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Le Bossu Volume 4

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Le Bossu Volume 4
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LE PALAIS-ROYAL.
(SUITE.)

II
– Entretien particulier. —

La silhouette de Philippe d'Orléans et celle de son bossu ne se montrèrent plus aux rideaux du cabinet. Le prince venait de se rasseoir; le bossu restait debout devant lui, dans une attitude respectueuse, mais ferme.

Le cabinet du régent avait quatre fenêtres, deux sur le jardin, deux sur la cour des Fontaines.

On y arrivait par trois entrées, dont l'une était publique; la grande antichambre, les deux autres dérobées. Mais c'était là le secret de la comédie. Après l'opéra, ces demoiselles, bien qu'elles n'eussent à traverser que la cour aux Ris, arrivaient à la porte du duc d'Orléans, précédées de lanternes à manche et faisaient battre la porte à toute volée! Cossé, Brissac, Gonzague, la Fare et le marquis de Bonnivet, ce bâtard de Gouffier que la duchesse de Berry avait pris à son service «pour avoir un outil à couper les oreilles,» venaient frapper à l'autre porte en plein jour.

L'une de ces issues s'ouvrait sur la cour aux Ris, l'autre sur la cour des Fontaines, déjà dessinée en partie par la maison du financier Maret de Fonbonne et le pavillon Riault. La première avait pour concierge une brave vieille, ancienne chanteuse de l'Opéra, la seconde était gardée par le Bréant, ex-palefrenier de Monsieur. C'étaient de bonnes places. Le Bréant était en outre l'un des surveillants du jardin, où il avait une loge, derrière le rond-point de Diane.

C'est la voix de le Bréant que nous avons entendue, au fond du corridor noir, quand le bossu entra par la cour des Fontaines.

On l'attendait en effet. Le régent était seul. Le régent était soucieux.

Le régent avait encore sa robe de chambre, bien que la fête fût commencée depuis longtemps; ses cheveux, qu'il avait très-beaux, étaient en papillotes, et il portait de ces gants préparés pour entretenir la blancheur des mains. Sa mère, dans ses Mémoires, dit que ce goût excessif pour le soin de sa personne lui venait de Monsieur. Monsieur, en effet, jusqu'aux derniers jours de sa vie, fut autant et plus coquet qu'une femme.

Le régent avait dépassé sa quarante-cinquième année. On lui eût donné quelque peu davantage, à cause de la fatigue extrême qui jetait comme un voile sur ses traits. Il était beau néanmoins; son visage avait de la noblesse et du charme; ses yeux, d'une douceur toute féminine, peignaient la bonté poussée jusqu'à la faiblesse.

Sa taille se voûtait légèrement quand il ne représentait point. Ses lèvres et surtout ses joues avaient cette mollesse, cet affaissement qui est comme un héritage dans la maison d'Orléans.

La princesse palatine sa mère lui avait donné quelque chose de sa bonhomie allemande et de son esprit argent comptant; – mais elle avait gardé la meilleure part. – Si l'on en croit ce que cette excellente femme dit d'elle-même dans ses Souvenirs, chef-d'œuvre de rondeur et d'originalité, elle n'avait eu garde de lui donner la beauté qu'elle n'avait point.

Sur certains tempéraments d'élite, la débauche laisse peu de traces: il y a des hommes de fer. Philippe d'Orléans n'était point de ceux-là. Son visage et toute l'habitude de son corps disaient énergiquement quelle fatigue lui laissait l'orgie. – On pouvait pronostiquer déjà que cette vie, prodiguée, usait ses dernières ressources, et que la mort guettait là quelque part, au fond d'un flacon de Champagne ou dans la ruelle de l'alcôve.

Le bossu trouva au seuil du cabinet un seul valet de chambre qui l'introduisit.

– C'est vous qui m'avez écrit d'Espagne? demanda le régent, qui le toisa d'un coup d'œil.

– Non, monseigneur, répondit le bossu respectueusement.

– Et de Bruxelles?

– Non plus de Bruxelles.

– Et de Paris?

– Pas davantage.

Le régent lui jeta un second coup d'œil.

– Il m'étonnait que vous fussiez à Lagardère… murmura-t-il.

Le bossu salua en souriant.

– Monsieur, dit le régent avec douceur et gravité, je n'ai point voulu faire allusion à ce que vous pensez… je n'ai jamais vu ce Lagardère.

– Monseigneur, repartit le bossu qui souriait toujours, on l'appelait le beau Lagardère, quand il était chevau-léger de votre royal oncle… je n'ai jamais pu être ni beau ni chevau-léger.

Il ne plaisait point au duc d'Orléans d'appuyer sur ce sujet.

– Comment vous nommez-vous? demanda-t-il.

– Maître Louis, monseigneur, dans ma maison… Au dehors, les gens comme moi n'ont d'autre nom que le sobriquet qu'on leur donne…

– Où demeurez-vous?

– Très-loin.

– C'est un refus de me dire votre demeure.

– Oui, monseigneur.

Philippe d'Orléans releva sur lui son œil sévère et prononça tout bas:

– J'ai une police, monsieur… Elle passe pour être habile… Je puis aisément savoir…

– Du moment que Votre Altesse semble y tenir, interrompit le bossu, je fais taire ma répugnance… je demeure en l'hôtel de M. le prince de Gonzague.

– A l'hôtel de Gonzague! répéta le régent étonné.

Le bossu salua et dit froidement:

– Les loyers y sont chers.

Le régent semblait réfléchir.

– Il y a longtemps, fit-il, bien longtemps que j'entendis parler pour la première fois de ce Lagardère… C'était autrefois un spadassin effronté…

– Il a fait de son mieux depuis lors pour expier ses folies.

– Que lui êtes-vous?

– Rien… et tout… il n'a point d'amis.

– Pourquoi n'est-il pas venu lui-même?

– Parce qu'il m'avait sous la main.

– Si je voulais le voir… où le trouverais-je?

– Je ne puis répondre à cette question, monseigneur.

– Cependant…

– Vous avez une police… Elle passe pour habile… Essayez!

– Est-ce un défi, monsieur?

– Est-ce une menace, monseigneur?.. Dans une heure d'ici, Henri de Lagardère peut être à l'abri de vos recherches… Et la démarche qu'il a faite pour l'acquit de sa conscience, jamais il ne la renouvellera.

– Il l'a donc faite à contre-cœur, cette démarche? demanda Philippe d'Orléans.

– A contre-cœur… c'est le mot, repartit le bossu.

– Pourquoi?

– Parce que le bonheur entier de son existence est l'enjeu de cette partie, qu'il aurait pu ne pas jouer…

– Et qui l'a forcé à la jouer, cette partie?

– Un serment.

– Fait à qui?

– A un homme qui allait mourir.

– Et cet homme s'appelait?

– Vous le savez bien, monseigneur… Cet homme s'appelait Philippe de Lorraine, duc de Nevers.

Le régent laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

– Voilà vingt ans de cela!.. murmura-t-il d'une voix véritablement altérée; je n'ai rien oublié… rien!.. Je l'aimais, mon pauvre Philippe… il m'aimait!.. Depuis qu'on me l'a tué, je ne sais pas si j'ai touché la main d'un ami sincère!..

Le bossu le dévorait du regard. Une émotion puissante était sur ses traits. – Un instant, il ouvrit la bouche pour parler, mais il se contint par un violent effort. Son visage redevint impassible.

Philippe d'Orléans se redressa et dit avec lenteur:

– J'étais le plus proche parent de M. le duc de Nevers… Ma sœur a épousé son cousin, M. le duc de Lorraine… Comme prince et comme allié, je dois protection à sa veuve qui, du reste, est la femme d'un de mes plus chers amis… Si sa fille existe, je promets qu'elle sera une riche héritière, et qu'elle épousera un prince si elle veut… Quant au meurtre de mon pauvre Philippe, on dit que je n'ai qu'une vertu, c'est l'oubli de l'injure… Et cela est vrai: la pensée de la vengeance naît et meurt en moi à la même minute… Mais moi aussi, je fis un serment, quand on vint me dire: Philippe est mort… A l'heure qu'il est, je conduis l'État… Punir l'assassin de Nevers ne sera plus vengeance, mais justice!

Le bossu s'inclina en silence. Philippe d'Orléans reprit:

– Il me reste plusieurs choses à savoir… Pourquoi ce Lagardère a-t-il tardé si longtemps à s'adresser à moi?

– Parce qu'il s'était dit: Au jour où je me dessaisirai de ma tutelle, je veux que mademoiselle de Nevers soit femme, et qu'elle puisse connaître ses amis et ses ennemis.

– Il a les preuves de ce qu'il avance?

– Il les a, sauf une seule.

– Laquelle?

– La preuve qui doit confondre l'assassin.

– Il connaît l'assassin?

– Il croit le connaître… et il a une marque certaine pour vérifier ses soupçons.

– Cette marque ne peut servir de preuve?

– Votre Altesse Royale en jugera… Quant à la naissance et à l'identité de la jeune fille, tout est en règle.

Le régent réfléchissait.

– Quel serment avait fait ce Lagardère? demanda-t-il après un silence.

– Il avait promis d'être le père de l'enfant, répondit le bossu.

– Il était donc là au moment de la mort?

– Il était là… Nevers mourant lui confia la tutelle de sa fille.

– Ce Lagardère tira-t-il l'épée pour défendre Nevers?

– Il fit ce qu'il put… Après la mort du duc, il emporta l'enfant, bien qu'il fût seul désormais contre vingt…

– Je sais qu'il n'y a point au monde de plus redoutable épée, murmura le régent. Mais il y a de l'obscurité dans vos réponses, monsieur… Si ce Lagardère assistait à la lutte, comment dites-vous qu'il a seulement des soupçons au sujet de l'assassin…?

– Il faisait nuit noire. L'assassin était masqué. Il frappa par derrière.

– Ce fut donc le maître lui-même qui frappa?

– Ce fut le maître… Et Nevers tomba sur le coup en criant: Ami, venge-moi!

– Et ce maître, poursuivit le régent avec une hésitation visible, n'était-ce point M. le marquis de Caylus-Tarrides?

– M. le marquis de Caylus-Tarrides est mort depuis des années, répliqua le bossu; l'assassin est vivant… Votre Altesse Royale n'a qu'un mot à dire: Lagardère le lui montrera cette nuit.

– Alors, fit le régent avec vivacité, ce Lagardère est à Paris?

 

Le bossu se mordit la lèvre.

– S'il est à Paris, ajouta le régent qui se leva, il est à moi!

Sa main agita une sonnette, et il dit au valet qui entra:

– Que M. de Machault vienne ici sur-le-champ!

M. de Machault était le lieutenant de police.

Le bossu avait repris son calme.

– Monseigneur, dit-il en regardant sa montre, à l'heure où je vous parle, M. de Lagardère m'attend, hors de Paris, sur une route que je ne vous indiquerai point, dussiez-vous me donner la question. Voici onze heures de nuit qui vont sonner. Si M. de Lagardère ne reçoit de moi aucun message avant onze heures et demie, son cheval galopera vers la frontière. Il a des relais… Votre lieutenant de police n'y peut rien.

– Vous serez otage! s'écria le régent.

– Oh! moi, fit le bossu qui se prit à sourire; pour peu que vous teniez à me garder prisonnier, je suis en votre pouvoir!

Il croisa ses bras sur sa poitrine. Le lieutenant de police entrait. Il était myope, et ne voyant point le bossu, il s'écria avant qu'on ne l'interrogeât:

– Voici du nouveau!.. Votre Altesse Royale verra si l'on peut user de clémence envers de pareils brouillons! Je tiens la preuve de leurs intelligences avec Alberoni… Cellamare est là dedans jusqu'au cou… et M. de Villeroy… et M. de Villars et toute la vieille cour qui est avec le duc et la duchesse du Maine…

– Silence! fit le régent.

M. de Machault apercevait justement le bossu. Il s'arrêta tout interdit.

Le régent fut une bonne minute avant de reprendre la parole. Pendant ce temps, il regarda plus d'une fois le bossu à la dérobée. Celui-ci ne sourcillait pas.

– Machault, dit enfin le régent, je vous avais précisément appelé pour vous parler de M. le prince de Cellamare… et d'autres… Allez m'attendre, je vous prie, dans le premier cabinet.

Machault lorgna curieusement le bossu et se dirigea vers la porte.

Comme il allait franchir le seuil, le régent ajouta:

– Faites-moi passer, je vous prie, un sauf-conduit tout scellé et contre-signé en blanc.

Avant de sortir, M. de Machault lorgna encore.

Le régent ne pouvait être bien longtemps si sérieux que cela.

– Où diable va-t-on prendre des myopes pour les mettre à la tête de l'affût? grommela-t-il.

Puis il ajouta:

– M. le chevalier de Lagardère traite avec moi de puissance à puissance. Il m'envoie des ambassadeurs et me dicte lui-même, dans sa dernière missive, la teneur du sauf-conduit qu'il réclame… Il y a là-dessous, probablement, quelque intérêt en jeu… Ce chevalier de Lagardère exigera sans doute une récompense?..

– Votre Altesse Royale se trompe, repartit le bossu; – M. de Lagardère n'exigera rien… Il ne serait pas au pouvoir du régent de France lui-même de récompenser le chevalier de Lagardère!

– Peste! fit le duc – il faudra bien que nous voyions ce mystérieux et romanesque personnage… Il est capable d'avoir un succès fou à la cour, et de ramener la mode perdue des chevaliers errants!.. Combien de temps nous faudra-t-il l'attendre?

– Deux heures.

– C'est au mieux!.. Il servira d'intermède entre le ballet indien et le souper sauvage… Cela n'est point dans le programme…

Le valet entra. Il apportait le sauf-conduit, contre-signé par le ministre Le Blanc et M. de Machault.

Le régent remplit lui-même les blancs et signa.

– M. de Lagardère, – reprit-il tout en écrivant, – n'avait point commis de ces fautes qu'on ne puisse pardonner. Le feu roi était sévère à l'endroit des duels; il avait raison. Les mœurs ont changé, Dieu merci! depuis ce temps, et les rapières tiennent mieux dans le fourreau… La grâce de M. de Lagardère sera enregistrée demain, et voici le sauf-conduit.

Le bossu avança la main. Le régent ne lâcha point encore l'acte.

– Vous préviendrez M. de Lagardère que toute violence de sa part rompra l'effet de ce parchemin.

– Le temps de la violence est passé, prononça le bossu avec une sorte de solennité.

– Qu'entendez-vous par là, monsieur?

– J'entends que le chevalier de Lagardère n'aurait pu accepter cette clause, il y a deux jours.

– Parce que?.. fit le duc d'Orléans avec défiance et hauteur.

– Parce que son serment le lui eût interdit.

– Il avait donc juré autre chose que de servir de père à l'enfant?

– Il avait juré de venger Nevers…

Le bossu s'interrompit court.

– Achevez, monsieur! ordonna le régent.

– Le chevalier de Lagardère, répondit le bossu lentement, – au moment où il emportait la petite fille, avait dit aux assassins: – Vous mourrez tous de ma main! Ils étaient neuf. Le chevalier en avait reconnu sept… ceux-là sont morts…

– De sa main? interrogea le régent qui pâlit.

Le bossu s'inclina profondément en signe d'affirmation.

– Et les deux autres? demanda encore le régent.

Le bossu fit une pause avant de répondre.

– Il est des têtes, monseigneur, que les chefs de gouvernement n'aiment point voir tomber sur l'échafaud, répondit-il enfin en regardant le prince en face, – le bruit que font ces têtes en tombant ébranle le trône… M. de Lagardère donnera le choix à Votre Altesse Royale. Il m'a chargé de le lui dire… le huitième assassin n'est qu'un valet: M. de Lagardère ne le compte pas… Le neuvième est le maître… Il faut que cet homme meure… Si Votre Altesse Royale ne veut pas du bourreau, on donnera une épée à cet homme, et cela regardera M. de Lagardère…

Le régent tendit une seconde fois le parchemin.

– La cause est juste, murmura-t-il; – je fais ceci en mémoire de mon pauvre Philippe… Si M. de Lagardère a besoin d'aide…

– Monseigneur, M. de Lagardère ne demande qu'une seule chose à Votre Altesse Royale.

– Quelle chose?

– La discrétion… Un mot imprudent peut tout perdre.

– Je serai muet.

Le bossu salua profondément, mit le parchemin plié dans sa poche, et se dirigea vers la porte.

– Donc, dans deux heures? dit le régent.

– Dans deux heures!

Et le bossu sortit.

– As-tu ce qu'il te faut, petit homme? demanda le vieux concierge le Bréant, quand il vit revenir le bossu.

Celui-ci glissa un double louis dans sa main.

– Oui, dit-il, mais, à présent, je veux voir la fête.

– Tête-bleu! s'écria le Bréant, – le beau danseur que voilà!

– Je veux, en outre, continua le bossu, que tu me donnes la clef de ta loge dans le jardin.

– Pourquoi faire, petit homme?

Le bossu lui glissa un second double louis.

– A-t-il de drôles de fantaisies, ce petit homme-là! fit le Bréant. Tiens, voici la clef de ma loge.

– Je veux enfin, acheva le bossu, que tu portes dans ta loge le paquet que je t'ai confié ce matin.

– Et y a-t-il encore un double louis pour la commission?

– Il y en a deux.

– Bravo!.. oh! l'honnête petit homme!.. Je suis sûr que c'est pour un rendez-vous d'amour…

– Peut-être, fit le bossu en souriant.

– Si j'étais femme, moi, je t'aimerais malgré ta bosse… à cause de tes doubles louis… Mais, s'interrompit ici le bon vieux le Bréant; il faut une carte pour entrer là dedans… les piquets de gardes françaises ne plaisantent pas!..

– J'ai la mienne, répliqua le bossu; porte seulement le paquet.

– Tout de suite, mon petit homme. Reprends le corridor… tourne à droite, le vestibule est éclairé; tu descendras par le perron… Divertis-toi bien, et bonne chance!

III
– Un coup de lansquenet. —

Dans le jardin, l'affluence augmentait sans cesse. On se pressait principalement du côté du rond-point de Diane, qui avoisinait les appartements de Son Altesse Royale; chacun voulait savoir pourquoi le régent se faisait attendre.

Nous ne nous occuperons pas beaucoup de conspirations. Les intrigues de M. du Maine et de la princesse, sa femme, les menées du vieux parti Villeroy et de l'ambassade d'Espagne, bien que fertiles en incidents dramatiques, n'entrent point dans notre sujet. Il nous suffit de remarquer, en passant, que le régent était entouré d'ennemis. Le parlement le détestait et le méprisait au point de lui disputer en toute occasion la préséance; le clergé lui était généralement hostile à cause de l'affaire de la constitution; les vieux généraux et l'armée active ne pouvaient avoir que du dédain pour sa politique débonnaire; enfin, dans le conseil de régence même, il éprouvait de la part de certains membres une opposition systématique.

On ne peut se dissimuler que la parade financière de Law lui fut d'un immense secours pour détourner l'animadversion publique.

Personnellement, nul, excepté les princes légitimes, ne pouvait avoir une haine bien vigoureuse pour ce prince, appartenant au genre neutre, qui n'avait pas un grain de méchanceté dans le cœur, mais dont la bonté était un peu de l'insouciance. On ne déteste bien que les gens qu'on eût pu aimer fortement. Or, Philippe d'Orléans comptait des compagnons de plaisir et point d'amis.

La banque de Law servit à acheter les princes. Le mot est dur, mais l'histoire, inflexible, ne permet point d'en choisir un autre. Une fois les princes achetés, les ducs suivirent et les légitimés restèrent dans l'isolement, n'ayant d'autre consolation que quelques visites à la vieille, comme on appelait alors madame de Maintenon déchue.

M. de Toulouse se soumit franchement: c'était un honnête homme. M. du Maine et sa femme durent chercher un point d'appui à l'étranger.

On dit qu'au temps où parurent les satires du poëte Lagrange, intitulées les Philippiques, le régent insista tellement auprès du duc de Saint-Simon, alors son familier, que ce duc consentit à lui en faire lecture.

On dit que le régent écouta sans sourciller, et même en riant, les passages où le poëte, traînant dans la boue sa vie privée et de famille, le montre assis auprès de sa propre fille à la même table d'orgie.

Mais on dit aussi qu'il pleura et qu'il s'évanouit à la lecture des vers qui l'accusaient d'avoir empoisonné successivement toute la postérité de Louis XIV.

Il avait raison. Ces accusations, lors même qu'elles sont des calomnies, font sur le vulgaire une impression profonde. Il en reste toujours quelque chose, a dit Beaumarchais, qui savait à quoi s'en tenir.

L'homme qui a parlé de la régence avec le plus de calme et le plus d'impartialité, c'est l'historiographe Duclos, dans ses Mémoires secrets. On voit bien que l'avis de Duclos est celui-ci: La régence du duc d'Orléans n'aurait pas tenu sans la banque de Law.

Le jeune roi Louis XV était adoré. Son éducation était confiée à des mains hostiles au régent; d'ailleurs, dans le public indifférent, il y avait de sourdes inquiétudes sur la probité de ce prince. On craignait d'un instant à l'autre de voir disparaître l'arrière-petit-fils de Louis XIV, comme on avait vu disparaître son père et son aïeul.

C'était là un admirable prétexte à conspirations. Certes, M. du Maine, M. de Villeroy, le prince de Cellamare, M. de Villars, Alberoni et le parti breton-espagnol n'intriguaient point pour leur propre intérêt. Fi donc! ils travaillaient pour soustraire le jeune roi aux funestes influences qui avaient abrégé la vie de ses parents.

Philippe d'Orléans ne voulut opposer d'abord à ces attaques que son insouciance. Les meilleures fortifications sont de terre molle. Un simple matelas pare mieux la balle qu'un bouclier d'acier. Philippe d'Orléans put dormir tranquille assez longtemps derrière son insouciance.

Quand il fallut se montrer, il se montra, et comme le troupeau des assaillants qui l'entourait n'avait ni valeur ni vertu, il n'eut besoin que de se montrer.

A l'époque où se continue notre histoire, Philippe d'Orléans était encore derrière son matelas. Il dormait, et les clabauderies de la foule ne troublaient point son sommeil. Dieu sait pourtant que la foule clabaudait assez haut, tout près de son palais, sous ses fenêtres et jusque dans sa propre maison! Elle avait bien des choses à dire, la foule; – sauf ces infamies qui dépassaient le but, sauf ces accusations d'empoisonnement que l'existence même du jeune roi Louis XV démentait avec énergie, le régent ne prêtait que trop le flanc à la médisance. Sa vie était un éhonté scandale; sous son règne, la France ressemblait à l'un de ces grands vaisseaux désarmés qui s'en vont à la remorque d'un autre navire. Le remorqueur était l'Angleterre; enfin, malgré le succès de la banque de Law, tous ceux qui prenaient la peine de pronostiquer la banqueroute prochaine de l'État trouvaient auditoire.

Si donc, il y avait cette nuit dans les jardins du régent un parti de l'enthousiasme, la cabale mécontente ne manquait pas non plus: mécontents politiques, mécontents financiers, mécontents moraux ou d'instinct.

 

A cette dernière classe, composée de tous ceux qui avaient été jeunes et brillants sous Louis XIV, appartenaient M. le baron de la Hunaudaye et M. le baron de Barbanchois. Ce n'étaient pas de grands débris, mais ils se consolaient entre eux, déclarant que de leur temps les dames étaient bien plus belles, les hommes bien plus spirituels, le ciel plus bleu, le vent moins froid, le vin meilleur, les laquais plus fidèles et les cheminées moins sujettes à fumer.

Ce genre d'opposition, remarquable par son innocence, était connu du temps d'Horace, qui appelle le vieillard courtisan du passé, laudator temporis acti.

Mais disons tout de suite qu'on ne parlait pas beaucoup politique parmi cette foule dorée, souriante pimpante et masquée de velours qui traversait incessamment les cours du palais pour venir donner son coup d'œil aux décorations du jardin, et qui affluait surtout aux abords du rond-point de Diane. On était tout à la fête, et si le nom de la duchesse du Maine sortait de quelque jolie bouche, c'était pour la plaindre d'être absente.

Les grandes entrées commençaient à se faire. Le duc de Bourbon était là donnant la main à la princesse de Conti; le chancelier d'Aguesseau menait la princesse palatine, lord Stair, ambassadeur d'Angleterre, se faisait faire la cour par l'abbé Dubois. Un bruit se répandit tout à coup dans les salons, dans les cours, sous les charmilles, un bruit fait pour affoler toutes ces dames, un bruit qui fit oublier le retard du régent et l'absence de ce bon M. Law lui-même!

Le czar était au Palais-Royal! Le czar Pierre de Russie, sous la conduite du maréchal de Tessé, qu'on appelait son cornac, et suivi de trente gardes du corps qui avaient charge de ne le quitter jamais.

Emploi difficile! Pierre de Russie avait les mouvements brusques et les fantaisies soudaines. Tessé et ses gardes du corps faisaient parfois de rudes traites pour le joindre quand il échappait à leur respectueuse surveillance.

Il était logé à l'hôtel Lesdiguières, auprès de l'Arsenal. Le régent l'y traitait magnifiquement, mais la curiosité parisienne, violemment excitée par l'arrivée de ce sauvage souverain, n'avait pu encore s'assouvir, parce que le czar n'aimait point qu'on s'occupât de lui. Quand les passants s'avisaient de s'attrouper aux abords de son hôtel, il envoyait le pauvre Tessé avec ordre de charger.

Cet infortuné maréchal eût mieux aimé faire dix campagnes. L'honneur qu'il eut de garder le prince moscovite le vieillit de dix ans.

Pierre le Grand venait à Paris pour compléter son éducation de prince instaurateur et fondateur. Le régent n'avait point désiré cette terrible visite, mais il fit contre fortune bon cœur et essaya du moins d'éblouir le czar par la splendeur de son hospitalité. Cela n'était point aisé. Le czar ne voulait pas être ébloui. En entrant dans la magnifique chambre à coucher qu'on lui avait préparée à l'hôtel Lesdiguières, il se fit mettre un lit de camp au milieu de la salle et coucha dessus. Il allait bien partout, visitant les boutiques et causant familièrement avec les marchands, mais c'était incognito. La curiosité parisienne ne savait où le prendre.

A cause de cela précisément et des choses bizarres qui se racontaient, la curiosité parisienne arrivait au délire. Les privilégiés qui avaient vu le czar faisaient ainsi son portrait. Il était grand, très-bien fait, un peu maigre, le poil d'un brun fauve, le teint brun, très-animé, les yeux grands et vifs, le regard perçant, quelquefois farouche, au moment où l'on y pensait le moins, un tic nerveux et convulsif décomposait tout à coup son visage. On attribuait cela au poison que l'écuyer Zoubow lui avait donné dans son enfance.

Quand il voulait faire accueil à quelqu'un, sa physionomie devenait gracieuse et charmante. On sait le prix des grâces que font les animaux féroces. La créature qui a le plus de succès à Paris est l'ours du Jardin des Plantes, parce que c'est un monstre de bonne humeur.

Pour les Parisiens de ce temps, un czar moscovite était assurément un animal plus étrange, plus fantastique, plus invraisemblable qu'un ours vert ou qu'un singe bleu.

Il mangeait comme un ogre, au dire de Verton, maître d'hôtel du roi qu'on avait chargé de sa table, mais il n'aimait point les petits pieds. Il faisait par jour quatre repas, considérablement copieux. A chaque repas, il buvait deux bouteilles de vin et une bouteille de liqueur au dessert, sans compter la bière et la limonade entre deux. Ceci faisait journellement douze bouteilles de liquide capiteux.

Le duc d'Antin, partant de là, affirmait que c'était l'homme le plus capable de son siècle. Le jour où ce duc le traita en son château de Petit-Bourg, Pierre le Grand ne put se lever de table. On l'emporta à bras. Il avait trouvé le vin bon.

On se demanda ce qu'il fallait de bon vin pour mettre en cet état le robuste Sarmate?

Ses mœurs amoureuses étaient encore plus excentriques que ses habitudes de table. Paris en parlait beaucoup; nous n'en parlerons point.

Dès qu'on sut que le czar était dans le bal, il y eut beaucoup de remue-ménage. Cela n'était point dans le programme. Chacun le voulut voir. Comme personne ne savait dire précisément où il était, on suivait les indications les plus diverses et les courants de la foule allaient se heurtant à tous les carrefours.

Le Palais-Royal n'est pas la forêt de Bondy. On devait bien finir par le trouver!

Tout ce mouvement inquiétait fort peu nos joueurs de lansquenet, abrités sous la tente à l'indienne. Aucun d'eux n'avait lâché prise. L'or et les billets roulaient toujours sur le tapis.

Peyrolles avait fait une main superbe. Il tenait la banque en ce moment.

Chaverny, un peu pâle, riait encore, mais du bout des lèvres.

– Dix mille écus! dit Peyrolles.

– Je tiens, répliqua Chaverny.

– Avec quoi? demanda Navailles.

– Sur parole.

– On ne joue pas sur parole chez le régent, dit M. de Tresmes qui passait.

Et il ajouta d'un ton de dégoût profond:

– C'est un véritable tripot!

– Sur lequel vous n'avez pas votre dîme, M. le duc, riposta Chaverny qui le salua de la main.

Un éclat de rire suivit cette réponse, et M. de Tresmes s'éloigna en haussant les épaules.

Ce duc de Tresmes, gouverneur de Paris, avait le dixième sur tous les bénéfices des maisons où l'on donnait à jouer. Il avait la réputation de soutenir lui-même une de ces maisons, rue Bailleul. Ceci n'était point déroger. L'hôtel de madame la princesse de Carignan était un des plus dangereux tripots de la capitale.

– Dix mille écus! répéta Peyrolles.

– Je tiens, fit une voix mâle parmi les joueurs.

Et une liasse de billets de crédit tomba sur la table.

On n'avait point encore entendu cette voix. Tout le monde se retourna. Personne autour de la table ne connaissait le tenant.

C'était un gaillard bien découplé, haut sur jambes, portant perruque ronde sans poudre et col de toile. Son costume contrastait étrangement avec l'élégance de ses voisins. Il avait un gros pourpoint de bouracan marron, des chausses de drap gris, des bottes de bon gros cuir terne et gras. Un large ceinturon lui serrait la taille et soutenait un sabre de marin.

Était-ce l'ombre de Jean Bart? Il lui manquait la pipe.

En un tour de cartes, Peyrolles eut gagné les dix mille écus.

– Double! dit l'étranger.

– Double! répéta Peyrolles, bien que ce fût intervertir les rôles.

Une nouvelle poignée de billets tomba sur la table.

Il y a de ces corsaires qui portent des millions dans leurs poches.

Peyrolles gagna.

– Double! dit le corsaire d'un ton de mauvaise humeur.

– Double! soit!

Les cartes se firent.

– Palsambleu! dit Oriol, voilà quarante mille écus lestement perdus.

– Double! disait cependant l'habit de bouracan marron.

– Vous êtes donc bien riche, monsieur? demanda Peyrolles.

L'homme au sabre ne le regarda pas seulement. Ses cent vingt mille livres étaient sur la table.

– Gagné, Peyrolles! s'écria le chœur des assistants.

– Double!

– Bravo! dit Chaverny, voilà un beau joueur.

L'habit de bouracan écarta de deux vigoureux coups de coude les joueurs qui le séparaient de Peyrolles et vint se placer debout auprès de lui.

Peyrolles lui gagna ses deux cent quarante mille livres, puis le demi-million.

– Assez, dit l'homme au sabre.

Puis, il ajouta froidement:

– Donnez-moi de la place, messieurs.

En même temps, il dégaina son sabre d'une main, tandis que l'autre saisissait l'oreille de Peyrolles.

– Que faites-vous? que faites-vous? s'écria-t-on de toutes parts.

– Ne le voyez vous pas? répondit l'habit de bouracan sans s'émouvoir. Cet homme est un coquin…