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Kitobni o'qish: «La coucaratcha. II», sahifa 3

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CHAPITRE II.
Comment le royaume de France fut désormais privé de Claude Belissan

Le capitaine Dufour, commandant le trois mâts la Comtesse de Cérigny, n'attendait plus qu'un passager ou deux pour partir du Hâvre et se rendre à sa destination. Il devait porter d'abord des marchandises dans la mer du Sud, les vendre, aller ensuite aux Moluques acheter des épiceries, et revenir par le cap de Bonne-Espérance; c'était une circumnavigation, presque le tour du monde.

Un matin son mousse lui annonça un monsieur.

– Qu'est-ce que c'est que ça, mousse?

– Un pâlot, capitaine, qui a une queue.

– Fais entrer le pâlot.

Le pâlot entre; c'était Belissan.

– Monsieur, dit-il au capitaine, votre vaisseau va partir prochainement?

– Oui, Monsieur, je n'attends plus qu'un passager, et je désirerais bien que ce fût vous, répondit fort spirituellement le capitaine.

– C'est possible, dit Belissan, pourvu que vous me conduisiez dans une île…

– Dans quelle île, Monsieur?

– Dans une île quelconque, Monsieur, cela m'est égal, pourvu que ce soit dans une île, une île déserte ou sauvage, dans laquelle je ne rencontre ni grands seigneurs, ni chevaux danois, ni coureurs, ni filles trompeuses. Dans une île, reprit Belissan avec une agitation croissante, où l'égalité soit proclamée comme le seul des biens, dans une île déserte, sauvage, où je puisse savourer à mon aise le premier, le plus inestimable de tous les dons octroyés aux humains; dans une île…

Permettez, dit le capitaine Dufour, persuadé qu'il n'interrompait qu'un fou, est-ce bien sérieusement que vous me dites tout cela?

– Il me semble que je n'ai pas l'air de crever de rire, objecta sourdement Belissan.

– Alors, Monsieur, il m'est impossible de vous prendre à mon bord; je vous le répète, je vais à Callao, dans la mer du Sud, puis je reviens par la mer des Indes. Mais attendez donc, pourtant, si en route vous voulez descendre à Otahity, nous y relâcherons sans doute, et…

– Vous relâcherez à Otahity, la nouvelle découverte de Bougainville, la Cythère du nouveau monde! j'irai à Otahity… nation généreuse et nouvelle! Là, pas de coureurs, de marquis, de chevaux danois; là une existence douce et pure comme l'eau de ses ruisseaux; là du soleil; là des fleurs; là des arbres pour tous, là une nature primitive et bonne, là pas de différences sociales; là des frères; là des sœurs. A Otahity, monsieur le capitaine! A Otahity!.. j'abjure mon titre d'Européen: dégénéré, abruti par la civilisation, je reviens à mon état de nature, dont je suis fier. – J'étais descendu homme, je remonte sauvage! (Ici une pose académique; ici Claude se dresse sur ses pieds et tâche de grandir sa petite taille et de se draper à l'antique avec son habit de ratine, qui s'y refuse.) A Otahity! Là, pas de Dieu qui prenne un malin plaisir à contrarier nos projets, là, pas de roi, là, pas de courtisans, de vils courtisans qui dévorent la substance du peuple, là, pas de ces insignes stupides, de ces habits ridicules qui classent et numérotent votre position sociale… A Otahity!.. O Voltaire! O Dalembert! O Diderot! O philosophes, lumière éternelle des nations! c'est là que vous devriez être, c'est à Otahity que votre véritable place est désignée… O vous philanthropes, qui rêvez la paix et la famille universelle… à Otahity… à Otahity, venez-y… venez, nous y ferons une seule famille! une grande famille!

Ici l'invocation bienveillante et philanthropique de Belissan prit un tel caractère de rage et de frénésie que M. Dufour fut obligé de le prendre par le milieu du corps et d'appeler son mousse.

Le mousse vint, et, se joignant à son maître, ils finirent par calmer Belissan, qui ne criait plus que faiblement et par saccades: – A Otahity! à Otahity!

Le capitaine Dufour agita longtemps la question de savoir s'il prendrait à son bord Claude Belissan, qui lui paraissait fou. Pourtant, ayant considéré que Belissan le payait bien, il consentit.

Claude quitta la France sans prévenir son vieil oncle, vendit le peu qu'il avait, persuadé qu'à Otahity le vil argent serait tout-à-fait inutile.

On partit; et, lorsque l'écrivain du bord demanda la profession de chaque passager pour l'inscrire sur le rôle d'équipage, Belissan le stupéfia en lui répondant d'un air majestueux:

– Homme!!!

– Homme! fit l'écrivain en sautant de sa chaise.

– Homme, réitéra Belissan…

– Comment cela, homme? dit encore l'écrivain ébahi… mais homme, quoi? quel titre!

– Mais, hurla Claude, qui devenait bleu de fureur… homme simplement… homme de la nature, si vous aimez mieux… Les voilà bien! dit Belissan avec un sourire amer, en haussant les épaules de pitié; les voilà bien, quel titre! il leur faut un titre… ils vous demandent un vain titre… une ignoble profession… quand ils sont les rois… les géants de la création! Je suis sauvage, entends-tu, être dégradé, abruti par une société égoïste et bâtarde, par une civilisation corruptrice, dit Belissan tout d'une haleine et en tournant le dos au commis, qui avait pourtant une figure bien respectable, je vous assure.

– Il est dans ses lunes, objecta l'écrivain déjà prévenu de la singularité de Belissan; puis il ajouta sur son livre de bord: – Claude Belissan se prétendant homme de la nature, mais allant à l'île d'Otahity, pour affaires de commerce.

Le trois mâts la Comtesse de Cérigny partit du Hâvre le 13 juin 1789.

CHAPITRE III.
Pourquoi Claude Belissan, homme, rechercha la société d'un veau, et ce qu'il en advint

Un mois après son embarquement à bord de la Comtesse de Cérigny, Claude Belissan était déjà borgne; six semaines après, il avait perdu deux dents molaires, plus une incisive; quatre mois ensuite; il avait eu trois côtes d'enfoncées comme on doublait le cap Horn. Enfin, ce fut un bien beau jour pour lui que le jour où l'on mouilla à Callao, car si la traversée eût duré plus long-temps, Claude Belissan, homme, eût été dissipé en détail.

Ces accidents variés avaient eu pour cause la tendance philosophique et philantropique du jeune homme, sa soif du bien général, son horreur des inégalités sociales, et son rêve de perfectionnement universel.

Et, d'abord, ayant vu un grand, gros et large matelot, fouetter un mousse, parce que le mousse n'avait pas assez vite serré le petit cacatoës, Belissan s'écria:

– Horreur! Frémis, ô nature!.. voici un frère qui bat son frère! Marin, ce mousse est ton frère et ton égal; laisse ce mousse, ô marin!

Et le matelot, mordant sa chique avec insouciance, répondit honnêtement à Claude, sans abandonner son mousse:

– Bourgeois, ce mousse n'est pas mon égal, vu qu'il est mousse et que je suis gabier, vu qu'il est enfant et que je suis homme, vu qu'il serre mal une voile et que je la serre bien. Quand il sera gabier, il fouettera les mousses à son tour. Or, bourgeois, je lui dois quinze coups de garcette, je suis au septième, laissez-moi finir… car je lui apprends son état, voyez-vous, bourgeois!

– D'abord, je ne suis point bourgeois, je suis homme, simplement homme, et, comme homme, je te dis que tu ne finiras pas de lâcher cet enfant, ton frère et le mien, tyran, despote, antropophage? hurla Belissan en tâchant d'étreindre dans ses petites mains le large bras du marin… Tu ne finiras pas! car je suis ton égal, et comme ton égal, je t'ordonne de finir! c'est-à-dire de ne pas finir!

– Bourgeois, répondit le marin avec un ton stoïque, vous n'êtes pas mon égal, parce que je suis de mer et vous de terre; vous n'êtes pas mon chef non plus, aussi…

Et, comme Belissan l'interrompit avec une prodigieuse violence:

– Alors, dit le marin, puisque nous sommes égaux, voici un coup de poing, bourgeois, rendez-moi son égal…

Duquel coup de poing Belissan ne rendit pas l'égal, et fut borgne, comme on sait.

Un autre jour, Belissan malmena furieusement le capitaine, qui, pendant la tempête, avait toujours tenu son équipage sur le pont. Claude pérorait, Claude se démenait pour prouver à ces braves gens qu'ils avaient bien le droit de ne pas manœuvrer du tout, et qu'étant nés libres ils avaient la liberté de se laisser couler à fond. Fatigués des cris du petit homme, ils le bâillonnèrent et l'envoyèrent dans la cale; mais comme Claude résista pendant l'opération, il y laissa les dents que vous savez.

La conséquence immédiate de cet accident fut pour Claude un accès de misanthropie la plus prononcée et la plus dédaigneuse. Claude se prit à haïr l'humaine espèce. – Et tu n'es ainsi dégradée, infâme société, hurlait Claude avec un sifflement aigu qu'il devait à la perte de ses incisives; tu n'es ainsi dégradée, continuait-il, que par la civilisation et par la féroce influence des grands, des rois, des prêtres, des coureurs et des chevaux danois! c'est la civilisation qui t'a perdue. Ah! qu'ils t'avaient bien jugée, les immenses philosophes qui, pour te régénérer, te renouveler, voulaient te ramener à la loi naturelle, à l'état de nature, car c'est là le bonheur, le vrai bonheur. O état de nature! je t'offre en holocauste tous mes tourments, mes souffrances, mon œil et mes trois dents! O Otahity!.. Otahity! tu seras mon paradis, car je fais ici mon purgatoire! et je ne me sers de ces ridicules mots de paradis et de purgatoire que parce que je n'en ai pas d'autres, ajouta Belissan avec dégoût. Puis Belissan eut une idée.

Belissan se dit: Voilà sur ce bâtiment un parti, un segment, une fraction de la société. Qui m'empêche d'humilier la société tout entière dans ce segment! de l'écraser!.. Qui m'empêche de la mettre sous mes pieds, de la fouler sous mes pieds… en lui prouvant que j'aime mieux vivre avec un animal, un brute et stupide animal, que d'endurer plus long-temps son contact flétrissant, impur et dégradant. Et à la grande mortification de cette société qu'il méprisait, Belissan élut pour domicile un endroit du faux pont où l'on avait renfermé un veau destiné à la nourriture de l'équipage. Il vécut avec ce veau, parlait à ce veau, mangeait avec ce veau, s'ébattait avec ce veau, et s'écriait parfois, en roulant avec le veau dans son fumier… Rougis et pleure… pleure… société! voilà le cas que je fais de toi! et l'équipage ne fondait pas en larmes; non, l'équipage se pâmait d'aise, car cette nouvelle folie de Belissan l'avait débarrassé de l'ancien clerc.

Mais à force de se rouler et de causer philosophie et perfectionnement avec son veau, Belissan vint à vouloir distraire son ami; il lui souffla dans les yeux, lui entra des fétus de paille dans les narines, tant et si bien, que le veau se fâcha, s'irrita et d'un coup de tête enfonça trois des meilleures côtes de Belissan. Or, arrivant à Callao, il était mourant. On comptait assez sur sa mort; mais, grâce aux soins du supérieur de la Mission à Lima, le damné clerc en revint, et fut prêt à retourner à bord au moment où le brick appareilla pour les Moluques.

Le capitaine étant trop honnête homme pour laisser Belissan au Pérou, le reprit à son bord en jurant; mais pensant qu'il touchait au terme de son voyage et voulant l'abréger encore, il proposa à Claude de le débarquer aux îles Marquises, reconnues, visitées par Marchand, et à son dire, au moins aussi cythéréennes que les îles des Amis.

Leur nom aristocratique éloigna bien un peu Belissan; mais ayant navigué sur la Comtesse de Cérigny, il pouvait bien aborder aux îles Marquises. Il consentit donc avec joie à ce changement, surtout quand on lui eut montré sur la carte que ces îles Marquises étaient infiniment plus rapprochées qu'Otahity.

Deux mois après une relâche à Acapuleo, le brick mit en panne au vent des îles les plus orientales du groupe des Marquises, on envoya un canot bien armé, qui déposa, à la grande joie de l'équipage, Claude Belissan à la pointe méridionale de l'île Hatouhougou, un peu avant le lever du soleil, et puis l'embarcation rejoignit le brick, qui fit voile vers le sud.

CHAPITRE IV.
Comme Claude Belissan trouva enfin la terre promise de l'équité et de la philanthropie

Enfin je te foule… cria Belissan, sol de la liberté, de l'égalité! Je te foule, sol natal des fils de la nature restés hommes de la nature! ici l'eau des fontaines pour boisson, les fruits des arbres et quelques coquillages pour nourriture; pour lit ce gazon parfumé, pour vêtements… Non, pas de vêtements. Est-ce que la nature m'a donné des vêtements à moi!.. C'est du vêtement que naissent ces infâmes inégalités sociales. Ici, c'est la nature:… ici donc le costume de la nature. Arrière l'Europe, nargue de la civilisation, mépris pour la France, foin des rois, des courtisans et des chevaux danois! hurlait Belissan en jetant bien loin et sa culotte de gourgouran, et son habit de ratine, et sa veste piquée.

Vive la nature! reprit-il, la nature qui n'emprunte rien à cette ridicule et mesquine industrie d'eux autres civilisés.

Ici Claude fut interrompu par l'explosion d'une arme à feu; il tressaillit… puis, comme le soleil s'était levé, et qu'il pouvait parfaitement distinguer les objets, il eut une peur affreuse à la vue de Toa-ka-Magarow, chef souverain, autocrate, empereur ou roi de l'île Hatouhougou.

Ce digne seigneur était d'une haute et puissante stature, tatoué de rouge et bleu, avait le nez droit et long, le front déprimé, et la lèvre inférieure prodigieusement allongée par le poids d'une espèce de petite écuelle de coco qu'il y avait suspendue au moyen d'un anneau passé dans les chairs. De plus, Toa-Ka-Magarow tenait à la main un fusil anglais, et marchait fièrement vêtu d'un vieil uniforme galonné qu'il possédait probablement par échange ou par vol; du reste, excepté une pagne serrée autour de ses reins, il était absolument nu. Je ne parle pas d'une croix de Saint-Louis dont l'anneau passait par le cartilage du nez, cet ornement étant de mauvais goût.

Dès que Toa-Ka-Magarow eut tiré son coup de fusil, il poussa un cri sauvage et guttural qui stupéfia Belissan, car c'était à l'aspect de l'ancien clerc que ce cri avait été poussé. Toa-Ka-Magarow poussa un troisième cri, mais celui-ci fut court; puis une espèce de rire ou de grincement de dents agita la petite écuelle de coco, et fit osciller la croix de Saint-Louis d'une narine à l'autre.

Claude Belissan, un peu rassuré parce que la crosse n'était plus dans une position horizontale ne recula pas. Après tout, se dit-il, c'est mon égal, je suis son égal, son frère, pourquoi donc craindrais-je; et Claude s'avança bravement en tendant la main au grand chef.

A cette démonstration amicale et familière de Belissan, à cette démarche inouïe, bizarre pour l'autocrate de Hatouhougou, celui-ci poussa un quatrième cri, mais si furieux, mais si colère, mais si aigu, que Claude fit un bond énorme de surprise.

Et sa surprise se changea en terreur lorsque le grand chef, par une pantomime aussi expressive qu'effrayante, montrant au clerc son habit galonné, sa croix de Saint-Louis et de vieux morceaux de cuivre attachés à ses bras avec des ficelles, lui fit entendre clairement qu'il était chef, roi, maître, et que Belissan lui devait respect, soumission et obéissance, ce qu'il exprima par une demi-génuflexion, et la position de ses bras croisés sur sa poitrine; enfin, la péroraison fut un terrible tournoiement du fusil dont la crosse bourdonnait aux oreilles de Belissan, tant le sauvage maniait cette arme avec dextérité.

Et Belissan s'agenouilla trempé de sueur, et ce fut un tableau bizarre que de voir ce sauvage d'une taille athlétique, avec sa figure mi-partie rouge et bleue, ses yeux ardents, ses lèvres gonflées, ses dents noircies par le bettel, ses haillons galonnés, sa chevelure crépue, hérissée, nouée, mêlée et toute couverte d'une poudre orange et semée de coquillages de mille couleurs, que de le voir imposant, debout, la tête dédaigneusement penchée, considérer Belissan, nu, grelottant de frayeur, vert de terreur, agenouillé, les bras croisés et les yeux fixes.

Il faudrait être un bien profond psychologiste pour analyser les pensées tumultueuses qui luttaient alors dans la tête de Belissan, lutte acharnée, impitoyable, des anciennes idées du clerc contre l'évidence des faits. Et dans un espace de temps incommensurable, Belissan se fit mille reproches, Belissan préférait les mouchetures des chevaux danois, les sarcasmes du grand coureur, la coquetterie de Catherine, à l'effroyable susceptibilité de son ami, de son frère, de son égal, l'homme de la nature.

Et ce qui l'irritait davantage, c'était encore moins de s'être prosterné devant l'emblème du pouvoir que de voir cet emblême formulé par un vieux habit européen qui lui rappelait si cruellement les distinctions sociales qu'il voulait fuir.

On ne sait dans quelle haute région spéculative Belissan eût été entraîné par sa pensée, si Toa-Ka-Magarow ne lui eût fait signe de se relever, et en manière d'ordre ne lui eût donné un coup de crosse au milieu des reins.

Et les deux égaux arrivèrent aux cases.

Et si Belissan eût eu la force de contracter les mâchoires, il eût indubitablement grincé des dents en voyant une case élevée, haute, peinte de couleurs tranchantes, en tout enfin distinguée des autres, case aristocratique, case seigneuriale, case princière, case royale, s'il en fut.

C'était la case de Toa-Ka-Magarow.

Et Claude Belissan, marchant toujours devant l'homme de la nature, descendit sur son indication dans une espèce de petit caveau assez proche de l'habitation du chef.

Claude Belissan fut enfermé dans le caveau.

Pendant huit jours, il n'eut pour société qu'une espèce de bambou, auquel on attachait une corbeille de jonc remplie de cocos et de fruits d'arbre à pain. Ce bambou arrivait et sortait par une petite fenêtre.

Pendant ces huit jours, les idées politiques et sociales de Claude subirent de bien nombreuses variations. Mais ces pensées sont tellement intimes que nous ne les développerons pas par discrétion.

Ces huit jours passés, on tira Belissan de sa cave, on le baigna, on le parfuma, on le tatoua, on lui serra le nez et les oreilles, on lui mit des bandelettes de toutes couleurs autour du front, on l'étendit sur une espèce de civière, et deux vigoureux sujets de Toa-Ka-Magarow le portèrent au sommet d'une montagne, sur laquelle était bâti un temple en roseaux.

Ils vont me canoniser à leur manière, ou jouer à colin-maillard, pensait Belissan qui n'y voyait plus, ayant les yeux cachés par des bandelettes, et commençait à perdre la tête de terreur.

Arrivés là, on mit Claude debout, et on l'attacha à un poteau.

Au-dessous du poteau était une auge de pierre.

Et on chanta une multitude d'hymnes, de cantiques et de prières.

Et Toa-Ka-Magarow, qui unissait le pouvoir théocratique au pouvoir despotique, fit quelques contorsions, et s'avança tout près de Claude Belissan, en brandissant un long poignard fait d'une arrête de poisson.

Et le sang du clerc coula dans l'urne.

Et à cette sensation aiguë, douloureuse et froide, Claude, par une rétroaction singulière de la pensée, vint à songer à sa petite chambre, et à cette pluie d'été qui avait seule déterminé la série de causes et d'effets qui l'amenait sous le couteau des anthropophages; et par une soudaine puissance intuitive, il put embrasser tout cet espace de temps en moins d'une seconde.

Et dans l'espèce de vertige fantastique qui le saisit, il lui sembla voir des chevaux danois, le grand coureur et Catherine qui tournoyaient autour de lui en poussant de singuliers cris.

Et il ne lui sembla plus rien.

Et ce fut fait de Claude Belissan, ex-clerc de procureur, homme de la nature, duquel les naturels de Hatouhougou se régalèrent, après avoir respectueusement offert ses oreilles à Toa-Ka-Magarow, comme la partie la plus délicate de l'individu.

UN REMORDS

CHAPITRE PREMIER.
UN REMORDS

L'ange est tombé, – l'homme est tombé, – et leur chute a fait voir que les substances mêmes spirituelles ne sont autre chose, par le fond même de leur nature, qu'un abîme flottant et ténébreux.

Confession de Saint-Augustin, liv. XIX, ch. 9.

Albert a dix-huit ans, et déjà le front d'Albert est triste et soucieux.

Il est pâle, et fuit les jeux et les compagnons de son âge. – Comme autrefois il n'attend plus, inquiet, le réveil de sa mère pour être le premier à lui sourire, et disputer ce doux privilège à sa sœur qu'il chérit pourtant. – Mais il pouvait tout céder à sa sœur, hors le premier baiser de sa mère; pour sa crédulité naïve, c'était un présage de bon, ou de mauvais jour.

Maintenant, dès que l'aube a blanchi les nombreuses tourelles du château, Albert monte son cheval favori, – jette en passant un regard sur les fenêtres fermées de l'appartement de sa mère, – soupire, – et pressant sa monture de l'éperon, franchit le vieux pont qui tremble, fait crier la grille sur ses gonds et gagne avec rapidité les bois sombres et touffus qui s'étendant au loin comme un vaste océan de feuillage, dont le vent fait aussi bruire et balancer les flots, qu'un soleil ardent nuance aussi de lumières changeantes.

Mais ainsi qu'une clarté vive et pure est douloureuse aux vues affaiblies par les larmes. Ainsi ces jours bleus et dorés de l'été, paraissent maintenant insupportables à l'âme sombre et chagrine d'Albert.

Les jours qu'il aimerait à cette heure, seraient les jours nébuleux de l'automne, où les feuilles rougies et desséchées par le vent tombent lentement une à une sur un sol humide; où les montagnes se dessinent au loin, noires sur un ciel gris; où les plaines dépouillées de leur riante couronne de trèfles verts ou de blés jaunissants, sont labourées par de tristes sillons bruns et glacés.

Aussi à défaut de cette nature pâle et décolorée que reflèterait si bien sa tristesse, – Albert recherche au moins le silence et l'obscurité de la forêt, les ténèbres profondes que traverse parfois la lueur incertaine d'un rayon de soleil.

Alors il éprouve une sorte de bien-être mélancolique, à se sentir ainsi isolé, – à entendre le chant monotone du ramier, venir se mêler seul, au bruit sonore et retentissant des pas de son cheval.

Alors Albert laissant flotter ses rennes – insouciant de son chemin, s'ensevelit dans une cruelle rêverie, et souvent ses sourcils contractés, la rougeur qui colore tout à coup ses beaux traits, annoncent que ce cœur d'enfant connaît déjà la souffrance.

Yosh cheklamasi:
12+
Litresda chiqarilgan sana:
30 sentyabr 2017
Hajm:
140 Sahifa 1 tasvir
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Ushbu kitob bilan o'qiladi