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Les mystères du peuple, Tome V

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– Ils peuvent être de retour d'un moment à l'autre… Je les attends…

– Quoi! déjà?

– Oui, peut-être arriveront-ils ici aujourd'hui; aussi j'ai d'autant plus hâte d'acheter une esclave pour Sigebert, que je crains que pendant ce voyage en Germanie, Warnachaire n'ait pris une certaine influence sur Sigebert; or, cette influence serait bientôt perdue au milieu du trouble et des curiosités du premier amour de cet enfant.

– Puisque vous vous défiez du duk, madame, pourquoi lui avoir confié Sigebert?

– Excepté en toi, peut-être, en qui ai-je confiance ici? Ne fallait-il pas faire accompagner Sigebert… La vue de cet enfant roi, d'une douce figure, aura intéressé les chefs de tribus germaines d'au delà du Rhin, dont ce Warnachaire est allé rechercher l'alliance… Leurs troupes doubleront mon armée… Oh! dans cette guerre suprême, sans merci entre moi et Clotaire II… ce fils de Frédégonde sera écrasé… Il le faut… il le faut…

– Et cela sera, madame. Jusqu'ici vos ennemis ont toujours tombé sous vos coups… La mort du fils de Frédégonde couronnera l'œuvre… cependant ce duk Warnachaire m'inquiète… Tenez, madame… ces maires du palais qui ont, il y a quarante ou cinquante ans, sous le règne des fils du vieux Clotaire, commencé par être intendants des maisons royales… et qui, peu à peu, sont devenus gouvernants des peuples, ces maires du palais finiront par manger les rois si les rois ne les mangent point. Ces habiles gens disent aux princes: «Ayez des concubines, buvez, jouez, chassez, dormez, prodiguez l'argent dont nous remplirons vos coffres, tenez-vous en joie, ne prenez point souci de régner, nous nous chargeons de ce fardeau.» Ce sont là, madame, de dangereuses scélératesses; qu'une mère, qu'une aïeule, agisse ainsi envers ses fils et ses petits-fils, c'est chose concevable; mais chez les maires du palais, ceci touche fort à l'usurpation, et ce Warnachaire, à qui vous avez laissé son office de maire après la mort de Thierry, me semble vouloir dominer Sigebert et vous évincer, madame… Je sais que nous aurons la petite ou la grande esclave… pour nous maintenir contre le duk. Mais souvenez-vous, madame, de votre exil de Metz!

– Tu prêches une convertie… j'ai dernièrement écrit à Aimoin, qui revient avec Warnachaire, de le tuer en route.

– Eh! madame, que ne parliez-vous! je vous aurais épargné ma rhétorique.

– Malheureusement Aimoin n'a pas exécuté mes ordres.

– Quel serviteur!.. et pourquoi n'a-t-il pas obéi?

– Je l'ignore encore; je le saurai aujourd'hui peut-être.

– Du reste, il ne faut point nous hâter de penser mal de cet Aimoin. Une favorable occasion lui aura peut-être manqué; qui sait si vous n'allez pas le voir revenir seul avec le petit Sigebert! En cas contraire, une fois ici, à Châlons, dans ce château, il en sera, madame, ce qu'il vous plaira de Warnachaire… et croyez-moi, ces maires du palais! oh! ces maires du palais me semblent menaçants pour les royautés. Aussi, madame, les rois ne seront tranquilles sur leurs trônes que lorsqu'ils sauront se délivrer de ces dangereux rivaux toujours grandissants.

– Je le sais, mais il faut du temps pour abattre leur puissance; ils ont rallié à eux tous ces seigneurs bénéficiers enrichis par la générosité royale! Oh! le temps! le temps! ah! que la vie est courte, lorsque l'on sent en soi vouloir, pouvoir et force! Ce temps qu'il me faut, c'est un long règne, je l'aurai; les tribus barbares, de l'autre côté du Rhin, ont répondu à mon appel; elles se joindront à mon armée. Grâce à ce renfort, les troupes de Clotaire II écrasées, il tombe en mon pouvoir! lui, Chrotechilde, lui… le fils de Frédégonde! Oh! la frapper dans son fils! puisque du fond de sa tombe elle brave ma haine! oh! faire lentement expirer le fils dans les tortures que je rêvais pour la mère! venger ainsi le meurtre de ma sœur Galeswinthe et de mon époux Sigebert! m'emparer des royaumes de Clotaire et régner seule sur la Gaule entière durant de longues années, car, malgré mes soixante ans passés, je me sens pleine de vie, de force et de volonté!..

– Je vous l'ai souvent dit, madame, vous vivrez cent ans et plus.

– Je le crois, je le sens; oui, je sens en moi un vouloir, une vitalité indomptables. Oh! régner! ambition des grandes âmes! régner comme régnaient les empereurs de Rome, mes modèles! Oui, je veux les imiter dans leur toute-puissance souveraine! compter par millions les instruments de mes volontés! d'un signe redouté faire obéir les multitudes! d'un geste pousser mes armées d'un bout à l'autre du monde! agrandir mes royaumes à l'infini! et dire: Ces contrées des plus voisines aux plus lointaines, c'est à moi! c'est à moi! Courber cent peuples divers sous un même joug! toutes ces forces éparses les concentrer dans ma main, ainsi que faisaient les empereurs de Rome… Dire je veux, et voir tant de populations différentes soumises à une loi unique, la mienne! dire je veux, et voir s'élever sur toute la Gaule ces merveilles de l'art, dont j'ai déjà couvert la Bourgogne; châteaux forts, palais splendides, basiliques aux nefs d'or, chaussées immenses, prodigieux monuments, qui diront aux siècles futurs le grand nom de Brunehaut! et pour arriver à de si grandes choses quelques scrupules m'arrêteraient! Voyons? ces enfants que j'énerve! ces hommes que je tue parce qu'ils me gênent! pourraient-ils accomplir ou seulement concevoir mes desseins gigantesques? de quel prix est la vie de ces obscures victimes? Leurs os seront poussière, leur nom oublié depuis des siècles, tandis que d'âge en âge mon nom continuera d'étonner le monde! Mes victimes! eh! s'il en est quelques-unes dont la mémoire survive, c'est qu'elles auront été frappées par Brunehaut! on les plaint… je les immortalise…

– Voilà, madame, une raison que sauraient faire pieusement, pour votre salut, ces prêtres cupides et rusés qui vous assiégent de demandes de terres et d'argent!

– Ne médis pas des prêtres, ils traînent mon char triomphal…

– L'attelage, madame, est ruineux.

– Pour qui? les dons que je leur fais afin qu'ils enseignent aux peuples à vénérer Brunehaut; ces dons m'appauvrissent-ils? n'est-ce pas le superflu de mon superflu? ne vais-je pas rétablir les impôts autrefois décrétés par les empereurs, et remplir ainsi incessamment mes coffres? Les peuples crieront! ils m'appelleront la Romaine! Peu m'importe, si mon fisc atteint à la fois les plus pauvres et les plus riches! et puis que veux-tu, Chrotechilde? Il est du devoir d'une grande reine de payer royalement ceux qui l'amusent… quand ils l'amusent.

– Que trouvez-vous donc, madame, de divertissant chez ces mendiants hypocrites?

– Tiens… prends cette clef, ouvre ce coffret qui est sur la table, et cherches-y un parchemin noué d'un ruban pourpre.

– Le voici.

– Baise-le.

– Allons, madame, vous voulez rire.

– Baise ce parchemin, te dis-je, femme de peu de foi; il est écrit de la main d'un pape… d'un pape vivant, du pieux Grégoire, en un mot.

– Je comprends, mais je ne baiserai point le parchemin, madame, s'il vous plaît… Ainsi le pieux Grégoire, détenteur des clefs du paradis, vous promet de vous ouvrir toutes grandes les portes du séjour éternel?

– N'est-ce pas justice? ne les ai-je pas assez richement dorées les clefs de leur paradis?.. Ah! tu me demandes ce que je trouve d'amusant chez ces prêtres que je rémunère royalement? lis tout haut ce que contient ce parchemin; je me sens en gaieté aujourd'hui… Allons, lis.

– Madame, voici: «Grégoire, à Brunehaut, reine des Franks. – La manière dont vous gouvernez le royaume et l'éducation de votre fils attestent les vertus de votre excellence…» Chrotechilde ne put continuer; elle poussa un éclat de rire diabolique en regardant Brunehaut qui fit chorus d'hilarité avec sa confidente; celle-ci reprit se contenant à peine: – Par ma foi, madame, vous avez raison, lire de telles choses écrites de la main du pape, le pieux Grégoire, c'est là un divertissement que l'on ne saurait payer trop cher… Je continue, nous en étions, je crois, madame, à vos vertus…

– Nous en étions à mes vertus…

– Donc je reprends: «… L'éducation que vous donnez à votre fils atteste les vertus de votre excellence, vertus que l'on doit louer et qui sont agréables à Dieu; vous ne vous êtes point contentée de laisser intacte à votre fils la gloire des choses temporelles, vous lui avez aussi amassé les biens de la vie éternelle, en jetant dans son âme les germes de la vraie foi avec une pieuse sollicitude maternelle[J].»

Et les deux vieilles de rire de nouveau, de rire tant et tant, ces deux monstres, que les larmes leur vinrent aux yeux, après quoi Brunehaut dit à sa confidente: – Va, Chrotechilde… je me suis fait lire souvent les comédies satiriques des Romains… jamais celles de Plaute et de Térence ne vaudront celles que jouent chaque jour devant moi ces odieux hypocrites pour gagner les richesses dont je les comble.

– C'est la vérité, madame, ce sont de fières comédies que les leurs; ils mettent Dieu en scène!

– Et quelle scène! le ciel, le paradis, l'enfer, l'éternité… Ah! comédie, te dis-je, comédie! royale comédie!..

À cette nouvelle saillie de la reine, les deux vieilles recommencèrent de rire aux éclats; mais soudain cette hilarité fut interrompue par le bruit de cris joyeux et enfantins, partant de la chambre voisine; presque au même instant les trois frères de Sigebert, alors en voyage, entrèrent suivis de leurs gouvernantes et coururent entourer leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune de ces arrière-petits-fils de Brunehaut, avait dix ans, Corbe neuf ans, Mérovée, le dernier, six ans; nées d'un père presque épuisé avant son adolescence par la précocité des excès de toutes sortes où sa grand'mère Brunehaut l'avait plongé par une infernale prévoyance, ces trois petites créatures, délicates, frêles, étiolées déjà, faisaient peine à voir; leur gaieté même attristait; au lieu d'être rondes, fermes et roses, leurs joues creuses, d'une pâleur maladive, semblaient rendre plus grands encore leurs yeux caves et cernés; leur longue chevelure, symbole de la royauté franque, tombait fine et rare sur leurs épaules; ils portaient de petites dalmatiques d'étoffes d'or ou d'argent. La gouvernante, après avoir respectueusement fléchi le genou à l'entrée de la salle, se tint auprès de la porte, tandis que les enfants entouraient leur bisaïeule. Childebert, le moins jeune, se tenait debout auprès d'elle; Corbe et Mérovée, les deux plus petits, avaient grimpé sur ses genoux, tandis qu'elle leur disait:

 

– Vous voici très-gais ce matin, chers enfants!

– Grand'mère, c'est Corbe, notre frère, qui nous faisait rire…

– Voyons, qu'a donc dit Corbe de si plaisant?

– Tu sais bien, grand'mère, sa tourterelle blanche?

– Oui.

– Il lui a arraché toutes les plumes, et elle criait… et elle criait…

– Et vous de rire… et de rire… démons!..

– Oui, grand'mère; seulement à la fin notre petit frère Mérovée a pleuré!

– Tant il riait, ce garçonnet?

– Oh! non, moi j'ai pleuré, parce qu'à la fin l'oiseau était tout saignant.

– Alors, moi j'ai dit à mon frère Mérovée: Tu n'as donc pas de courage, que le sang te fait peur? Et quand nous irons à la bataille, cela te fera donc pleurer, de voir le sang couler? N'est-ce pas, Childebert, que j'ai dit cela?

– C'est vrai, grand'mère; et moi, pendant que Corbe parlait ainsi à Mérovée, j'ai pris un couteau et j'ai coupé le cou à la colombe… Ah! c'est que je n'ai pas peur du sang, moi; et quand j'aurai l'âge, j'irai à la guerre, n'est-ce pas, grand'mère?

– Ah! mes enfants, vous ne savez pas ce que vous désirez! On peut bien, voyez-vous, chers petits, s'amuser à couper le cou à des colombes, sans pour cela se croire obligé d'aller un jour à la guerre. Figurez-vous donc que la guerre, mes enfants, c'est chevaucher jour et nuit, souffrir de la faim, du chaud, du froid, coucher sous la tente, et qui plus est, risquer de se faire tuer ou blesser, ce qui cause une grande douleur; ne vaut-il pas mieux, chers enfants, se promener tranquillement en char ou en litière? coucher dans un lit douillet? manger des friandises tout son soûl? s'amuser tant que la journée dure? satisfaire aux moindres fantaisies qui nous viennent? Dites, n'est-ce point préférable aux vilaines fatigues de la guerre? Le sang des races royales est trop précieux pour l'exposer ainsi, mes jolis roitelets; vous avez vos leudes pour combattre l'ennemi à la bataille, vos serviteurs pour tuer les gens qui vous déplaisent ou vous offensent, vos prêtres pour vous faire obéir de vos peuples et vous absoudre de vos crimes, si vous en commettez. Vous n'avez donc qu'à vous amuser, qu'à jouir des délices de la vie, heureux enfants, sans autre souci que de dire: Je veux. Comprenez-vous bien mes paroles, chers petits? Dis, Childebert, toi l'aîné de vous trois? toi un garçon déjà raisonnable?

– Oh! oui, grand'mère, moi je ne suis pas plus soucieux qu'un autre d'aller à la guerre attraper de bons coups, je préfère m'amuser et faire ce qui me plaît; mais alors, pourquoi donc notre frère Sigebert s'en est-il allé à cheval, suivi de guerriers, en compagnie du duk Warnachaire?

– Votre frère est maladif, mes enfants; les médecins m'ont conseillé de lui faire entreprendre, pour le bien de sa santé, un long voyage…

– Et reviendra-t-il bientôt?

– Peut-être demain… peut-être aujourd'hui.

– Oh! tant mieux, grand'mère, tant mieux, sa place ne restera pas vide dans notre chambre, il nous manque…

– Ne vous réjouissez pas trop quant à cela, chers roitelets; désormais Sigebert aura sa chambre à part… Oh! c'est que c'est déjà un petit homme, lui!

– Il n'a pourtant qu'un an de plus que moi.

– Oh! oh! mais dans un an tu seras aussi un homme, toi, mon petit Childebert, – répondit Brunehaut en échangeant avec Chrotechilde un épouvantable regard, – alors, comme ton frère, tu auras ta chambre à part et… et tout ce qui s'en suit; n'est-ce pas, Chrotechilde?

– Certainement, madame… il ne faut point faire de jaloux.

– Qu'est-ce que j'aurai donc, grand'mère, de plus que ma chambre à part?

– Eh! mais, tes chambellans, tes écuyers, tes serviteurs, tes esclaves, tous gens soumis à tes caprices, comme les chiens à la houssine.

– Oh! que je voudrais donc être plus vieux d'un an!

– Et moi aussi, je te voudrais voir plus vieux d'un an… et Corbe aussi, et toi aussi, petit Mérovée, je voudrais vous voir tous de l'âge de Sigebert.

– Patience, madame, – dit Chrotechilde en échangeant de nouveau un regard diabolique avec Brunehaut, – patience, cela viendra… Mais quel est ce bruit dans la grande salle… De nombreux pas approchent… si c'était le seigneur Warnachaire…

Chrotechilde ne se trompait pas, c'était en effet le maire du palais de Bourgogne, accompagné de Sigebert; cet enfant, à peine âgé de onze ans, était comme ses frères chétif et pâle; cependant l'animation du voyage, la joie de revoir ses frères coloraient légèrement son doux visage, car, ainsi que l'avait dit Chrotechilde à Brunehaut, ce pauvre enfant, malgré les exécrables conseils de sa bisaïeule, conservait jusqu'alors un caractère angélique; il courut dès qu'il entra embrasser la vieille reine, puis il répondit aux caresses et aux questions empressées de ses frères qui l'entouraient; à chacun d'eux il remit de petits présents rapportés de son voyage et renfermés dans un coffret qu'il avait voulu prendre des mains d'un des serviteurs de sa suite, afin d'offrir plus tôt à ses frères ces témoignages de son souvenir. Chrotechilde, s'approchant alors de la reine, lui dit tout bas: – Madame… si vous m'en croyez, gardons les deux esclaves jusqu'à ce soir; d'ici là nous aviserons…

– Oui, c'est le meilleur parti à prendre, – répondit Brunehaut; et s'adressant à l'enfant: – Va te reposer… tu raconteras ton voyage à tes petits frères; j'ai à causer avec le duk Warnachaire…

Chrotechilde emmena les enfants, la reine resta seule avec le maire du palais de Bourgogne, homme de grande taille, d'une figure froide, impénétrable et résolue; il portait une riche armure d'acier rehaussée d'or à la mode romaine; sa large épée pendait à son côté, son long poignard à sa ceinture. Brunehaut, après avoir attaché longtemps son noir et profond regard sur Warnachaire, toujours impassible, lui fit signe de s'asseoir auprès de la table, s'y assit elle-même, et lui dit: – Quelles nouvelles?

– Bonnes… et mauvaises, madame…

– Les mauvaises d'abord.

– La trahison des duks Arnolfe et Pépin, ainsi que la défection de plusieurs autres grands seigneurs d'Austrasie, n'est plus douteuse; ils se sont rendus au camp de Clotaire II avec leurs hommes.

– Depuis longtemps je soupçonnais cette trahison. Ah! seigneurs enrichis, rendus si puissants par la générosité des rois, vous poussez à ce point l'ingratitude! Soit; je préfère la franche guerre à la guerre sourde; les domaines, terres saliques ou bénéfices de ces traîtres, retourneront à mon fisc. Continue…

– Clotaire II a levé son camp d'Andernach, et il est entré au cœur de l'Austrasie. Sommé de respecter les royaumes de ses neveux, dont vous avez, madame, la tutelle, il a répondu qu'il s'en remettrait au jugement des grands d'Austrasie et de Bourgogne.

– Le fils de Frédégonde espère soulever contre moi les peuples et les seigneurs de mes royaumes; il se trompe; des exemples prompts, prochains, terribles, épouvanteront les traîtres… tous les traîtres, entends-tu, Warnachaire?

– Oui, madame.

– Tous les traîtres, quel que soit leur rang, leur puissance, quel que soit le masque dont ils se couvrent, entends-tu, Warnachaire? maire du palais de Bourgogne…

– J'entends, madame… J'entends même ce que vous ne me dites pas…

– Tu lis dans ma pensée?

– Oui, vous me croyez un traître… Vous me soupçonnez surtout depuis votre récent retour de Worms?

– Je soupçonne toujours…

– Votre soupçon, madame, s'est changé en certitude; vous avez écrit à Aimoin, un homme à vous, de me poignarder.

– Je ne fais poignarder… que mes ennemis…

– Je suis donc pour vous un ennemi, madame? Voici les morceaux de la lettre écrite de votre main à Aimoin pour lui ordonner de me tuer[K].

Et le duk déposa sur la table plusieurs morceaux de parchemins déchirés; la reine regarda le maire du palais d'un œil défiant.

– Ainsi Aimoin t'a livré ma lettre?

– Non, madame, le hasard a mis en ma possession ces morceaux de parchemin.

– Et pourtant… tu reviens ici?

– Pour vous prouver l'injustice de vos soupçons.

– Ou pour mieux me trahir.

– Madame, si j'avais voulu vous trahir, je me serais rendu, comme tant d'autres seigneurs de Bourgogne, auprès de Clotaire II; je lui aurais donné votre petit-fils en otage, et je serais resté dans le camp de votre ennemi avec les tribus que j'ai ramenées de Germanie.

– Ces tribus me sont dévouées… elles ne t'auraient pas suivi, elles viennent ici pour renforcer mon armée…

– Ces tribus, madame, viennent ici pour piller, peu leur importe que ce soit comme auxiliaires de Brunehaut ou de Clotaire II; pays de Soissons, de Bourgogne ou d'Austrasie, ces Franks n'ont pas de préférence, pourvu qu'après s'être vaillamment battus et avoir aidé à la victoire, ils puissent ravager la contrée vaincue, faire un gros butin, et emmener de nombreux esclaves de l'autre côté du Rhin, tels sont les Franks que je vous ramène.

– Je te dis, moi, que la vue de mon petit-fils, ce roi enfant, venant demander par ta bouche aide et force aux Germains, a intéressé ces barbares.

– Si vous n'aviez, madame, expressément promis à ces tribus le pillage des territoires vaincus, ils seraient demeurés, croyez-moi, insensibles à la jeunesse de Sigebert; ils sont aussi sauvages que l'étaient nos pères, les premiers compagnons de Clovis; il m'a fallu de grands efforts pour les empêcher de tout ravager sur notre route; dans leur farouche impatience ils se croyaient déjà en pays conquis; chaque jour leurs chefs me demandaient à grands cris la bataille, afin d'être de retour en Germanie avec leur butin et leurs esclaves avant la saison d'hiver qui rend périlleuse la traversée.

– Et ces tribus où sont-elles?

– Je les ai laissées vers Montsarran.

– Pourquoi si loin de Châlons?

– Malgré mes recommandations, ces barbares ont volé et tué sur leur passage; les conduire ici, au cœur de la Bourgogne, puis les renvoyer ensuite en une autre contrée, selon les besoins de la guerre, c'était exposer à des désastres inutiles les populations qu'ils auraient traversées… Ces nouveaux malheurs pouvaient augmenter l'irritation; or, vous le savez, madame… de ce côté-ci de la Bourgogne une certaine agitation fermente dans la populace esclave.

– Oui… à l'instigation de ces traîtres qui ont rejoint le fils de Frédégonde, ils tentent de soulever le peuple contre moi, contre la Romaine, comme ils m'appellent; oh! seigneurs et populace sauront ce que pèse le bras de Brunehaut.

– Les ennemis de Brunehaut trembleront toujours devant elle, mais j'ai craint d'augmenter leur nombre en rendant nos populations victimes de la barbarie de vos nouveaux alliés; le territoire où j'ai fait camper ces tribus sera dévasté sans doute, mais ce ravage sera du moins limité. De plus, la position est assez centrale pour que ces auxiliaires soient dirigés partout où il le faudra selon les mouvements de l'armée de Clotaire II; j'ai donc agi, je crois, madame, avec sagesse et prévoyance.

– Et l'armée? quelles sont ses dispositions?

– Elle est pleine d'ardeur, ne demande que la bataille; le souvenir des deux dernières victoires de Toul et de Tolbiac, et surtout l'immense butin, le grand nombre d'esclaves que les troupes ont enlevés, redoublent leur désir de combattre le fils de Frédégonde… Ce sont là, madame, les bonnes nouvelles qui, selon moi, balancent les mauvaises. Brunehaut croit-elle encore, que Warnachaire ait agi en traître?

– Qui sait?

– Moi, je le sais, madame.

– Un homme dont on a voulu se défaire, qui l'apprend, et qui revient à vous; ah! Warnachaire, Warnachaire! cela donne à penser!

– Brunehaut est prompte au soupçon et au châtiment; mais elle est magnifique envers qui la sert fidèlement.

– Tu as donc quelque chose à me demander?

– Oui, madame, mais seulement après la guerre, ou plutôt, je l'espère, après la victoire… si je la remporte sur Clotaire II, si je parviens à vous l'amener prisonnier…

– Warnachaire! – s'écria la reine, frémissant d'une joie féroce à la pensée de tenir en son pouvoir le fils de Frédégonde… – si tu m'amènes Clotaire prisonnier, je te défierai alors de former un vœu qui ne soit accompli par Brunehaut, et… – Mais se ravisant, elle jeta un sombre regard sur le maire du palais, et ajouta: – Si c'est un piége que tu me tends pour détourner mes soupçons, Warnachaire, il est habile…

 

– Soit, madame, je suis un traître; vous frappez sur ce timbre, à l'instant vos chambellans, vos écuyers accourent, et me tuent là! sous vos yeux; me voilà mort?.. Mais quel est l'homme que vous ne soupçonnez pas? Voyons? Qui prendrez-vous pour général? est-ce le duk Alethée! Est-ce le duk Roccon?

– Non!

– Est-ce le duk Sigowald?

– Lui? tu railles!

– Est-ce le duk Eubelan?

– Peut-être… et encore ses anciennes liaisons avec Arnolfe et Pépin… ces deux traîtres! Non, jamais je ne me fierai à Eubelan!

– Ceux-là seuls pourtant, madame, sont capables de commander l'armée; ceux-là seuls sont des hommes de guerre.

– Oui, mais je n'ai voulu faire tuer aucun d'eux… ou du moins ils l'ignorent… tandis que j'ai voulu ta mort, Warnachaire.

– Madame, raisonnons froidement…

– Peux-tu raisonner autrement, homme impassible… homme impénétrable…

– Impénétrable à la trahison, madame…

– Des mots… des mots…

– Voici des faits: vous me croyez animé contre vous d'un ressentiment de haine, parce que vous avez voulu ma mort? L'espoir de la vengeance me ramène, dites-vous, ici? Alors, madame, qui m'empêche de mettre la main sur ce timbre pour vous empêcher d'appeler aide?

Et le duk fit ce qu'il disait.

– Qui m'empêche de tirer ce poignard?

Et le duk fit briller cette arme aux yeux de Brunehaut, dont le premier mouvement fut de se rejeter en arrière sur le dossier de son siége.

– Qui m'empêche enfin de vous tuer d'un seul coup de ce fer empoisonné comme l'étaient les poignards des pages de Frédégonde?

Et en disant ces derniers mots, Warnachaire s'était tellement rapproché de Brunehaut qu'il pouvait la frapper avant qu'elle eût poussé un cri… La reine, sauf un premier mouvement de crainte ou plutôt de surprise, n'avait pas sourcillé; son regard indomptable était resté hardiment fixé sur les yeux du maire du palais; elle écarta d'un geste de dédain la lame du poignard, demeura quelques instants pensive, et reprit comme à regret: – Il faut pourtant croire à quelque chose; tu aurais pu me tuer, c'est vrai; tu ne l'as pas fait… je ne peux nier l'évidence. Tu ne veux donc pas te venger de moi… à moins que tu me réserves un sort selon toi plus terrible que la mort; pourtant, non, un homme qui hait fermement, tombe peu dans ces raffinements hasardeux. L'avenir n'appartient à personne; on trouve une belle occasion pour frapper son ennemi, on le frappe tôt et vite… Donc, je te crois sans haine contre moi; tu conserveras le commandement de l'armée. Écoute, Warnachaire, tu l'as dit: Brunehaut est implacable dans ses soupçons et sa haine; mais elle est magnifique pour qui la sert fidèlement… Que par toi le fils de Frédégonde tombe entre mes mains, et ma faveur dépassera tes espérances… Oublions le passé.

– Il est oublié, madame.

– Vrai?

– Vrai…

– Et puis, il faut, vois-tu, Warnachaire, aller au fond des choses. J'ai voulu te faire tuer… Eh! mon Dieu! c'est vrai! j'en ai fait tuer tant d'autres! Mais ce n'est pas, je t'en assure, par amour du sang. Que veux-tu? il faut se mettre à la place des gens… On m'a tué ma sœur Galeswinthe, on m'a tué mon mari, on m'a tué mon fils, on m'a tué mes plus fidèles serviteurs; seule j'ai eu à défendre les royaumes de mon fils et de mes petits-fils contre des rois acharnés à ma perte; toute arme m'a été bonne, et, après tout, j'ai remporté de brillantes victoires, j'ai accompli, avoue-le, Warnachaire, de grandes choses. Et pourtant l'on me hait, les seigneurs franks me jalousent… cette vile plèbe gauloise, esclave ou populace, sourdement excitée contre moi… se rebellerait peut-être sans la terreur que je lui inspire… Et… mais, cet homme! quel est cet homme? – s'écria Brunehaut en s'interrompant. Et se levant brusquement, elle indiqua du geste Loysik, qui, debout au seuil de la porte donnant sur l'escalier tournant pratiqué dans l'épaisseur de la muraille, soulevait d'une main le rideau qui l'avait jusqu'alors tenu caché aux yeux de la reine et du maire du palais de Bourgogne. Warnachaire fit quelques pas à l'encontre du vieil ermite-laboureur qui s'avançait lentement et dit: – Moine, comment te trouves-tu là? Ton audace est grande de t'introduire dans l'appartement de la reine… Qui es-tu?

– Je suis le supérieur du monastère de la vallée de Charolles.

– Tu mens, – dit Brunehaut, – j'ai envoyé l'un de mes chambellans à cette abbaye pour s'assurer de la personne de ce Loysik.

– Votre chambellan, – reprit le moine d'une voix moins assurée, – votre chambellan, ainsi que l'archidiacre et vos hommes de guerre, sont à cette heure prisonniers dans le monastère.

Venir annoncer soi-même, supérieur de la communauté, une nouvelle non moins improbable qu'offensante pour l'orgueil despotique de Brunehaut, venir l'annoncer à cette femme implacable, et s'exposer ainsi à une mort certaine, cela parut tellement exorbitant à la reine qu'elle n'y crut pas; elle haussa les épaules d'un air de pitié dédaigneuse et dit au maire du palais: – Duk… ce vieillard est fou… Mais comment ce mendiant s'est-il introduit ici?

D'autres circonstances devaient bientôt augmenter la créance de Brunehaut à l'insanité de la raison du moine. Loysik avait continué de s'avancer lentement vers la reine; mais malgré cette fermeté d'âme, dont il avait donné tant de preuves durant sa longue vie, à mesure qu'il s'approchait de cette femme épouvantable, il perdit peu à peu son assurance, son esprit se troubla, ses lèvres se refusèrent à la parole, il sentit ses genoux vaciller, il fut obligé de s'arrêter et de s'appuyer un instant sur une console d'ivoire à sa portée; cette émotion profonde, insurmontable était encore moins causée par l'horreur qu'inspirait la reine au vieux moine, que par la conscience de la terrible position où il se trouvait; peu lui importait la vie, il en avait fait le sacrifice en se rendant chez Brunehaut; mais il voulait sauver ses frères de la vallée d'un horrible désastre, quel que fût l'héroïsme de leur résistance; et quoiqu'il eût une ferme confiance dans le moyen qu'il espérait employer pour arriver à ses fins, son trouble lui faisait momentanément perdre le fil de ses idées; la tête penchée sur sa poitrine il tâchait, déplorant sa faiblesse, de raffermir ses esprits, de relier ses pensées… En réfléchissant ainsi, son regard s'arrêta par hasard sur le médaillier que soutenait la console d'ivoire où il s'appuyait. La grande médaille de bronze attira d'autant plus facilement les yeux du moine, que celle-là seule était de ce métal, au milieu d'autres effigies en or et argent. D'abord Loysik la contempla machinalement, puis peu à peu attiré malgré lui par un intérêt indéfinissable, il se baissa, observa de plus près l'empreinte, et lut une inscription placée au-dessous de visage auguste qui semblait saillir du bronze… Le vieillard tressaillit, éprouva une impression soudaine, extraordinaire, mélangée d'enthousiasme, de stupeur et d'espoir; le trouble de son esprit cessa, il se sentit rassuré, reconforté, comme s'il eût trouvé un appui aussi inattendu que puissant; il voyait enfin quelque chose de providentiel dans ce rapprochement formidable: —L'image de Victoria, dans le palais de Brunehaut. – Oui, cette médaille, c'était celle de la mère des camps; au-dessous de son effigie on lisait: Victoria empereur.

Loysik s'était courbé, afin de contempler de plus près les traits de l'héroïne gauloise; lorsqu'il l'eut reconnue il fléchit un genou, et levant ses deux mains vers l'image auguste, il murmura:

– O Victoria… sainte guerrière de la Gaule! ta présence en cet horrible lieu raffermit mon esprit et mon espoir; il me semble qu'elle me donnera la force de sauver la descendance de Scanvoch, ce fidèle soldat que tu appelais ton frère, et qui fut un de mes aïeux!.. Oui, je le sauverai lui et tous nos frères de cette vallée, où ta mémoire auguste est encore glorifiée.