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Le fauteuil hanté

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–Je n'ai pas encore ouvert mon courrier!

–Mais ouvrez-le donc, malheureux!…

–Vous êtes bien pressé, monsieur le chancelier! fit M. Patard avec une certaine hésitation.

–Patard, je ne vous comprends pas!…

–Vous êtes bien pressé d'apprendre que peut-être Martin Latouche, le seul qui ait osé maintenir sa candidature avec Maxime d'Aulnay, sachant du reste à ce moment qu'il ne serait pas élu… vous êtes bien pressé d'apprendre, dis-je, monsieur le chancelier que Martin Latouche, le seul qui nous reste, renonce maintenant à la succession de Mgr d'Abbeville!

M. le chancelier ouvrit des yeux effarés, mais il serra les mains de M. le secrétaire perpétuel:

–Oh! Patard! je vous comprends…

–Tant mieux! monsieur le chancelier! Tant mieux!…

–Alors… vous n'ouvrirez votre courrier… qu'après…

–Vous l'avez dit, monsieur le chancelier; il sera toujours temps pour nous d'apprendre, quand il sera élu, que Martin Latouche ne se présente pas!… Ah! c'est qu'ils ne sont pas nombreux, les candidats au Fauteuil hanté!…

M. Patard avait à peine prononcé ces deux derniers mots qu'il frissonna. Il avait dit, lui, le secrétaire perpétuel, il avait dit, couramment, comme une chose naturelle: «le Fauteuil hanté!…» Il y eut un silence entre les deux hommes. Au-dehors, dans la cour quelques groupes commençaient à se former, mais, tout à leur pensée, M. le secrétaire perpétuel ni le chancelier n'y prenaient garde.

M. le secrétaire perpétuel poussa un soupir M. le chancelier fronçant le sourcil, dit:

–Songez donc! Quelle honte si l'Académie n'avait plus que trente-neuf fauteuils!

–J'en mourrais! fit Hippolyte Patard, simplement.

Et il l'eût fait comme il le disait.

Pendant ce temps, le grand Loustalot se barbouillait tranquillement le nez d'une encre noire qu'il était allé, du bout du doigt, puiser dans son encrier, croyant plonger dans sa tabatière.

Tout à coup, la porte s'ouvrit avec fracas: Barbentane entra, Barbentane, l'auteur de l'Histoire de la maison de Condé, le vieux camelot du roi.

–Savez-vous comment il s'appelle? s'écria-t-il.

–Qui donc? demanda M. le secrétaire perpétuel qui, dans le triste état d'esprit où il se trouvait, redoutait à chaque instant un nouveau malheur.

–Bien, lui! votre Eliphas!

–Comment! notre Eliphas!

–Enfin, leur Eliphas!… Eh bien, M. Eliphas de Saint Elme de Taillebourg de La Nox s'appelle Borigo, comme tout le monde! M. Borigo!

D'autres académiciens venaient d'entrer. Ils parlaient tous avec la plus grande animation.

–Oui! Oui! répétaient-ils, M. Borigo! La belle Mme de Bithynie se faisait raconter la bonne aventure par M. Borigo!… Ce sont les journalistes qui le disent!

–Les journalistes sont donc là! s'exclama M. le secrétaire perpétuel.

–Comment! s'ils sont là? Mais ils remplissent la cour. Ils savent que nous nous réunissons et ils prétendent que Martin Latouche ne se présente plus.

M. Patard pâlit. Il osa dire, dans un souffle:

–Je n'ai reçu aucune communication à cet égard…

Tous l'interrogeaient, anxieux. Il les rassurait sans conviction.

–C'est encore une invention des journalistes. Je connais Martin Latouche… Martin Latouche n'est pas homme à se laisser intimider… Du reste, nous allons tout de suite procéder à son élection…

Il fut interrompu par l'arrivée brutale de l'un des deux parrains de Maxime d'Aulnay, M. le comte de Bray.

–Savez-vous ce qu'il vendait, votre Borigo? demanda-t-il.

Il vendait de l'huile d'olive!… Et comme il est né au bord de la Provence, dans la vallée du Careï, il s'est d'abord fait appeler Jean Borigo du Careï…

A ce moment la porte s'ouvrit à nouveau et M. Raymond de La Beyssière, le vieil égyptologue qui avait écrit des pyramides de volumes sur la première pyramide elle-même, entra.

–C'est sous ce nom-là, Jean Borigo du Careï, que je l'ai connu! fit-il simplement.

Un silence de glace accueillit l'entrée de M. Raymond de La Beyssière. Cet homme était le seul qui avait voté pour Eliphas. L'Académie devait à cet homme la honte d'avoir accordé une voix à la candidature d'un Eliphas! Mais Raymond de La Beyssière était un vieil ami de la belle Mme de Bithynie.

M. le secrétaire perpétuel alla vers lui.

–Notre cher collègue, fit-il, pourrait-on nous dire, si, à cette époque, M. Borigo vendait de l'huile d'olive, ou des peaux d'enfant, ou des dents de loup, ou de la graisse de pendu?

Il y eut des rires. M. Raymond de La Beyssière fit celui qui ne les entendait pas. Il répondit:

–Non! A cette époque il était, en Égypte, le secrétaire de Manette-bey, l'illustre continuateur de Champollion, et il déchiffrait les textes mystérieux qui sont gravés, depuis des millénaires, à Sakkarah, sur les parois funéraires des pyramides des rois de la Ve et de la VIe dynastie, et il cherchait le secret de Toth!

Ayant dit, le vieil égyptologue se dirigea vers sa place.

Or son fauteuil était occupé par un collègue qui n'y prit point garde. M. Hippolyte Patard, qui suivait M. de La Beyssière d'un œil perfide, par-dessus ses lunettes, lui dit:

–Eh bien, mon cher collègue? vous ne vous asseyez point? Le fauteuil de Mgr d'Abbeville vous tend les bras!

M. de La Beyssière répondit sur un ton qui fit se retourner quelques Immortels.

–Non! Je ne m'assiérai point dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville!

–Et pourquoi? lui demanda avec un petit rire déplaisant

M. le secrétaire perpétuel. Pourquoi ne vous assiériez-vous point dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville? Est-ce que, par hasard, vous prendriez, vous aussi, au sérieux, toutes les balivernes que l'on raconte sur le Fauteuil hanté?

–Je ne prends au sérieux aucune baliverne, monsieur le secrétaire perpétuel, mais je ne m'y assiérai point parce que cela ne me plaît pas, c'est simple!

Le collègue qui avait pris la place de M. Raymond de La Beyssière la lui céda aussitôt et lui demanda fort convenablement et sans raillerie aucune cette fois, s'il croyait, lui, Raymond de La Beyssière, qui avait vécu longtemps en Égypte, et qui, par ses études, avait pu remonter aussi loin que tout autre jusqu'aux origines de la kabbale, s'il croyait au mauvais sort.

–Je n'aurai garde de le nier! dit-il.

Cette déclaration fit dresser l'oreille à tout le monde et comme il s'en fallait encore d'un quart d'heure que l'on procédât au scrutin, cause de la réunion, ce jour-là, de tant d'Immortels, on pria M. de La Beyssière de vouloir bien s'expliquer.

L'académicien constata, d'un coup d'œil circulaire, que personne ne souriait et que M. Patard avait perdu son petit air de facétie.

Alors, d'une voix grave, il dit:

–Nous touchons ici au mystère. Tout ce qui vous entoure et qu'on ne voit pas est mystère et la science moderne qui a, mieux que l'ancienne, pénétré ce que l'on voit, est très en retard sur l'ancienne pour ce que l'on ne voit pas. Qui a pu pénétrer l'ancienne science a pu pénétrer ce qu'on ne voit pas.

On ne voit pas le «mauvais sort», mais il existe. Qui nierait la veine ou la déveine? L'une ou l'autre s'attache aux personnes ou aux entreprises ou aux choses avec un acharnement éclatant. Aujourd'hui on parle de la veine ou de la déveine comme d'une fatalité contre laquelle il n'y a rien à faire.

L'ancienne science avait mesuré, après des centaines de siècles d'étude, cette force secrète, et il se peut—je dis il se peut—que celui qui serait remonté jusqu'à la source de cette science eût appris d'elle à diriger cette force, c'est-à-dire à jeter le bon ou le mauvais sort. Parfaitement.

Il y eut un silence. Tous se taisaient maintenant en regardant le Fauteuil.

Au bout d'un instant, M. le chancelier dit:

–Et M. Eliphas de La Nox a-t-il véritablement pénétré ce qu'on ne voit pas?

–Je le crois, répondit avec fermeté M. Raymond de La Beyssière, sans quoi je n'aurais pas voté pour lui. C'est sa science réelle de la kabbale qui le faisait digne d'entrer parmi nous.

–La kabbale, ajouta-t-il, qui semble vouloir renaître de nos jours sous le nom de Pneumatologie, est la plus ancienne des sciences et d'autant plus respectable. Il n'y a que les sots pour en rire.

Et M. Raymond de La Beyssière regarda à nouveau autour de lui. Mais personne ne riait plus.

La salle, peu à peu, s'était remplie. Quelqu'un demanda:

–Qu'est-ce que c'est que le secret de Toth?

–Toth, répondit le savant, est l'inventeur de la magie égyptiaque et son secret est celui de la vie et de la mort.

On entendit la petite flûte de M. le secrétaire perpétuel:

–Avec un secret pareil, ça doit être bien vexant de ne pas être élu à l'Académie française!

–Monsieur le secrétaire perpétuel, déclara avec solennité

M. Raymond de La Beyssière, si M. Borigo ou M. Eliphas—appelez-le comme vous voulez, cela n'a pas d'importance—si cet homme a surpris, comme il le prétend, le secret de Toth, il est plus fort que vous et moi, je vous prie de le croire, et si j'avais eu le malheur de m'en faire un ennemi, j'aimerais mieux rencontrer sur mon chemin, la nuit, une troupe de bandits armés, qu'en pleine lumière cet homme, les mains nues!

Le vieil égyptologue avait prononcé ces derniers mots avec tant de force et de conviction, qu'ils ne manquèrent point de faire sensation.

Mais M. le secrétaire perpétuel reprit avec un petit rire sec:

–C'est peut-être Toth qui lui a appris à se promener dans les salons de Paris avec une robe phosphorescente!… A ce qu'il paraît qu'il présidait les réunions pneumatiques chez la belle Mme de Bithynie, dans une robe qui faisait de la lumière!…

–Chacun, répondit tranquillement M. Raymond de La Beyssière, chacun a ses petites manies.

–Que voulez-vous dire? demanda imprudemment M. le secrétaire perpétuel.

 

–Rien! répliqua énigmatiquement M. de La Beyssière; seulement, mon cher secrétaire perpétuel, permettez-moi de m'étonner qu'un mage aussi sérieux que M. Borigo du Careï trouve, pour le railler, le plus fétichiste d'entre nous!

–Moi, fétichiste! s'écria M. Hippolyte Patard, en marchant sur son collègue, la bouche ouverte, le dentier en avant, comme s'il avait résolu de dévorer d'un coup toute l'égyptologie… Où avez-vous pris, monsieur, que j'étais fétichiste?

–En vous voyant toucher du bois quand vous croyez qu'on ne vous regarde pas!

–Moi, toucher du bois, vous m'avez vu, moi, toucher du bois?

–Plus de vingt fois par jour!…

–Vous en avez menti, monsieur!

Aussitôt on s'interposa. On entendit des: «Allons, messieurs!… messieurs!» et des: «Monsieur le secrétaire perpétuel, calmez-vous!» et des: «Monsieur de La Beyssière, cette querelle est indigne et de vous et de cette enceinte!» Et toute l'illustre assemblée était dans un état de fièvre incroyable pour des Immortels; seul le grand Loustalot paraissait ne rien voir ne rien entendre et plongeait maintenant avec conviction sa plume dans sa tabatière.

M. Hippolyte Patard s'était dressé sur la pointe des pieds et criait du haut de la tête, ses petits yeux foudroyant le vieux Raymond:

–Il nous ennuie à la fin celui-là, avec son Eliphas de Feu Saint-Elme de Taille-à-rebours de La Boxe du Bourricot du Careï!…

M. Raymond de La Beyssière, devant une plaisanterie aussi furieuse et aussi déplacée dans la bouche d'un secrétaire perpétuel, garda tout son sang-froid.

–Monsieur le secrétaire perpétuel, dit-il, je n'ai jamais menti de ma vie et ce n'est pas à mon âge que je commencerai. Pas plus tard qu'hier avant la séance solennelle, je vous ai vu embrasser le manche de votre parapluie!…

M. Hippolyte Patard bondit et l'on eut toutes les peines du monde à l'empêcher de se livrer à des voies de fait sur la personne du vieil égyptologue. Il criait:

–Mon parapluie… Mon parapluie!… D'abord, je vous défends de parler de mon parapluie!…

Mais M. de La Beyssière le fit taire en lui montrant, d'un geste tragique, le Fauteuil hanté:

–Puisque vous n'êtes pas fétichiste, asseyez-vous donc dessus, si vous l'osez!…

L'assemblée qui était en rumeur fut du coup immobilisée.

Tous les yeux allaient maintenant du fauteuil à M. Hippolyte Patard, et de M. Hippolyte Patard au fauteuil.

M. Hippolyte Patard déclara:

–Je m'assiérai si je veux! Je n'ai d'ordres à recevoir de personne!… D'abord, messieurs, permettez-moi de vous faire remarquer que l'heure d'ouvrir le scrutin est sonnée depuis cinq minutes…

Et il regagna sa place, ayant recouvré soudain une grande dignité.

Il n'arriva point cependant à son pupitre sans que quelques sourires l'accompagnassent.

Il les vit, et comme chacun prenait un siège pour la séance qui allait commencer… et que le Fauteuil hanté restait vide, il dit, de son petit air pincé, l'air du Patard citron:

–Les règlements ne s'opposent pas à ce que celui de mes collègues qui désire s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville y prenne place.

Nul ne bougea. L'un de ces messieurs, qui avait de l'esprit, soulagea la conscience de tout le monde par cette explication:

–Il vaut mieux ne pas s'y asseoir par respect pour la mémoire de Mgr d'Abbeville.

Au premier tour, l'unique candidat, Martin Latouche, fut élu à l'unanimité.

Alors M. Hippolyte Patard ouvrit son courrier. Et il eut la joie, qui le consola de bien des choses, de ne pas y trouver des nouvelles de M. Martin Latouche.

Servilement, il reçut de l'Académie la mission exceptionnelle d'aller annoncer lui-même à M. Martin Latouche l'heureux événement.

Ça ne s'était jamais vu.

–Qu'est-ce que vous allez lui dire? demanda le chancelier à M. Hippolyte Patard.

M. le secrétaire perpétuel, dont la tête se troublait un peu à la suite de toutes ces ridicules histoires, répondit vaguement:

–Qu'est-ce que vous voulez que je lui dise?… Je lui dirai:

«Du courage, mon ami…» Et c'est ainsi que ce soir-là, sur le coup de dix heures, une ombre qui semblait prendre les plus grandes précautions pour n'être point suivie se glissait sur les trottoirs déserts de la vieille place Dauphine, et s'arrêtait devant une petite maison basse, dont elle fit résonner le marteau assez lugubrement dans cette solitude.

III. La boîte qui marche

M. Hippolyte Patard ne sortait jamais après son dîner. Il ne savait pas ce que c'était que de se promener la nuit dans les rues de Paris. Il avait entendu dire, et il avait lu dans les journaux, que c'était très dangereux. Quand il rêvait de Paris, la nuit, il apercevait des rues sombres et tortueuses qu'éclairait çà et là une lanterne, et que traversaient des ombres louches, à l'affût des bourgeois, comme au temps de Louis XV. Or comme M. le secrétaire perpétuel continuait d'habiter au vilain carrefour Buci, un petit appartement qu'aucun triomphe littéraire, qu'aucune situation académique n'avaient pu lui faire quitter M. Hippolyte Patard, cette nuit-là où il se rendit à la silencieuse place Dauphine par d'antiques rues étroites, les quais déserts, et l'inquiétant Pont-Neuf, ne trouva aucune différence entre son imagination et la lugubre réalité.

Aussi avait-il peur.

Avait-il peur des voleurs…

Et des journalistes… surtout.

Il tremblait à l'idée que quelque gazetier le surprît, lui, M. le secrétaire perpétuel, faisant une démarche nocturne chez le nouvel académicien, Martin Latouche.

Mais il avait préféré, pour une aussi exceptionnelle besogne, l'ombre propice à l'éclat du jour Et puis, pour tout dire, M. Hippolyte Patard se dérangeait moins, cette nuit-là, pour annoncer officiellement, malgré tous les usages, à Martin Latouche, qu'il était élu (événement, du reste, que Martin Latouche ne devait plus ignorer), que pour prendre de Martin Latouche lui-même s'il était vrai qu'il eût déclaré qu'il ne s'était pas «représenté», et qu'il refusait le fauteuil de Mgr d'Abbeville.

Car telle était la version des journaux du soir.

Si elle était exacte, la situation de l'Académie française devenait terrible… et ridicule.

M. Hippolyte Patard n'avait pas hésité. Ayant lu l'affreuse nouvelle après son dîner, il avait mis son pardessus et son chapeau, pris son parapluie, et il était descendu dans la rue…

Dans la rue toute noire…

Et maintenant, il tremblait sur la place Dauphine, devant la porte de Martin Latouche dont il avait soulevé le marteau.

Le marteau avait frappé, mais la porte ne s'était pas ouverte…

Et il sembla bien à M. le secrétaire perpétuel qu'il avait aperçu sur sa gauche, à la lueur vacillante d'un réverbère, une ombre bizarre, étonnante, inexplicable.

Certainement, il avait vu comme une boîte qui marchait.

C'était une boîte carrée qui avait de petites jambes et qui s'était enfuie dans la nuit, sans bruit.

Au-dessus de la boîte, M. Patard n'avait rien vu, rien distingué. Une boîte qui marche! la nuit! place Dauphine! M. le secrétaire perpétuel frappa du marteau sur la porte, avec frénésie.

Et c'est à peine s'il osa jeter un nouveau coup d'œil du côté où s'était produite cette étrange apparition.

Un petit judas venait de s'ouvrir et de s'éclairer dans la porte vétuste de l'immeuble habité par Martin Latouche. Un jet de lumière vint frapper en plein, le visage effaré de M. le secrétaire perpétuel.

–Qui êtes-vous? Que voulez-vous? demanda une voix rude.

–C'est moi, M. Hippolyte Patard.

–Patard?

–Secrétaire perpétuel… Académie…

A ce mot «Académie» le judas se referma avec fracas, et M. le secrétaire perpétuel se trouva à nouveau isolé sur la silencieuse place.

Puis, tout à coup, sur sa droite, cette fois, il revit passer l'ombre de la boîte qui marche.

La sueur coulait maintenant tout au long des joues maigres du délégué extraordinaire de l'illustre Compagnie, et il est juste de dire, à la louange de M. Hippolyte Patard, que l'émotion à laquelle il était prêt à succomber, dans cette minute cruelle, lui venait moins de la vision inouïe de la boîte qui marche, et de la peur des voleurs, que de l'affront que l'Académie française tout entière venait de subir dans la personne de son secrétaire perpétuel.

La boîte, aussitôt apparue, avait redisparu.

Défaillant, le malheureux jetait autour de lui des regards vagues.

Ah! la vieille, vieille place, avec ses trottoirs exhaussés, à escaliers, ses façades mornes, trouées de fenêtres immenses, dont les carreaux noirs et nus semblaient garder inutilement des courants d'air les vastes pièces abandonnées depuis des années sans nombre.

Les yeux éplorés de M. Hippolyte Patard fixèrent un moment, par-delà les toits aigus, la voûte céleste où glissaient les nuées lourdes, et puis redescendirent sur la terre, tout juste pour revoir dans l'espace qui s'étend devant le Palais de Justice éclairé par un bref rayon de lune, la boîte qui marche.

A la vérité, elle courait de toute la force de ses petites jambes, du côté de l'Horloge.

Et c'était diabolique!

Le pauvre homme toucha désespérément, des deux mains, le manche en bois de son parapluie.

Et soudain, il sursauta.

Quelque chose venait d'éclater derrière lui…

Une voix de colère…

«C'est encore lui! c'est encore lui! Ah! je vais lui administrer une de ces volées…»

M. Hippolyte Patard s'accrocha au mur les jambes molles, sans force, incapable de pousser un cri… Une espèce de bâton, quelque manche à balai, tournoyait au-dessus de sa tête.

Il ferma les yeux, prêt au trépas, offrant sa mort à l'Académie.

Et il les rouvrit, étonné d'être encore en vie. Le manche à balai toujours tournoyant, au-dessus d'une envolée de jupes, s'éloignait, accompagné d'un bruit précipité de galoches qui claquaient sur les trottoirs.

Ce balai, ces cris, ces menaces n'étaient donc point pour lui; il respira.

Mais d'où était sortie cette nouvelle apparition?

M. Patard se retourna. La porte derrière lui était entrouverte. Il la poussa et entra dans un corridor qui le conduisit à une cour où s'était donné rendez-vous toute la bise d'hiver.

Il était chez Martin Latouche.

M. le secrétaire perpétuel s'était documenté. Il savait que Martin Latouche était un vieux garçon, qui n'aimait au monde que la musique, et qui vivait avec une vieille gouvernante qui, elle, ne la supportait pas; cette gouvernante était fort tyrannique, et elle avait la réputation de mener la vie dure au bonhomme. Mais elle lui était dévouée plus qu'on ne saurait dire et, quand il avait été bien sage, elle le cajolait en revanche, comme un enfant. Martin Latouche subissait ce dévouement avec la résignation d'un martyr Le grand Jean-Jacques, lui aussi, connut des épreuves de ce genre et cela ne l'a pas empêché d'écrire La Nouvelle Héloïse. Martin Latouche, malgré la haine de Babette pour la mélodie et les instruments à vent, n'en avait pas moins rédigé fort correctement, en cinq gros volumes, une Histoire de la Musique, qui avait obtenu les plus hautes récompenses à l'Académie française.

M. Hippolyte Patard s'arrêta dans le couloir, à l'entrée de la cour, persuadé qu'il venait de voir sortir et d'entendre la terrible Babette.

Il pensait bien qu'elle allait revenir.

C'est dans cet espoir qu'il se tint coi, n'osant appeler, de peur de réveiller peut-être des locataires irascibles, et ne se risquant point dans la cour, de peur de se rompre le cou.

La patience de M. le secrétaire perpétuel devait être récompensée. Les galoches claquèrent à nouveau, et la porte d'entrée fut refermée bruyamment.

Et aussitôt une forme noire vint se heurter contre le timide visiteur.

–Qui est là?

–C'est moi, Hippolyte Patard… Académie, secrétaire perpétuel… fit une voix tremblante… ô Richelieu!…

–Qu'est-ce que vous voulez?

–M. Martin Latouche…

–Il n'est pas là… mais entrez tout de même… j'ai quelque chose à vous dire…

Et M. Hippolyte Patard fut poussé dans une pièce dont la porte s'ouvrait sous la voûte.

Le pauvre secrétaire perpétuel s'aperçut alors, à la lueur d'un quinquet qui brûlait sur une table grossière en bois blanc et qui éclairait, contre le mur, toute une batterie de cuisine, qu'on l'avait fait entrer dans l'office.

La porte avait claqué derrière lui.

Et, devant lui, il voyait un ventre énorme recouvert d'un tablier à carreaux, et deux poings appuyés sur deux formidables hanches. L'un de ces poings tenait toujours le manche à balai.

Au-dessus, dans l'ombre, une voix, la voix de rogomme vers laquelle M. Hippolyte Patard n'osait pas lever les yeux disait:

 

–Vous voulez donc le tuer?

Et ceci était dit avec un accent particulier à l'Aveyron, car Babette était de Rodez comme Martin Latouche.

M. Hippolyte Patard ne répondit pas, mais il tressaillit.

Et la voix reprit:

–Dites, monsieur le Perpétuel, vous voulez donc le tuer?

M. le Perpétuel secoua énergiquement la tête en signe de dénégation.

–Non, finit-il par oser dire… Non, madame, je ne veux pas le tuer, mais je voudrais bien le voir.

–Eh bien, vous allez le voir, monsieur le Perpétuel, parce qu'au fond, vous avez une bonne tête d'honnête homme qui me revient… vous allez le voir, car il est ici… Mais auparavant, il faut que je vous parle… C'est pour ça qu'il faut me pardonner, monsieur le Perpétuel, d'avoir fait entrer un homme comme vous dans mon office…

Et la terrible Babette, ayant enfin déposé son manche à balai, fit signe à M. Hippolyte Patard de la suivre au coin d'une fenêtre où ils trouvèrent chacun une chaise.

Mais avant que de s'asseoir la Babette alla cacher son quinquet tout derrière la cheminée, de telle sorte que le coin où elle avait entraîné M. le Perpétuel se trouvait plongé dans une nuit opaque. Puis elle revint, et, tout doucement, ouvrit l'un des volets intérieurs qui fermaient la fenêtre. Alors, un pan de fenêtre apparut avec ses barreaux de fer; et un peu de la lueur tremblotante du réverbère, abandonné sur le trottoir d'en face, ayant glissé à travers ces barreaux, la figure de Babette en fut doucement éclairée. M. le secrétaire perpétuel la regarda et fut rassuré, bien que toutes les précautions prises par la vieille servante n'eussent point manqué de l'intriguer, et même de l'inquiéter. Cette figure, qui devait être, dans certains moments, bien redoutable à voir, exprimait, dans cette sombre minute, une douceur apitoyée qui donnait confiance.

–Monsieur le Perpétuel, dit la Babette en s'asseyant en face de l'académicien, ne vous étonnez pas de mes manières; je vous mets dans le noir pour surveiller le vielleux. Mais il ne s'agit pas de ça pour le moment… pour le moment je ne veux vous dire qu'une chose (et la voix de rogomme se fit entendre jusqu'aux larmes): voulez-vous le tuer?

Ce disant, la Babette avait pris dans ses mains les mains d'Hippolyte Patard qui ne les retira point, car il commençait d'être profondément ému par cet accent désolé qui venait du cœur en passant par l'Aveyron.

–Écoutez, continua la Babette, je vous le demande, monsieur le Perpétuel, je vous le demande bien sincèrement, en votre âme et conscience, comme on dit chez les juges, est-ce que vous croyez que toutes ces morts-là, c'est naturel? Répondez-moi, monsieur le Perpétuel!

A cette question, à laquelle il ne s'attendait pas, M. le Perpétuel sentit un certain trouble. Mais, au bout d'un instant qui parut bien solennel à la Babette, il répondit d'une voix affermie:

–En mon âme et conscience, oui… je crois que ces morts sont naturelles…

Il y eut encore un silence.

–Monsieur le Perpétuel, fit la voix grave de Babette, vous n'avez peut-être pas assez réfléchi…

–Les médecins, madame, ont déclaré…

–Les médecins se trompent souvent, monsieur… On a vu ça, en justice… songez-y monsieur le Perpétuel. Écoutez: je vais vous dire une chose… On ne meurt pas comme ça, tout d'un coup, au même endroit, à deux, en disant quasi les mêmes paroles, à quelques semaines de distance sans que ça ait été préparé!

La Babette, dans son langage plus expressif que correct, avait admirablement résumé la situation. M. le secrétaire perpétuel en fut frappé.

–Qu'est-ce que vous croyez donc? demanda-t-il.

–Je crois que votre Eliphas de La Nox est un vilain sorcier… Il a dit qu'il se vengerait et il les a empoisonnés… Le poison était peut-être dans la lettre… vous ne me croyez pas?… Et ça n'est peut-être pas ça? Mais, monsieur le Perpétuel, écoutez-moi bien… c'est peut-être autre chose!… Je vais vous poser une question: En votre âme et conscience, si, en faisant son compliment, M. Latouche tombait mort comme les deux autres, croiriez-vous toujours que c'est naturel?

–Non, je ne le croirais pas! répondit sans hésiter M. Hippolyte Patard.

–En votre âme et conscience?

–En mon âme et conscience!

–Eh bien, moi, monsieur le Perpétuel, je ne veux pas qu'il meure!

–Mais il ne mourra pas, madame!

–C'est ce qu'on a dit pour ce M. d'Aulnay et il est mort!

–Ce n'est pas une raison pour que M. Latouche…

–Possible! En tout cas, moi, je lui ai défendu de se présenter à votre Académie…

–Mais il est élu, madame!… Il est élu!…

–Non, puisqu'il ne s'est pas présenté! Ah! c'est ce que j'ai répondu à tous les journalistes qui sont venus ici… Il n'y a pas à se dédire.

–Comment! il ne s'est pas présenté! Mais nous avons des lettres de lui.

–Ça ne compte plus… depuis la dernière qu'il vous a écrite hier soir devant moi, aussitôt qu'on a eu appris la mort de ce M. d'Aulnay… Il l'a écrite là, devant moi; on ne dira pas le contraire… Et vous avez dû la recevoir ce matin… Il me l'a lue… Il disait qu'il ne se présentait plus à l'Académie.

–Je vous jure, madame, que je ne l'ai pas reçue! déclara M. Hippolyte Patard.

Babette attendit avant de répondre, puis elle se décida:

–Je vous crois, monsieur le Perpétuel.

–La poste, énonça M. Patard, fait quelquefois mal son service.

–Non, répondit avec un soupir Babette, non, monsieur le Perpétuel!… ça n'est pas ça! vous n'avez pas reçu la lettre parce qu'il ne l'a pas mise à la poste.

Et elle poussa un nouveau soupir—Il avait tant envie d'être de votre Académie, monsieur le Perpétuel!

Et la Babette pleura.

–Oh! ça lui portera malheur!… ça lui portera malheur!

Dans ses larmes, elle disait encore:

–J'ai des pressentiments… des hantises qui ne trompent pas… N'est-ce pas, monsieur le Perpétuel, que ce ne serait pas naturel s'il mourait comme les autres… Alors ne faites pas tout pour qu'il meure comme les autres… ne lui faites pas faire son compliment!…

–Ça, répondit tout de suite M. Hippolyte Patard, dont les yeux étaient humides… ça, c'est impossible!… Il faut bien que quelqu'un finisse par prononcer l'éloge de Mgr d'Abbeville.

–Moi, ça m'est égal, répliqua Babette. Mais lui, hélas! Il ne pense qu'à ça. A faire des compliments de Mgr d'Abbeville…

Il n'est pas méchant pour un sou… Ah! des compliments, il lui en fera!… C'est pas ça qui le retiendra d'être de votre Académie… mais j'ai des hantises, je vous dis.

Tout à coup la Babette s'était arrêtée de pleurer—Chut! fit-elle.

Elle fixait maintenant, d'un air farouche, le trottoir d'en face… M. le secrétaire perpétuel suivit ce regard, et il aperçut alors, en plein sous le réverbère, la boîte qui marche; seulement la boîte avait maintenant non seulement des jambes, mais une tête… une extraordinaire tête chevelue et barbue… qui dépassait à peine l'énorme caisse…

–Un joueur d'orgue de Barbarie… murmura M. Hippolyte Patard.

–Un vielleux!… corrigea dans un souffle la Babette, pour qui tous les joueurs de musique, dans les cours, étaient des vielleux… Le voilà revenu, ma parole! Il nous croit peut-être couchés; bougez plus!

Elle était tellement émue qu'on entendait battre son cœur…

Elle dit encore entre ses dents:

–On va bien voir ce qu'il va faire!

En face, la boîte qui marche ne marchait plus.

Et la tête chevelue, barbue, au-dessus de la boîte, regardait, sans remuer du côté de M. Patard et de la Babette, mais certainement sans les voir.

Cette tête était si broussailleuse qu'on n'en pouvait distinguer aucun trait; mais ses yeux étaient vifs et perçants.

M. Hippolyte Patard pensa: «J'ai vu ces yeux-là quelque part,» Et il en fut plus inquiet. Cependant, il n'avait pas besoin d'événement nouveau pour accroître un trouble qui allait tout seul s'élargissant. L'heure était si bizarre, si incertaine, si mystérieuse, au fond de cette vieille cuisine, derrière les barreaux de cette fenêtre obscure, en face de cette brave servante qui lui avait retourné le cœur avec ses questions… (En vérité! En vérité! Il avait répondu que ces deux morts étaient naturelles!… Et si l'autre aussi, le troisième, allait mourir! Quelle responsabilité pour M. Hippolyte Patard, et quels remords!) Et le cœur de M. le Perpétuel battait maintenant aussi fort que celui de la vieille Babette…

Que faisait, à cette heure, sur ce trottoir désert, la tête chevelue, barbue, au-dessus de l'orgue de Barbarie? Pourquoi la boîte avait-elle si singulièrement marché tout à l'heure, paraissant, disparaissant, revenant après avoir été chassée?