à être gracieux dans notre faiblesse… Je pense au Caprice de Musset (qui continue à faire fureur ici). Mais je pense aussi en même temps que je continue à ne pas avoir de nouvelles à vous donner; et cependant il s'est passé des choses assez intéressantes. M. Michelet a ouvert son cours, Mme Alboni a chanté hier la Cenerentola (je l'entendrai aujourd'hui dimanche); on parle beaucoup d'une fille électrique ou magnétique qui fait, pendant son sommeil, en écoutant la musique, des gestes qui y ont rapport (à la musique), etc., etc., etc.

Mais que voulez-vous, je tourne à l'ours; je ne sors presque pas de ma chambre, – je travaille avec une ardeur incroyable… J'espère que ce ne sera pas du temps perdu. Cependant j'ai l'intention de me secouer un peu et de courir à Paris; il faut cependant en avoir une idée.

J'ai reçu des lettres de mes éditeurs qui me font toutes sortes de beaux compliments sur mon activité; en même temps ils m'ont envoyé le dernier numéro de notre Revue; j'y ai trouvé une admirable nouvelle d'un monsieur Grigorovitch23

J'écrirai demain une lettre à votre mari, que je vous prie de saluer bien amicalement de ma part. Je n'ai pas encore rempli la commission de Louise – et pour cause; ce qui ne m'empêche pas de l'embrasser sur les deux joues. Pour vous, Madame, vous connaissez mon refrain ordinaire; je vous souhaite tout ce qu'il y a de bon, de beau, de grand et de noble dans ce monde… du reste, c'est vous souhaiter ce que vous possédez déjà. Soignez-vous bien, soyez heureuse, gaie et contente, vous et tous les vôtres.

Vous ne restez pas à Hambourg plus de quatre à cinq jours, n'est-ce pas? Ma prochaine lettre vous y trouvera peut-être encore.

Que Dios bendiga a Ud, leben sie recht, recht wohl; boudté zdorovy i pomnité nass 24.

Votre

IV. TOURGUENEFF.

VI

Paris, ce 25 décembre 1847.

Nous étions tous, je vous l'avouerai, Madame, un peu inquiets de ne pas recevoir de vos nouvelles (il est vrai que vous nous aviez gâtés), quand votre lettre du 21, avec tous ses charmants détails, nous a comblés de joie. J'ai fait l'office de lecteur, comme de coutume, et je puis vous assurer que jamais mes yeux ne se portent mieux que quand ils ont à déchiffrer vos lettres, d'autant plus que vous écrivez parfaitement bien pour une célébrité. Du reste, votre écriture varie à l'infini; quelquefois elle est jolie, fine, perlée – une vraie petite souris qui trottine; d'autres fois, elle marche hardiment, lestement, à grandes enjambées; souvent il lui arrive de s'élancer avec une rapidité, avec une impatience extrêmes, et alors, ma foi, les lettres deviennent ce qu'elles peuvent.

Vous faites très bien de nous décrire vos costumes; nous autres réalistes, nous tenons au coloris. Et puis…! et puis, tout ce que vous faites est bien fait. Vos succès à Hambourg nous causent une joie infinie; bravo, bravo! N'est-ce pas que nous sommes bons de vous encourager?

Je vous remercie de tout mon cœur pour le bon et affectueux conseil que vous me donnez dans votre lettre à Mme Garcia. Ce que vous dites de la «quabra dura» qu'on remarque toujours dans une œuvre interrompue est bien vrai – «das sind goldene Worte». Aussi, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais travaillé qu'à une chose à la fois et j'en ai conduit plusieurs à bon port, je l'espère du moins. Il ne s'est pas passé de semaine que je n'aie envoyé un gros paquet à mes éditeurs.

Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, j'ai encore lu un drame de Calderon, la Vida es sueno25. C'est une des conceptions dramatiques les plus grandioses que je connaisse. Il y règne une énergie sauvage, un dédain sombre et profond de la vie, une hardiesse de pensées étonnante, à côté du fanatisme catholique le plus inflexible. Le Sigismond de Calderon (le personnage principal), c'est le Hamlet espagnol, avec toute la différence qu'il y a entre le Midi et le Nord. Hamlet est plus réfléchi, plus subtil, plus philosophique; le caractère de Sigismond est simple, nu et pénétrant comme une épée; l'un n'agit pas à force d'irrésolution, de doute et de réflexions; l'autre agit – car son sang méridional le pousse – mais tout en agissant, il sait bien que la vie n'est qu'un songe.

Je viens de commencer maintenant le Faust espagnol, el Magico prodigioso26; je suis tout encalderonisé. En lisant ces belles productions, on sent qu'elles ont poussé naturellement sur un sol fertile et vigoureux; leur goût, leur parfum, est simple; le graillon littéraire ne s'y fait pas sentir. Le drame en Espagne a été la dernière et la plus belle expression du catholicisme naïf et de la société qu'il avait formée à son image. Tandis que dans le temps de crise et de transition où nous vivons, toutes les œuvres artistiques ou littéraires ne représentent tout au plus que les opinions, les sentiments individuels, les réflexions confuses et contradictoires, l'éclectisme de leurs auteurs; la vie s'est éparpillée; il n'y a plus de grand mouvement général, excepté peut-être celui de l'industrie, qui, considérée sous le point de vue de la soumission progressive des éléments de la nature au génie de l'homme, deviendra peut-être la libératrice, la régénératrice du genre humain. Aussi, à mon avis, les plus grands poètes contemporains sont les Américains qui vont percer l'isthme de Panama et parlent d'établir un télégraphe électrique à travers l'Océan. Une fois la révolution sociale consommée – vive la nouvelle littérature!..

Une grande partie de ces réflexions m'est venue à l'esprit l'autre soir, pendant que j'assistais à la représentation d'une revue de l'année 1847, le Banc d'huîtres, au Palais-Royal. C'était amusant, et je riais… Mais, bon Dieu! que c'était maigre, pâle, timide et mesquin à côté de ce qu'aurait pu en faire – je ne dis pas Aristophane – mais quelqu'un de son école! Une comédie fantastique, extravagante, railleuse et émue, impitoyable pour tout ce qu'il y a de faible et de mauvais dans la société et dans l'homme même, et finissant par rire de sa propre misère, s'élevant jusqu'au sublime pour s'en moquer encore, descendant jusqu'au stupide pour le glorifier, le jeter à la face de notre orgueil… que ne donnerait-on pour y assister! Mais non, nous sommes voués au Scribe à perpétuité.

Je ne désespère pas de vous lire les Oiseaux ou les Grenouilles d'Aristophane en en retranchant tout ce qui est par trop cynique.

Ainsi vous voilà donc à Berlin; vos deux premières campagnes sont terminées, et vous vous trouvez, maintenant au milieu d'un peuple déjà conquis.

Vous allez débuter dans une semaine. Je connais quelqu'un qui se mettra à étudier les journaux de Berlin. Il y a dans les Didaskalia de Francfort un article enthousiaste sur vous, daté de Hambourg. A propos, l'Illustration annonce votre engagement au Grand-Opéra pour l'hiver prochain. On écrit de Pétersbourg que le théâtre italien y est à l'agonie. J'ai parlé dans une lettre à votre mari de la Cerenentola et de Mme Alboni.

J'espère que vous allez vous porter tous, mari, femme et enfant, comme des anges, ou comme nous, car nous allons très bien, mais très bien.

Bonjour, Madame. Au risque de vous ennuyer en vous répétant toujours la même chose, je vous souhaite tout ce qu'il y a de meilleur, de plus grand et de plus beau sur la terre; vous savez si mes vœux sont bien sincères… Portez-vous bien, soyez heureuse.

Votre tout dévoué
IV. TOURGUENEFF.

P. – S.Que Dios bendiga Vd.

VII

Paris, ce 11 janvier 1848.

Je viens de recevoir à l'instant la lettre que vous m'avez envoyée sous le couvert de Mme Garcia. Je remercie votre mari, de son bon souvenir. Quant à ce qu'il me dit de la situation de la France, je ne demande pas mieux que d'avoir tort, et d'être détrompé le plus vite possible.

Mes petites nouvelles (qui, du reste, sont dans un genre diamétralement opposé à celui de Florian) ne méritent pas l'honneur d'une traduction; mais l'offre que me fait et señor Louis est trop flatteuse pour que je ne m'abonne pas, dès à présent, à en profiter plus tard, quand j'aurai fait enfin quelque chose de bon, si Apollon veut que ce bonheur m'arrive27. En même temps je souhaite au grand chasseur… halte-là! je ne lui souhaite rien. Si lui, l'homme raisonnable par excellence, ne s'est pas laissé infecter par les superstitions de ma chère patrie, je ne suis pas Russe pour rien, moi, et ne veux pas lui gâter son plaisir.

Les articles sur la Norma m'ont fait éprouver ce que les Allemands nomment Wehmuth. En vous comparant avec vous-même d'il y a un an, MM. les critiques semblent remarquer un changement, un développement dans la manière dont vous faites ce rôle. Et moi —ay de mi– je ne puis savoir ce qu'ils veulent dire. Je ne vous ai pas vue dans la Norma depuis Saint-Pétersbourg. Diese Entwickelungstufe ist mir entgangen. Je suis prêt à crier: Au voleur! comme Mascarille. Au fond, je ne suis pas chagriné. Rellstab et Kossack parlent tous les deux «von einer milderen Darstellung»; je sais bien que ce n'est pas là une Milde à la Lind; je suis persuadé, au contraire, que cela doit être très beau, très vrai et très poignant. Oui, les grandes souffrances n'abattent pas les grandes âmes, elles les rendent plus calmes, plus simples, elles les assouplissent, sans leur rien faire perdre de leur dignité. «Les coups de marteau», dit Pouchkine quelque part, «brisent le verre et forgent l'acier», l'acier plus souple et plus fin que le fer. Ceux qui ont passé par là, ceux qui ont su souffrir (j'allais dire ceux qui ont eu ce bonheur, car c'en est un que l'égoïste, par exemple, ou le lâche ne connaissent pas) en gardent une empreinte qui les ennoblit – s'ils y résistent.

Dieu! que j'aurais été content d'assister à une représentation de la Norma! Cette femme au cœur si haut placé et si naïf, si droit, si vrai, en lutte avec son amour et sa destinée, ces grands et simples mouvements des passions dans une âme primitive, ce cruel et doux mélange de tout ce qu'il y a de plus cher dans la vie, – et dans la mort, – cette explosion délirante de la fin, cette intelligence si forte et si fière, qui, au moment de mourir, se laisse enfin envahir tout entière par la tendresse la plus vive, par l'enthousiasme du sacrifice, – n'en parlons plus. Je tâcherai de vous «reconstruire» dans la Norma d'après l'idée que j'ai de votre talent, d'après mon souvenir… Il est vrai que je ne suis plus rompu comme autrefois à cet exercice allemand par excellence… enfin j'essayerai.

 

Vous me parlez aussi du Roméo, du troisième acte; vous avez la bonté de me demander des remarques sur Roméo. Que pourrais-je vous dire que vous n'auriez déjà su et senti d'avance? Plus je réfléchis à la scène du troisième acte, plus il me semble qu'il n'y a qu'une manière de la rendre – la vôtre. On ne peut s'imaginer quelque chose de plus affreux que de se trouver devant le cadavre de tout ce qu'on aime; mais le désespoir qui vous saisit alors doit être tellement terrible que, s'il n'est pas retenu et glacé par la ferme résolution de se donner la mort à soi-même, ou par tout autre grand sentiment, l'art n'est plus en état de le rendre. Des cris entrecoupés, des sanglots, des évanouissements, c'est de la nature, ce n'est pas de l'art. Le spectateur lui-même n'en serait pas ému, de cette émotion profonde et poignante qui vous fait verser avec délices des larmes quelquefois bien amères. Tandis que de la manière dont vous voulez faire Roméo (d'après ce que vous m'écrivez), vous produirez sur votre auditoire une impression ineffaçable. Je me souviens de l'observation fine et juste que vous fîtes un jour sur les petits mouvements agités et contenus que se donne Rachel tout en gardant une attitude calme et grandiose; cela n'était peut-être chez elle que du savoir-faire; mais, en général, c'est le calme provenant d'une forte conviction ou d'un sentiment profond, le calme qui enveloppe pour ainsi dire de tous côtés les élans désespérés de la passion, qui leur communique cette pureté de lignes, cette beauté idéale et réelle; la vraie, la seule beauté de l'art. Et ce qui prouve la vérité de cette remarque, c'est que la vie elle-même – dans de rares moments, il est vrai, dans les moments où elle se dégage de tout ce qu'elle a d'accidentel et de commun – s'élève au même genre de beauté. Les plus grandes douleurs, avez-vous dit dans votre lettre, sont les plus calmes; et les plus calmes sont les plus belles, pourrait-on ajouter. Mais il s'agit de savoir réunir les deux extrêmes, ou sinon on paraîtra froid. Il est plus facile de ne pas attenter à la perfection, plus facile de rester à mi-chemin, d'autant plus que la plupart des spectateurs ne demandent pas autre chose, ou plutôt ne sont pas habitués à autre chose; mais vous n'êtes ce que vous êtes que par cette noble tendance à ce qu'il y a de plus haut, et, croyez-moi, —ist der Pünkt getroffen, – tous les cœurs, même les plus vulgaires, bondissent et s'élancent. A Pétersbourg, il fallait être soi-même un peu artiste pour sentir tout ce que vos intentions avaient de magnifique; vous avez grandi depuis lors; vous êtes devenue compréhensible pour tout le monde, sans cesser cependant d'avoir beaucoup de choses réservées aux élus.

Je vous écris cela tout chaud, tout bouillant; vous aurez la bonté de suppléer – avec votre finesse de divination ordinaire – à ce que mes expressions auront d'inexact et d'incomplet. Je n'ai pas le temps de faire du style; je n'en ai pas même la volonté. Je ne veux que vous dire ce que je pense.

Je dois finir ma lettre, et je ne vous ai pas parlé de ce qui se fait à Paris. Je le ferai dans une autre lettre, très prochaine, si vous le voulez bien....

Tout le monde se porte bien. J'ai été hier aux Italiens; on donnait la Donna del Lago, de Rossini. Quelle délicieuse musique (malgré quelques longueurs et quelques vieilleries)! Mais aussi quel libretto! Mlle Alboni y a été bien dans les andante et très molle dans les allegro. Elle et Mlle Grisi ont dit à ravir le petit duo du deuxième acte. Mario a bien chanté son air. Les chœurs ont été détestables. (Quel dommage! le chœur des Bardes est magnifique, autant qu'on en pouvait juger)....

Portez-vous bien, vous tous que j'aime beaucoup.

Je reste votre tout dévoué

IVAN. TOURGUENEFF.
20Allusion aux superstitions populaires russes qui veulent qu'on crache lorsqu'on constate la bonne santé d'une personne.
21M. Garcia, le frère de Mme Viardot, artiste renommé, comme toute la famille Garcia, inventeur du laryngoscope.
22Jeu de mots expliqué par les ratures assez nombreuses de cette partie de la lettre.
23Romancier, ou plutôt auteur de nouvelles, devenu plus tard célèbre.
24Une phrase en espagnol, une en allemand et une en russe contenant le même souhait; la dernière, en caractères russes, signifie: «Portez-vous bien et souvenez-vous de nous.»
25La Vie est un songe.
26Le Magicien prodigieux.
27Louis Viardot traduisit en effet, en collaboration avec l'auteur, plusieurs des nouvelles de Tourgueneff, notamment les Récits d'un chasseur, d'autres sous le titre de Scènes de la vie russe, etc.