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Les mystères du peuple, Tome IV

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LA GARDE DU POIGNARD.
KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE

(DE 529 A 615.)

«… Je ne sais par quels prestiges diaboliquesil faisait tout cela, mais il séduisit ainsiune immense multitude de peuple, et il se mit àpiller et à dépouiller ceux qu'il trouvait sur sonchemin, et à distribuer leurs dépouilles à ceuxqui n'avaient rien.»

(Grégoire de Tours, Histoire des Franks, v. IV, l. X, p. 111.)

CHAPITRE PREMIER

Le chant des Vagres et des Bagaudes. – Ronan et sa troupe. – La villa épiscopale. – L'évêque Cautin. – Le comte Neroweg et l'ermite laboureur. – Prix d'un fratricide. – La belle évêchesse. – Le souterrain des Thermes. – Les flammes de l'enfer. – L'attaque. – Odille, la petite esclave. – Ronan le Vagre. – Le jugement. – Prenons aux seigneurs, donnons au pauvre monde. – Départ de la villa épiscopale.

«Au diable les Franks! vive la Vagrerie et la vieille Gaule! c'est le cri de tout bon VagreA… Les Franks nous appellent Hommes errants, Loups, Têtes de loups!.. Soyons loups…

»Mon père courait la Bagaudie, moi je cours la Vagrerie; mais tous deux à ce cri: – Au diable les Franks! et vive la vieille Gaule!..

»Aëlian et Aman, BagaudesB en leur temps, comme nous Vagres en le nôtre, révoltés contre les Romains, comme nous contre les Franks… Aëlian et Aman, suppliciés il y a deux siècles et plus dans leur vieux château, près Paris, sont nos prophètes. Nous communions avec le vin, les trésors et les femmes des seigneurs, évêques ou riches Gaulois, ralliés à ces comtes, à ces ducs franks, entre qui leur roi Clovis, mort il y a quarante ans, chef de larrons couronné, a partagé notre vieille Gaule, sa conquête. Les Franks nous ont pillés, pillons!! incendiés, incendions!! ravagés, ravageons!! massacrés, massacrons!.. et vivons en joie… Loups! Têtes de loups! Hommes errants! Vagres, que nous sommes! Oui, vivons en loups, vivons en joie: l'été, sous laverie feuillée; l'hiver, dans les chaudes cavernes!

»Mort aux oppresseurs! liberté aux esclaves! Prenons aux seigneurs! donnons au pauvre monde!..

»Quoi! cent tonneaux de vin dans le cellier du maître? et l'eau du ruisseau pour l'esclave épuisé?

»Quoi! cent manteaux dans le vestiaire? et des haillons pour l'esclave grelottant?

»Qui donc a planté la vigne? récolté, foulé le vin? l'esclave… Qui donc doit boire le vin? l'esclave…

»Qui donc a tondu les brebis? tissé la laine? ouvragé les manteaux? l'esclave…

»Qui donc doit porter le manteau? l'esclave…

»Debout, pauvres opprimés! debout! révoltez-vous! voici venir vos bons amis les Vagres!..

»Six hommes unis sont plus forts que cent hommes divisés… Unissons-nous: chacun pour tous, tous pour chacun!! Au diable les Franks! Vive la Vagrerie et la vieille Gaule! c'est le cri de tout bon Vagre…»

Qui chantait ainsi? Ronan le Vagre… où chantait-il ainsi? sur une route montueuse qui conduisait à la ville de Clermont, en Auvergne, cette mâle et belle Auvergne, terre des grands souvenirs: Bituit, qui donnait pour repas du matin à sa meute de chiens de guerre, les légions romaines; le chef des cent vallées! Vindex! et tant d'autres héros de la Gaule n'étaient-ils pas enfants de l'Auvergne? de la mâle et belle Auvergne, aujourd'hui la proie de Clotaire, le plus féroce des quatre fils du féroce Clovis, ce meurtrier chéri des évêques et de la sainte église de Rome?

Au chant de Ronan le Vagre, d'autres voix répondaient en choeur. Ils étaient là par une douce nuit d'été; ils étaient là une trentaine de Vagres, gais compères, rudes compagnons, vêtus de toutes sortes de façons, au gré des vestiaires des seigneurs franks et des évêques; mais armés jusqu'aux dents, et portant à leur bonnet, en signe de ralliement, une branchette de chêne vert.

Ils arrivent à un carrefour: une route à droite, une route à gauche… Ronan fait halte; une voix s'élève, la voix de Dent-de-Loup… Quel Titan! il a six pieds: le cercle d'une tonne ne lui servirait pas de ceinture.

–Ronan, tu nous as dit: Frères, armez-vous, nous sommes armés… Prenez quelques torches de paille, voici nos torches… Suivez-moi, nous te suivons… Tu t'arrêtes, nous nous arrêtons…

–Dent-de-Loup, je réfléchis… Donc, frères, répondez: Quoi vaut mieux, la femme d'un comte frank ou une évêchesse?

–Une évêchesse sent l'eau bénite, l'évêque bénit… La femme d'un comte sent le vin, son mari s'enivre…

–Dent-de-Loup, c'est le contraire: le prélat rusé boit le vin et laisse l'eau bénite au Frank stupide.

–Ronan a raison.

–Au diable l'eau bénite, et vive le vin!

–Oui, vive le vin de Clermont! dont Luern, le grand chef d'Auvergne au temps jadisC, faisait remplir des fossés, grands comme des étangs, pour désaltérer les guerriers de sa tribu.

–C'était une coupe digne de toi, Dent-de-Loup… Mais, frères, répondez donc… Quoi vaut mieux? une évêchesse ou la femme d'un comte?

–L'évêchesse! l'évêchesse!

–Non, la femme d'un comte!

–Frères, pour vous accorder, nous les prendrons toutes deux…

–Bien dit, Ronan…

–L'un de ces chemins conduit au BURG (château) du comte Neroweg… l'autre, à la villa épiscopale de l'évêque Cautin.

–Il faut enlever l'évêchesse et la comtesse… il faut piller le burg et la villa!

–Par où commencer? Allons-nous chez le prélat? allons-nous chez le seigneur?.. L'évêque boit plus longtemps, il savoure en gourmet; le comte boit davantage, il avale en ivrogne…

–Bien dit, Ronan…

–Donc, à cette heure de minuit, l'heure des Vagres, le comte Neroweg, gonflé comme une outre, doit ronfler dans son lit; à ses côtés, sa femme ou sa concubine rêve les yeux grands ouverts. L'évêque Cautin, les coudes sur la table, tête à tête avec une vieille cruche et l'un de ses chambriers favoris, doit causer de gaudrioles…

–Allons d'abord chez le comte; il sera couché.

–Frères, allons d'abord chez l'évêque, il sera levé… C'est plus gai de surprendre un prélat qui boit qu'un seigneur qui ronfle.

–Bien dit, Ronan… Allons d'abord chez l'évêque.

–Marchons… Moi, je connais la maison…

Qui parlait ainsi?.. Un jeune et beau Vagre de vingt-cinq ans; on l'appelait le Veneur… Il n'était pas de plus fin archer, sa flèche allait où il voulait… Esclave forestier d'un duc frank, et surpris avec une des femmes de son seigneur, il avait échappé à la mort par la fuite, et depuis il courait la Vagrerie.

–Oui, moi je connais la maison épiscopale, – reprit ce hardi garçon. – Me doutant qu'un jour ou l'autre nous irions communier avec les trésors de l'évêque, je suis allé, en bon veneur, observer son repaire… et là, j'ai vu la biche du saint homme… Quel corsage elle a!! Jamais chevrette n'eut l'oeil plus noir et plus doux!

–Et la maison, Veneur, la maison, quelle figure a-t-elle?

–Mauvaise! Fenêtres élevées, portes épaisses, fortes murailles.

–Veneur, – reprit le joyeux Ronan, – nous arriverons au coeur de la maison de l'évêque sans passer ni par la porte, ni par la fenêtre, ni par la muraille… de même que tu arrives au coeur de ta maîtresse sans passer par ses yeux… Allons, mes Vagres, la nuit sera bonne.

–Frères, à vous les trésors… à moi la belle évêchesse! Le saint homme l'appelle sa soeurD… le diable sait ce qui en est…

–À toi, Veneur, l'évêchesse; à nous le pillage de la villa épiscopale… et vive la Vagrerie!

L'évêque Cautin habitait, pendant l'été, sa villa située non loin de la ville de Clermont, siége de son épiscopat… Jardins magnifiques, eaux cristallines, épais ombrages, frais gazons, gras pâturages, moissons dorées, vignes empourprées, forêt giboyeuse, étangs empoissonnés, étables bien garnies, entouraient le palais du saint homme; deux cents esclaves ecclésiastiques, mâles et femelles, cultivaient les biens de l'Église, sans compter l'échanson, le cuisinier, le rôtisseur, le boucher, le boulanger, le baigneur, le raccommodeur de filets, le cordonnier, le tailleur, le tourneur, le charpentier, le maçon, le veneur et les fileuses et lavandièresE, esclaves aussi, presque toujours jeunes, souvent jolies. Chaque soir, l'une d'elles apportait à l'évêque Cautin, couché douillettement sur la plume, une coupe de vin chaud très-épicé… Le matin, une autre jolie fille apportait, au réveil du pieux homme, une coupe de lait crémeux… Voyez un peu ce bon apôtre d'humilité, de chasteté, de pauvreté!..

Quelle est donc cette belle grande femme, jeune encore, et faite comme Diane chasseresse? Le cou et les bras nus, vêtue d'une simple tunique de lin, ses noirs cheveux à demi dénoués, elle est accoudée au balcon de la terrasse de cette villa. Brûlants et languissants à la fois, les yeux de cette jeune femme tantôt s'élèvent vers le ciel étoilé, tantôt semblent sonder la profondeur de cette douce nuit d'été, douce nuit qui protége de son ombre l'approche des Vagres, se dirigeant, à pas de loups, vers la demeure de l'évêque. Cette femme, c'est Fulvie, l'évêchesseF de Cautin, mariée à lui, alors que, simple tonsuré, il ne briguait pas encore l'épiscopat… Depuis qu'il est prélat, il l'appelle benoîtement ma soeur, selon les canons des conciles… et l'évêchesse reste en effet sa soeur; le saint homme, depuis son épiscopat, trouvant qu'une femme c'est trop… ou trop peu.

–Oh! malheur! – disait la belle évêchesse, – malheur à ces nuits d'été où l'on est seule à respirer le parfum des fleurs, à écouter dans la feuillée le murmure des brises nocturnes, pareilles au frissonnement des baisers amoureux!.. Oh! dans ma solitude, je la redoute cette énervante chaleur des nuits d'été; elle me pénètre; elle circule en vain dans mes veines!.. J'ai vingt-huit ans… Voilà douze ans que je suis mariée… et ces années conjugales, je les ai comptées par mes larmes! Recluse à la ville, recluse à la campagne par l'ordre de mon seigneur et mari, l'évêque Cautin… vivant dans mon gynécéeG, au milieu de mes femmes esclaves, dont ce luxurieux fait ses maîtresses, les conciles l'obligeant, dit-il, à vivre chastement avec sa femme… telle est ma vie… ma triste vie!.. L'âge approche, et jamais, jamais, je n'ai connu un seul jour d'amour et de liberté… Amour! liberté! vieillirai-je donc sans vous connaître?

 

Et la belle évêchesse se redressa, secoua sa noire chevelure au vent de la nuit, fronça ses noirs sourcils, et, d'un air de défi, s'écria:

–Malheur aux maris violents et débauchés… ils font les femmes perdues!.. Aimée, respectée, traitée, sinon en femme, du moins en soeur par l'évêque, j'aurais été chaste et douce… Dédaignée, humiliée devant les dernières esclaves de ma maison, je suis devenue emportée, vindicative, et du haut de ma terrasse… souvent, le front rouge, je suis d'un regard troublé les jeunes esclaves laboureurs allant aux champs… J'ai battu de mes mains les concubines de mon mari… et pourtant, pauvres malheureuses, elles ne cèdent pas à l'amant qui prie, mais au maître qui ordonne… Je les ai battues par colère, non par jalousie; cet homme, avant de m'être odieux, m'était indifférent… Je l'aurais aimé, cependant, s'il avait voulu… et comme il aurait voulu. Femme-soeur d'un évêque… c'était beau!.. Que de bien à faire!.. que de larmes à sécher!.. Mais je n'ai séché que les miennes, puisque bientôt avilie… méprisée… Non, non, assez pleuré… assez gémi… assez souffert! Assez résisté à ces tentations qui me dévorent… Je fuirai cette maison, ne suis-je pas libre de moi-même? Cet homme, qui fut mon époux, ne m'a-t-il pas dit que nos liens charnels étaient brisés? S'il me force à rester près de lui, c'est pour jouir de mes biens! Oui, je fuirai cette maison, dussé-je être prise et vendue comme esclave!.. Maître pour maître, que perdrai-je? Oh! du matin au soir filer sa quenouille, ou aller à la chapelle, prier du coeur, non des lèvres, puisque les excès de ce prêtre cruel et débauché, parlant et priant au nom du Seigneur, sans être foudroyé, ont tué en moi la foi!.. Vivre ainsi! est-ce vivre? Traîner mes jours dans cette opulente villa, tombeau doré, entouré de verdure et de fleurs! est-ce vivre?.. Non, non; et, par les flancs de ma mère! je veux vivre, moi! Je veux sortir de ce sépulcre glacé! Je veux le grand air, le grand soleil, l'espace! Je veux mon jour d'amour et de liberté… Oh! si je revoyais ce jeune garçon, qui, plusieurs fois déjà, est passé de si grand matin au pied de cette terrasse, où dès l'aube, après mes nuits de brûlante insomnie, je viens respirer la fraîcheur matinale!.. Comme il me regardait d'un oeil fier et amoureux! Quelle avenante et hardie figure sous son chaperon rouge couvrant à demi ses noirs cheveux bouclés! Quelle taille svelte et robuste sous sa saie gauloise, serrée à ses reins agiles par le ceinturon de son couteau de chasse! Ce doit être quelque esclave forestier des environs… Esclave, esclave! Eh! qu'importe! Il est jeune, beau, leste, amoureux! Les maîtresses de mon saint mari sont esclaves aussi… Oh! n'aurai-je donc jamais aussi mon jour d'amour et de liberté!

Que fait l'évêque pendant que son évêchesse, rêveuse, au balcon de sa terrasse, regarde les étoiles et jette ainsi au vent des nuits ses regrets, ses soupirs et ses espérances endiablées?.. Le saint homme boit et devise avec le comte Neroweg, cette nuit son hôte; la salle du festin, bâtie à la mode romaine (cette demeure avait appartenu l'autre siècle à un préfet romain), est vaste, ornée de colonnes de marbre, enrichie de dorures et de peintures à fresque quelque peu endommagées par les coups de dents et les ruades des chevaux des Franks, ces Barbares, lors de leur conquête de l'Auvergne, ayant fait une écurie de cette salle de festin; les vases d'or et d'argent sont étalés sur des buffets d'ivoire; le plancher est dallé de riches mosaïques agréables à l'oeil; plus agréable encore est la large table chargée de coupes et d'amphores à demi pleines; les leudes, compagnons de guerre de Neroweg, et ses égaux durant la paixH, après avoir, selon l'usage, soupé à la même table que le comte, sont allés jouer aux dés sous le vestibule avec les clercs et les chambriers de l'évêque. Çà et là sont déposées, le long des murs, les armes grossières des leudes: boucliers de bois, bâtons ferrés, francisques, ou haches à deux tranchants, haugons, ou demi-piques garnies de crampons de fer. Sur le bouclier du comte sont peintes en manière d'ornement trois serres d'aigle. Le prélat, resté attablé avec son hôte, le pousse à vider coupes sur coupes; au bas bout de la table un ermite laboureur ne boit pas, ne parle pas; parfois, il semble écouter les deux buveurs; mais le plus souvent il rêve.

Et ce Frank? ce comte Neroweg? Quelle figure a-t-il? Il a l'encolure et le fumet d'un sanglier en son printemps, et la figure d'un oiseau de proie, avec son nez crochu et ses petits yeux renfoncés, tantôt hébêtés, tantôt féroces, ses cheveux rudes et fauves, rattachés au sommet de sa tête par une courroie, retombant derrière son dos comme une crinière, car depuis deux cents ans et plus, la coiffure de ces barbares n'a pas changéI; son menton et ses joues sont rasés, mais ses longues moustaches rousses descendent jusque sur sa poitrine, couverte d'une casaque de peau de daim, luisante de graisse, marbrée de taches de vin; sur ses chausses de grosse toile crasseuse se croisent de longues bandelettes de cuir montant depuis ses gros souliers ferrés jusqu'à ses genoux; de son baudrier flottant il a retiré sa lourde épée, placée près de lui sur un siége à côté d'un gros bâton de houx; tel est le convive du prélat, tel est le comte Neroweg; l'un de ces nouveaux possesseurs de la vieille terre des Gaules, de par le droit de pillage et de massacre…

Et l'évêque Cautin?.. Oh! celui-ci ressemble à un gros et gras renard en rut… Oeil lascif et matois, oreille rouge, nez mobile et pointu, mains pelues… Vous le voyez d'ici, chafriolant sous sa fine robe de soie violette… Et quel ventre! On dirait une outre sous l'étoffe!

Et l'ermite laboureur? Oh! l'ermite laboureur? Respect à ce prêtre, selon le jeune homme de Nazareth!… Trente ans au plus… figure pâle, à la fois douce et ferme, barbe blonde, front déjà chauve, longue robe brune, d'étoffe grossière, çà et là éraillée par les ronces des terres qu'il a défrichées; carrure rustique; mains robustes, le manche de la houe et de la charrue les a rendues calleuses. Voilà l'ermite!

L'évêque verse encore un grand coup à boire au Frank, lui disant:

–Comte… je te le répète… les vingt sous d'or, la prairie et la petite esclave blonde, sinon, pas d'absolution!

–Absous-moi d'abord! patron?

–Tu rirais…

–Évêque, je reviendrai avec tous mes leudes mettre ta maison à sac; je te ferai étendre sur un brasier ardent, et tu m'absoudras…

–Impie! scélérat blasphémateur! Pharaon! pourceau de luxure! réservoir à vin! oses-tu parler ainsi, toi! fils de l'Église catholique et apostolique?.. Menacer ton évêque!

–De gré ou de force, tu m'absoudras!

–Ah! le bestial! Tu veux donc aller au fin fond des enfers! bouillir durant des siècles dans des cuves de poix ardente! être lardé à coups de fourche par les démons! Et quels démons! Têtes de crapaud, corps de bouc, avec des serpents pour queue, des trompes d'éléphant pour bras… et les pieds fourchus! archifourchus!

–Tu les as vus? – dit le comte Frank d'un air farouche et craintif, – patron? tu les as vus, ces démons?

–Si je les ai vus!!! Ils ont emporté devant moi, dans une nuée de bitume et de soufre, le duc Rauking, qui avait, le sacrilége! donné un coup de bâton à l'évêque Basile!

–Et ces diables l'ont emporté, le duc Rauking?

–Au plus profond des entrailles de la terre, te dis-je!.. Je les ai comptés; ils étaient treize! Un grand démon rouge les commandait en personne, et voilà ce qui t'attend… si je ne te donne pas l'absolution.

–Évêque, tu dis peut-être cela pour me faire peur et avoir mes vingt sous d'or, mes belles prairies et ma petite esclave blonde?

Le prélat frappa sur un timbre, un de ses chambriers entra; le saint homme lui dit quelques mots en latin en lui montrant de l'oeil le sol dallé de compartiments de mosaïque. Le chambrier sortit; alors l'ermite laboureur dit à l'évêque aussi en latin:

–Ce que tu veux faire est une dérision sacrilége!

–Ermite, tout n'est-il point permis à l'Église envers ces brutes franques?

–La fourberie n'est jamais permise…

Cautin haussa les épaules, et s'adressant au comte en langue germanique, car le prélat parlait l'idiôme frank comme un Barbare:

–Es-tu chrétien et catholique? As-tu reçu le baptême?

–L'évêque Macaire, il y a vingt ans, m'a dit de me mettre tout nu dans la grande auge de pierre de sa basilique, et puis il m'a jeté de l'eau sur la tête en marmottant des mots latins.

–Enfin, tu es catholique, puisque tu as communié au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, trois personnes en une seule, qui est Dieu, puisqu'il est seul, et que pourtant il est trois. En raison de quoi tu dois me respecter et m'obéir comme à ton père en Christ!

–Patron, tu veux m'embrouiller par tes paroles. Écoute à ton tour: notre grand roi Clovis, à la tête de ses braves leudes, a conquis et asservi la Gaule. Mon père, Gonthram Neroweg, était l'un de ces guerriers, et…

–Ton grand roi?.. S'il a conquis la Gaule, n'est-ce pas aux évêques qu'il la doit, cette conquête? N'ont-ils pas facilité sa victoire en ordonnant aux peuples de se soumettre? Ton grand roi Clovis! il n'eût jamais été qu'un chef de brigands, s'il n'eût embrassé la foi catholique! Qu'est-ce qu'a fait saint Rémi lorsqu'il l'a oint du saint chrême dans la basilique de Reims et l'a baptisé fils soumis de la sainte Église? Il l'a fait agenouiller, ton grand roi Clovis, lui disant: Courbe la tête, fier Sicambre! Brûle ce que tu as adoréAdore ce que tu as brûlé!… Ce qui signifiait: tu as pillé… tu as violé… tu as saccagé… tu as massacré… mais surtout, là est le péché, tu as pillé les saints lieux; donc, à cette heure, humilie-toi! courbe la tête devant le clergé… obéis-lui, enrichis l'Église, et les évêques te feront reconnaître souverain de la Gaule; Clovis a suivi ce conseil; il a donné d'immenses richesses à l'Église; aussi est-il allé tout droit jouir des délices et des parfums du paradis.

–Patron, tu ne me laisses jamais parler…

–Va, je t'écoute.

–Le grand roi Clovis a conquis la Gaule…

–Voilà qui est nouveau. Ensuite?

–Quand vivait Théodorik, celui des fils du grand roi Clovis qui a eu l'Auvergne parmi ses royaumes, il m'a donné ici de grands domaines, terres, gens, bétail et maisons, et m'a envoyé pour le représenter dans cette contrée.

–Oui, il t'a fait en ce pays ce que vous appelez graff, et nous autres comte. Tu présides avec moi, chef évêque de la cité, les curiales de la ville de ClermontJ, beau président, sur ma parole! tu arrives à demi ivre les jours de tribunal, et tu ronfles comme un sourd lorsque nous avons à juger des causes…

–Que veux-tu que je fasse, moi! je n'entends pas un mot de votre langue latine; je m'endors, et, quand je m'éveille, je juge comme tu me dis…

–C'est ce que tu peux faire de mieux; mais, encore une fois, où veux-tu en venir avec tes divagations? Tu as eu la sacrilége audace de me menacer de violences, moi, ton évêque, ton père en Christ! si je ne t'absolvais de tes crimes. Je t'ai à mon tour menacé d'un châtiment céleste… à quoi tu me réponds en me parlant de Clovis et de ta charge de comte. Qu'a de commun ceci avec la menace que je t'ai faite au nom du Seigneur et qui s'accomplira peut-être plus tôt que tu ne le crois; entends-tu, comte Neroweg?

–Je veux dire d'abord que le grand roi Clovis a commis un bien plus grand nombre de crimes que moi, et qu'il jouit du paradis.

–Il en jouit, certes; mais à quel prix? Ignores-tu que saint Rémi qui l'a baptisé a été si richement doué par ce pieux roi, qu'il a pu acheter un domaine en Champagne au prix de cinq mille livres pesant d'argent? Si tu ignores ceci, moi je te l'apprends.

–Je voulais dire ensuite que si tu es évêque, moi je suis comte ici, en pays conquis par mon épée. Oui, je suis comte ici, au nom du roi que je représente, et comme ton comte, je peux te forcer de m'absoudre; apprends ceci à ton tour.

 

–Ah! tu blasphèmes de nouveau, – et l'évêque frappa du pied sous la table, – ah! tu oses encore braver le courroux du Seigneur! toi… souillé de crimes exécrables!

–Qu'est-ce que j'ai donc fait? J'ai tué… mon frère Ursio!

–Vraiment? et le meurtre de ta concubine Isanie? et le meurtre de ta quatrième femme Wisigarde que tu avais épousée, de même que tu as épousé ta cinquième femme Godègisèle… bien que ta première et ta seconde épouse soient encore vivantes? dis, comte, sont-ce là des peccadilles?

–Ne m'as-tu pas absous de ces choses-là? Par l'aigle terrible, mon glorieux aïeul! il m'en a coûté les cinq cents meilleurs arpents de ma forêt, trente-huit sous d'or, vingt esclaves, et cette superbe pelisse de fourrures de martre du Nord, dans laquelle tu te prélassais cet hiver, et que le grand Clovis avait donnée à mon père!

–De ces premiers crimes, tu es absous… c'est vrai; aussi tu serais blanc comme l'agneau pascal sans ton abominable fratricide.

–Je n'ai pas tué Ursio par haine, moi; je l'ai tué pour avoir sa part d'héritage.

–Et pourquoi aurais-tu tué ton frère, bestial? Pour le manger?

–Je te dis, moi, que le grand Clovis a tué aussi tous ses parents pour avoir leur héritage, et qu'il jouit du paradis… J'y veux aller aussi, moi qui ai moins tué que lui, et si tu ne me promets pas sur l'heure le paradis sans me faire payer davantage, je te fais tirer à quatre chevaux ou hacher par mes leudes!

–Et moi je te dis que si tu n'expies pas ton fratricide par un don à mon église, tu iras en enfer, toi, qui, comme Caïn, as tué ton frère.

–Oui, oui, patron, tu dis toujours cela pour mes cent arpents de prairie, mes vingt sous d'or et ma petite esclave blonde.

–Je dis cela pour le salut de ton âme, malheureux! Je dis cela pour t'épargner les tortures de l'enfer dont la seule pensée me fait frissonner pour toi.

–Tu parles toujours de l'enfer… Où est-il?

–Où il est?

Et l'évêque Cautin frappa encore du pied sur le sol.

–Tu demandes où il est, l'enfer?

–Il n'y en a pas…

–Il n'y a pas d'enfer! Seigneur, Seigneur! ayez pitié de ce barbare. Ouvrez-lui les yeux par un miracle… Comte, sens-tu cette odeur de soufre?

–Je sens… une odeur très-puante.

–Vois-tu cette fumée qui sort à travers ces dalles?

–D'où vient cette fumée? – s'écria Neroweg effrayé, en se levant de table et se reculant de l'endroit du sol d'où sortait une vapeur noire et épaisse; – évêque, quelle est cette magie?

–Seigneur, mon Dieu! vous avez entendu la voix de votre serviteur indigne, – dit Cautin en joignant les mains et se mettant à genoux, – vous voulez vous manifester aux yeux de ce barbare… Tu demandes où est l'enfer? Regarde à tes pieds; vois ce gouffre, vois cette mer de flammes prête à l'engloutir…

Et l'une des dalles de la mosaïque s'enfonçant sous le sol au moyen d'un contrepoids, laissa béante une large ouverture d'où s'échappèrent de grands tourbillons de feu répandant une forte odeur de soufre.

–La terre s'entr'ouvre, – s'écria le Frank livide de terreur, – du feu! du feu! sous mes pieds.

–C'est le feu éternel, – dit l'évêque en se redressant menaçant, tandis que le comte tombait à genoux cachant sa figure entre ses mains, – ah! tu demandes où est l'enfer, impie, blasphémateur!

–Patron, mon bon patron, aie pitié de moi!

–Entends-tu ces cris souterrains? Ce sont les démons; ils viennent te chercher. Entends-tu comme ils crient: Neroweg, Neroweg! le fratricide! Viens à nous! Caïn, tu es à nous!

–Ces cris sont affreux… Mon bon père en Christ, prie le Seigneur de me pardonner!

–Ah! te voilà à genoux, pâle, éperdu, les mains jointes, les yeux fermés par l'épouvante… Demanderas-tu encore où est l'enfer?

–Non, non, évêque, saint évêque Cautin; absous-moi de la mort de mon frère, tu auras ma prairie, mes vingt sous d'or…

–Et l'esclave?

–Et ma petite esclave blonde.

–J'ai là une charte de donation préparée… Tu vas faire venir un de tes leudes comme témoin. Mon témoin à moi sera cet ermite, afin que la donation soit en règle et selon l'usage.

–Oui, oui, mais aie pitié de moi… Si ces dénions allaient m'emporter… Comme ils m'appellent! Renvoie-les! renvoie-les donc, mon bon patron, qu'ils ne m'entraînent pas en enfer, moi ton fils en Christ!

–Ils t'emporteraient si tu manquais à ta promesse.

–Je la tiendrai… Oh! je la tiendrai…

–Puisque tu ne doutes plus de la puissance du Seigneur, – reprit l'évêque en frappant de nouveau du pied sur le plancher, – relève-toi, comte, ouvre les yeux, le gouffre de l'enfer est refermé (la dalle en remontant avait repris sa place). Ermite, apporte ce parchemin et ce qu'il faut pour écrire. Tu seras mon témoin.

–Je ne serai pas témoin de cette fourberie sacrilége, – répondit en latin l'ermite laboureur. – Je t'exposerais à la fureur de ce barbare en lui dévoilant cette pillerie, il te tuerait, et je ne veux pas voir ton sang couler… mais, prends garde, prends garde… tu domines par la ruse et la terreur les seigneurs stupides et féroces; moi je domine, par l'amour que je leur porte, les opprimés et ceux qui souffrent. Prends garde; ceux-là sont nombreux.

–Voudrais-tu exciter une rébellion contre moi? Serais-tu capable d'abuser du grand empire que tu possèdes sur le populaire? toi que j'ai accueilli ici comme un hôte bien venu? sans savoir pourtant si ton évêque t'avait permis de sortir de son diocèseK.

–Demain, avant de continuer ma route, je te dirai ce que j'attends de toi…

Cautin, à qui l'ermite laboureur imposait, frappa sur un timbre pendant que le comte, toujours agenouillé, tremblant de tous ses membres, essuyait la sueur glacée qui coulait de son front. À l'appel de l'évêque, le chambrier parut; le saint homme lui dit tout bas en latin:

–L'enfer a été très-satisfaisant… Qu'on éteigne le feu!

Et il ajouta tout haut:

–Commande à l'un des leudes du comte de venir ici… Tu l'accompagneras.

Le chambrier sorti, l'évêque s'adressant au Frank toujours agenouillé:

–Tu as cru, et tu te repens… Relève-toi! Mais prends garde de manquer à ta parole…

–Mon bon patron, je ne me relèverai pas que tu ne m'aies promis une chose…

–Quoi donc?

–J'ai peur de retourner cette nuit à mon burg; les démons viendraient peut-être me prendre sur la route… Je suis épouvanté… garde-moi cette nuit à ta villa.

–Tu seras mon hôte jusqu'à demain; mais ta petite esclave, tu devais me l'envoyer dès ton arrivée… chez toi?

–Tu la veux cette nuit?.. la petite esclave?

–Je l'ai promise à mon évêchesse, autrefois ma femme selon la chair, aujourd'hui ma soeur en Dieu. Elle a besoin d'une toute jeune fille pour son service; je lui ai promis celle-ci… et plus tôt elle l'aura, plus tôt elle sera contente.

–Ainsi, patron, – dit le comte en se grattant l'oreille, – tu la veux absolument ce soir, la petite esclave?

–Oserais-tu maintenant te dédire?.. Te crois-tu déjà si loin de l'enfer?

–Non, oh! non, patron… ne te fâche pas; un de mes leudes va monter à cheval; il ira chercher la petite esclave et la ramènera ici en croupe…

La charte de donation, validée selon l'usage par l'inscription du témoignage du chambrier de l'évêque et du leude, portait que Neroweg, comte du roi d'Auvergne en la ville de Clermont, donnait en rémission de ses péchés à l'église, représentée par Cautin, évêque de cette ville, cent arpents de prairie, vingt sous d'or, et une esclave filandière, âgée de quinze ans, nommée Odille. Après quoi l'évêque, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, donna au comte frank l'absolution de son fratricide et trois grands coups à boire pour le réconforter.

–Sigefrid, – dit le comte au leude en étouffant un dernier soupir de regret, – sois bon compagnon; va au burg; tu prendras en croupe la petite Odille la filandière, et tu la rapporteras ici.

Les Vagres sont arrivés non loin de la villa épiscopale.

–Ronan, les portes sont solides, les fenêtres élevées, les murailles épaisses… Comment entrer chez l'évêque? – dit le Veneur.

–Tu nous a promis de nous conduire au coeur de la maison… moi, j'irai droit au coeur de l'évêchesse.

–Frères, voyez-vous à quelques pas, au pied de la montagne, ce petit bâtiment entouré de colonnes?

–Nous le voyons… la nuit est claire.

–Ce bâtiment était autrefois une salle de bains d'eaux thermales, dont la source chaude venait de ces montagnes… De la villa où nous allons, on se rendait à ces thermes par un long souterrain. L'évêque a fait détourner la source, et le bâtiment il l'a changé en une chapelle consacrée au grand Saint-Loup… Or, mes bons Vagres, par le souterrain nous entrerons au coeur de la villa épiscopale sans trouer de murailles, sans briser portes ou fenêtres… Si j'ai promis, ai-je tenu?