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Kitobni o'qish: «Les mystères du peuple, Tome IV», sahifa 20

Shrift:

Le moine laboureur achevait à peine la lecture de cette missive que Gondowald ajouta d'un air hautain et menaçant:

–Oui, moi, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, notre très-excellente et très-redoutable maîtresse, je suis chargé par elle de te dire à toi, moine, que si toi et les tiens vous aviez l'audace de désobéir aux ordres de l'évêque, ainsi que cela pourrait arriver, d'après les insolents murmures que je viens d'entendre, je vous fais attacher, toi et les plus récalcitrants, à la queue des chevaux de mes cavaliers, et je vous conduis ainsi à Châlons, hâtant votre marche à coups de bois de lance.

Vingt fois en effet la lecture de la missive de l'évêque avait été interrompue par les murmures indignés de la foule: moines laboureurs ou colons; il fallut l'imposante autorité de Loysik pour obtenir des assistants exaspérés assez de silence pour que la lecture de la missive épiscopale pût se terminer; mais lorsque le frank Gondowald eut prononcé, d'un air de défi, ses insolentes menaces, la foule y répondit par une explosion de cris furieux mêlés de dédaigneuses railleries.

Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres n'avaient pas été des derniers à se révolter contre les prétentions spoliatrices de l'évêque de Châlons, qui voulait simplement s'approprier les biens des moines laboureurs et des colons, au mépris de tout droit. Quoique blanchis par l'âge, les Vagres avaient senti bouillonner leur vieux sang batailleur. Ronan, toujours homme d'action, se souvenant de son ancien métier, avait dit tout bas au Veneur:

–Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l'arsenal, et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks… Je me charge de ce qu'il reste à faire ici, car, foi de Vagre… je me sens rajeuni de cinquante ans!

–Et moi donc, Ronan, pendant la lecture de la lettre de cet insolent évêque, et surtout lorsqu'a parlé le valet de cette reine infâme, vingt fois j'ai cherché une épée à mon côté.

–Rassemble nos hommes au milieu de ce tumulte, sans être remarqué, je vais faire ainsi de mon côté; l'arsenal contient suffisamment d'armes pour nous armer tous…

Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, de là, disant un mot à l'oreille de certains colons ou moines, qui disparurent successivement au milieu du tumulte croissant, que dominait à peine la voix ferme et sonore de Loysik, répondant à l'archidiacre:

–L'évêque de Châlons n'a pas droit d'imposer à cette communauté une règle particulière ou un abbé; nous choisissons librement nos chefs, de même que nous consentons la règle que nous voulons suivre, pourvu qu'elle soit chrétienne; tel est le droit antérieur et originel qui a présidé à l'établissement de tous les monastères de la Gaule; les évêques n'ont sur nous que la juridiction spirituelle qu'ils exercent sur les autres laïques; nous sommes ici maîtres de nos biens et de nos personnes, en vertu d'une charte du feu roi Clotaire, qui défend formellement à ses ducs, comtes ou évêques, de nous inquiéter. Tu parles de conciles, moi aussi je les ai lus; il y a de tout dans les conciles, le mal et le bien, le juste et l'injuste; or, ma mémoire ne faiblit pas encore, et voici ce que dit fort justement cette fois le concile de 611:

Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner par la violence tout ce que peut ravir au monastère l'exacteur qu'ils y ont envoyé.

L'archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa voix lorsqu'il voulut répondre.

–Ce concile ne tiendrait pas ce langage, qui est celui de la justice, – reprit Loysik, – que je ne reconnais à aucun concile, à aucun prélat, à aucun roi, le droit de déposséder des gens honnêtes et laborieux des terres et de la liberté qu'ils tiennent avant tout de leur droit naturel.

–Je te dis, moi, que ton monastère est une nouvelle Babylone, une moderne Gomorrhe! – s'écria l'archidiacre; – l'évêque de Châlons en avait été prévenu, j'ai voulu voir par moi-même et j'ai vu… Et je vois des femmes, des jeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré aux austérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les ferments d'une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu'au jour, au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de la chair des hommes et des femmes va…

–Assez! – s'écria Loysik indigné; – je te défends, moi, chef de cette communauté, je te défends de souiller davantage les oreilles de ces épouses, de ces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour célébrer paisiblement l'anniversaire de notre établissement dans cette terre libre, qui restera libre comme ceux qui l'habitent!

–Archidiacre, c'est trop de paroles! – s'écria Gondowald; – à quoi bon raisonner avec ces chiens… n'as-tu pas là mes hommes pour te faire obéir?

–Je veux tenter un dernier effort pour ouvrir les yeux de ces malheureux aveuglés, – répondit l'archidiacre; – cet indigne Loysik les tient sous son obsession diabolique… Oui, vous tous qui m'entendez, tremblez si vous résistez aux ordres de votre évêque!

–Salvien, – dit Loysik, – ces paroles sont vaines, tes menaces seront impuissantes devant notre ferme résolution de maintenir la justice de nos droits; nous te repoussons comme abbé de ce monastère; ces moines laboureurs et les habitants de celle colonie ne doivent compte de leurs biens à personne… Ce débat inutile est affligeant, mettons-y fin; la porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s'y présentent en amis, mais elle se ferme devant ceux qui s'y présentent en ennemis et en maîtres, au nom de prétentions d'une folle iniquité… Donc, retire-toi d'ici…

–Oui, oui, va-t'en d'ici, archidiacre du diable! – dirent plusieurs voix, – ne trouble pas plus longtemps notre fête! tu pourrais t'en repentir.

–Une rébellion! des menaces! – s'écria l'archidiacre. – Gondowald, – ajouta le prêtre en s'effaçant, pour laisser pénétrer dans l'intérieur de la cour le chef des guerriers franks, – vous savez les ordres de la reine…

–Et sans tes lenteurs, ces ordres depuis longtemps seraient exécutés! A moi, mes guerriers… garrottez ce vieux moine, et exterminez cette plèbe si elle bronche!

–A moi, mes enfants! assommez ces Franks! et vive la vieille Gaule!

Qui parlait ainsi? le vieux Ronan, suivi d'une trentaine de colons et de moines laboureurs, hommes résolus, vigoureux et parfaitement armés de lances, de haches et d'épées. Ces bonnes gens, sortant sans bruit de l'enceinte du monastère par la cour des étables, avaient, sous les ordres de Ronan, fait le tour des bâtiments extérieurs jusqu'à l'angle du mur de clôture; là, ils s'étaient tenus cois et embusqués, jusqu'au moment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortant de leur embuscade, les gens de Ronan s'étaient à l'improviste précipités sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagné d'une troupe déterminée, non moins nombreuse et bien armée que celle de son père, sortait des bâtiments intérieurs du monastère, se faisait jour à travers la foule, dont était remplie la cour, et s'avançait en bon ordre. L'archidiacre, Gondowald et leur escorte de vingt guerriers se trouvèrent ainsi enveloppés par une soixantaine d'hommes résolus, et il faut leur rendre cette justice, animés d'intentions très-malveillantes pour la peau des Franks. Ceux-ci, pressentant ces dispositions, ne songèrent pas à résister sérieusement, après un léger engagement ils se rendirent. Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de surprise et de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines, qui avait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoique chambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué de coups et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile, qui leur valut force horions appliqués par des mains gauloises et fort rustiques. Mais, grâce à l'intervention de Loysik, il ne coula, dans cette rapide mêlée, d'autre sang que celui du moine légèrement blessé par Gondowald; ce noble chambellan fut, par précaution, solidement garrotté au moyen des menottes et du trousseau de cordes dont il s'était muni à l'intention de Loysik, avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut gré.

–Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous excommunie tous! – s'écria l'archidiacre blême de fureur. – Anathème à celui qui oserait porter une main sacrilége sur moi, prêtre et oint du Seigneur!

–Ne me tente pas, crois-moi, oint que tu es! car tout vieux que je suis, foi d'ancien Vagre, j'ai terriblement envie de mériter ton excommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée de coups de fourreau d'épée!

–Ronan, Ronan! pas de violence, – dit Loysik; – ces étrangers sont venus ici en ennemis, ils ont versé le sang les premiers; vous les avez désarmés, c'était justice…

–Et leurs armes enrichiront notre arsenal, – dit Ronan. – Allons, enfants, récoltez-moi cette bonne moisson de fer… Par ma foi, nous serons armés comme des guerriers royaux!

–Que ces soldats et leur chef soient conduits dans une des salles du monastère, – ajouta Loysik; – ils y seront enfermés, des moines armés veilleront à la porte et aux fenêtres.

–Oser me retenir prisonnier, moi! officier de la maison de la reine Brunehaut! – s'écria Gondowald en grinçant des dents et se débattant dans ses liens. – Oh! tout ton sang ne payera pas cette audace, moine insolent! Ma redoutée maîtresse me vengera!

–La reine Brunehaut a agi contrairement à tous les droits, à toute justice, en envoyant ici des hommes de guerre prêter main-forte au message de l'évêque de Châlons, lors même que sa prétention eût été aussi équitable qu'elle est inique, – répondit Loysik; puis s'adressant à ses moines: – Emmenez ces hommes, et surtout qu'il ne leur soit point fait de mal; s'ils ont besoin de provisions, qu'on leur en donne…

Les moines emmenèrent les guerriers franks, et leur chef qu'il fallut traîner de force, tant cet enragé était furieux. Ceci fait, Loysik dit à l'archidiacre, pantois, colère et sournois comme un renard pris au piége:

–Salvien, je dois avant tout assurer le repos de cette colonie et de cette communauté; je suis donc obligé d'ordonner que tu restes prisonnier dans ce monastère…

–Moi?.. moi aussi… tu oses…

–Ne redoute rien, tu seras traité avec égard, tu auras pour prison l'enceinte du monastère… Dans trois ou quatre jours au plus tard… lors de mon retour, tu seras libre.

Lorsque l'archidiacre eut disparu, Ronan dit à Loysik:

–Frère, tu as parlé à cet homme de ton retour? tu pars donc?

–À l'instant même… Je vais à Châlons… Je verrai l'évêque, je verrai la reine.

–Que dis-tu, Loysik! – s'écria Ronan avec une anxiété douloureuse, – tu nous quittes, tu vas affronter Brunehaut; mais ce nom dit tout: Vengeance implacable. Loysik, c'est courir à ta perte!..

Les moines laboureurs et les colons, partageant l'inquiétude de Ronan, se livrèrent aux supplications les plus tendres, les plus pressantes, afin de détourner Loysik de son projet téméraire: le vieux moine fut inébranlable; et, pendant que l'un des frères qui devait l'accompagner faisait à la hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sa cellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et sa famille accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement:

–Notre position est pleine de périls: il s'agit non-seulement du sort de ce monastère, mais de celui de la colonie tout entière. Vous avez eu facilement raison d'une vingtaine de guerriers; mais, songer à résister par la force à l'immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c'est vouloir le ravage de cette vallée, le massacre ou l'esclavage de ses habitants… Cette charte de Clotaire confirme notre droit; mais qu'est-ce que le droit pour Brunehaut!

–Alors, mon frère, que vas-tu faire à Châlons dans l'antre de cette louve…

–Tenter d'obtenir justice.

–Obtenir justice!.. Mais, tu l'as dit, qu'est-ce que le droit pour Brunehaut?..

–Elle se joue du droit comme de la vie des hommes, je le sais; pourtant j'ai quelque espoir… Je désire que vous gardiez ici l'archidiacre et ses guerriers prisonniers… d'abord parce que, dans leur fureur, ils m'auraient sans doute rejoint et tué en route; or je tiens à vivre pour mener à bonne fin ce que j'entreprends aujourd'hui; puis, au lieu de me laisser prévenir par l'archidiacre et le chambellan, je préfère instruire moi-même l'évêque et la reine Brunehaut des motifs de notre résistance.

–Mon frère, si cette justice que tu vas tenter d'obtenir au péril de ta vie tu ne l'obtiens pas? si cette reine implacable te fait égorger… comme elle a fait égorger tant d'autres victimes?..

–Alors, mon frère, l'acte d'iniquité s'accomplira. Alors, si l'on veut non-seulement soumettre vos biens, vos personnes à la tyrannie et aux exactions de l'Église, mais encore vous ravir, par la violence, le sol et la liberté que vous avez reconquis et qu'une charte a garantie, alors vous aurez à prendre une résolution suprême… oui; alors, croyez-moi, rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autrefois nos pères lorsque le salut de la patrie était menacé… Qu'à ce conseil les mères et les épouses prennent place, selon l'antique coutume gauloise; car l'on décidera du sort de leurs maris et de leurs enfants… Là, vous aviserez avec calme, sagesse et résolution, sur ces trois alternatives, les seules, hélas! qui vous resteront: – devrez-vous subir les prétentions de l'évêque de Châlons, et accepter un servage déguisé qui changera bientôt notre libre vallée en un domaine de l'Église exploité à son profit; – devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds tous les droits, déchire la charte de Clotaire et déclare notre vallée: domaine du fisc royal, ce qui sera pour vous la spoliation, la misère, l'esclavage et la honte; – ou bien enfin, devrez-vous, forts de votre bon droit, mais certains d'être écrasés, protester contre l'iniquité royale ou épiscopale par une défense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos familles, sous les ruines de vos maisonsE?

–Oui… oui… tous, hommes, femmes, enfants, plutôt que de redevenir esclaves, nous saurons combattre ou mourir comme nos aïeux, Loysik! Et ce sanglant enseignement fera peut-être sortir les populations voisines de leur lâche torpeur… Mais, frère… frère… te voir partir seul… pour affronter un péril que je ne peux partager!..

–Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus… Que dès cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme il y a cinquante ans, lors de l'invasion de Chram en Bourgogne; ta vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d'un grand secours ici; il n'y a d'ailleurs aucune attaque à redouter pendant quatre ou cinq jours; car il m'en faut deux pour me rendre à Châlons, et un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence. Jusqu'au moment de mon arrivée à Châlons, l'évêque et Brunehaut ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et le chambellan restent ici prisonniers.

–Et au besoin ils serviront d'otages.

–C'est le droit de la guerre… Si cet évêque insensé, si cette reine implacable veulent la guerre! il faut aussi garder prisonniers les deux prêtres qui ont par trahison amené ici l'archidiacre.

–Misérables traîtres!.. J'ai entendu tes moines parler de la leçon qu'ils se réservent de leur donner… à grands coups de houssine…

–Je défends formellement toute violence à l'égard de ces deux prêtres! – dit Loysik d'une voix sévère, en s'adressant à deux moines laboureurs qui étaient alors dans sa cellule. – Ces clercs sont les créatures de l'évêque, ils auront obéi à ses ordres; aussi, je vous le répète, pas de violences, mes enfants.

–Bon père Loysik, puisque vous l'ordonnez, il ne sera fait aucun mal à ces traîtres.

Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la communauté adressèrent à Loysik furent navrants; bien des larmes coulèrent, bien des mains enfantines s'attachèrent à la robe du vieux moine; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit accompagné jusqu'au bac par Ronan et sa famille: là se trouva le Veneur, chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses hommes, il avait aperçu, de l'autre côté de la rivière, les esclaves gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l'archidiacre. Le Veneur crut prudent de s'emparer de ces hommes et de ces bêtes; il laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots furent amenés sur l'autre bord. Loysik approuva la manoeuvre du Veneur; car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l'archidiacre, auraient pu retourner à Châlons donner l'alarme, et il importait au vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s'était passé au monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut pouvoir user de la mule de l'archidiacre pour ce voyage; elle fut donc rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils Grégor voulurent conduire eux-mêmes jusqu'à l'autre rive, afin de rester quelques moments de plus avec Loysik. L'embarcation toucha terre; le vieux moine laboureur embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et, accompagné d'un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.

Cette lettre devait être placée avant l'épisode de la Crosse abbatiale, qui fait partie du cinquième volume, et qui suit Ronan le Vagre; nous donnons cette lettre à la fin de ce volume, afin de ne pas interrompre le récit dans le cinquième volume.

L'AUTEUR
AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE

Chers lecteurs,

Nous avons cru devoir donner de longs développements à l'épisode de Ronan le Vagre, ce récit vous retraçait la conquête de la Gaule, notre mère patrie, l'un des faits les plus capitaux de l'histoire des siècles passés, puisque les partisans de la royauté du droit divin et les ultramontains revendiquent encore aujourd'hui pour leurs rois et pour leur foi, cette sanglante et inique origine. Dernièrement encore, à l'Assemblée nationale, (séance du 15 janvier 1851), n'avons-nous pas entendu le plus éloquent défenseur du parti légitimiste prononcer ces paroles à propos de Henri V: «En rentrant en France il ne peut être que le premier des Français… le Roi… de ce pays que ses aïeux ont Conquis…» – Quelques jours auparavant, lors de la discussion du projet de loi sur l'observance forcée du dimanche, n'avons-nous pas entendu M. Montalembert invoquer la foi de Clovis! La foi de Clovis! jugez, chers lecteurs, vous qui connaissez Clovis, sa foi et les actes de ce fervent catholique.

Telle est donc, de l'aveu même des partisans du droit divin, l'origine de ce droit: la conquête, c'est-à-dire, la violence, la spoliation, le massacre… Certes, nous ne prétendons point que les légitimistes d'aujourd'hui soient des hommes de violence, de spoliation, de massacre; mais l'inexorable fatalité des faits, l'histoire en un mot, prouve à chacune de ses pages l'abominable et oppressive iniquité de ce prétendu droit divin, alors consacré par l'odieuse complicité de l'Église catholique. Puis vous aurez remarqué, chers lecteurs, la part que le clergé gaulois à prise à cette conquête, dont il a partagé les dépouilles ensanglantées.

Nous étudierons dans les récits suivants les conséquences de cette conquête, le sort des peuples toujours réduits aux douleurs et aux misères de l'esclavage, les désastres de la Gaule incessamment déchirée par les guerres civiles ou ravagée par les invasions des Arabes au huitième siècle, et des Normands au neuvième et au dixième… Oui, des Arabes, car, chose étrange, Abd-el-Kader, cet intrépide et dernier défenseur de la nationalité arabe (car tout en rendant un juste hommage à l'admirable bravoure de notre armée, n'oublions pas que lui aussi, comme les Gaulois du vieux temps, combattait pour son foyer, pour sa religion, pour sa patrie…) tandis que Abd-el-Kader est aujourd'hui prisonnier au château de Blois, il y a onze siècles les ancêtres de cet émir, alors maîtres de presque tout le midi de la Gaule, où ils s'établirent durant de longues années, poussèrent leurs excursions guerrières jusqu'à Bordeaux, jusqu'à Tours, jusqu'à Poitiers, jusqu'à Blois… à Blois où à cette heure Abd-el-Kader, par un étrange revirement du sort des nations, semble expier la conquête de ses ancêtres, maîtres en ces temps-là d'une partie de notre sol, comme nous sommes aujourd'hui maîtres de l'Afrique.

Vous allez enfin, chers lecteurs, dans l'épisode de la Crosse abbatiale, assister à des scènes étranges qui se passent au milieu d'un couvent de femmes. Ces étrangetés, je dois les justifier par quelques citations relatives à de semblables scènes rapportées par les chroniqueurs contemporains.

«…Chrodielde et plusieurs de ses religieuses retournèrent à Poitiers et se mirent en sûreté dans la basilique de Saint-Hilaire, réunissant autour d'elles des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels de toute espèce, car elles se préparaient à combattre…

»… Les scandales que le diable avait fait naître dans le monastère de Poitiers devenaient de plus en plus déplorables… On accusait l'abbesse d'ouvrir les bains du monastère à des hommes, d'avoir continuellement autour d'elle des jeunes gens habillés en femmes, etc., etc.» (Grégoire, évêque de Tours, liv. IX, X et suivants.)

Un autre évêque, nommé Venance Fortunat, écrivait à deux religieuses les vers suivants pour rendre hommage aux repas succulents qu'elles lui préparaient de leurs mains chéries:

«…Au milieu des délices variées, lorsque tout flattait mon goût, je dormais et je mangeais tour à tour, j'ouvrais la bouche, je fermais les yeux, toutes les sauces tentaient mon appétit; croyez-le bien, mes chéries, j'avais l'esprit troublé, il m'eût été difficile de m'exprimer librement; ni mes doigts ni ma plume ne pouvaient tracer des vers: l'ivresse de ma muse avait rendu mes mains incertaines, car je ne suis pas à l'abri des accidents qui menacent le commun des buveurs; la table même me semblait nager dans le vin, etc.» (Poésies de Venance Fortunat, liv. VII, p. 24.)

Un dernier mot de gratitude, chers lecteurs, pour vous remercier de votre intérêt constant pour cette oeuvre, que les prétentions monarchiques et cléricales, coalisées contre la république démocratique et sociale, rendent presque de circonstance.

Paris, 20 janvier 1851.

Eugène Sue,

Représentant du peuple pour le département de la Seine.

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