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Son Excellence Eugène Rougon

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IX

Un matin de mars, au ministère de l'Intérieur, Rougon était dans son cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielle que les préfets devaient recevoir le lendemain. Il s'arrêtait, soufflait, écrasait la plume sur le papier.

«Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il. C'est bête, cette langue!.. Je mets autorité à toutes les lignes.

– Mais pouvoir, gouvernement, empire», répondit le jeune homme en souriant.

M. Jules d'Escorailles, qu'il avait pris pour secrétaire, dépouillait la correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvrait soigneusement les enveloppes avec un canif, parcourait les lettres d'un coup d'œil, les classait.

Devant la cheminée où brûlait un grand feu, le colonel, M. Kahn et M. Béjuin se trouvaient assis. Tous trois très à l'aise, allongés, chauffaient leurs semelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M. Kahn lisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaient leurs pouces, en regardant la flamme.

Rougon se leva, versa un verre d'eau sur une console, et le but d'un trait.

«Je ne sais ce que j'ai mangé hier, murmura-t-il.

J'avalerais la Seine, ce matin.» Et il ne se rassit pas tout de suite. Il fit le tour du cabinet, déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait sourdement le parquet, sous l'épais tapis. Il alla écarter les rideaux de velours vert, pour avoir plus de jour.

Puis, au milieu de la vaste pièce, d'un luxe noir et fané de palais garni, il s'étira les bras, les mains nouées derrière la nuque, jouissant, comme pâmé par l'odeur administrative, l'odeur de puissance satisfaite, qu'il respirait là. Un rire lui venait malgré lui; et il riait tout seul, les côtes chatouillées, d'un rire de plus en plus fort où sonnait le triomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette gaieté, se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.

«Ah! c'est bon tout de même!» dit-il simplement.

Comme il reprenait sa place devant l'énorme bureau de palissandre, Merle entra. L'huissier était correct, en habit noir et en cravate blanche. Il n'avait plus un poil de barbe, rasé de près, la face digne.

«Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y a là le préfet de la Somme…

– Qu'il aille au diable! je travaille, répondit brutalement Rougon. Il est incroyable que je ne puisse avoir un moment à moi.» Merle ne se déconcerta pas. Il continua:

«M. le préfet assure que Son Excellence l'attend… Il y a aussi les préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.

– Eh bien, qu'ils attendent, ils sont faits pour ça!» reprit Rougon très haut.

L'huissier sortit. M. d'Escorailles avait eu un sourire.

Les trois autres, qui se chauffaient, s'allongèrent davantage, très amusés également par la réponse du ministre.

Celui-ci fut flatté de son succès.

«C'est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois… Il a fallu que je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez! il y en a de stupides. Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez… D'ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.» Et il se remit à sa circulaire. On n'entendit plus, dans l'air chaud de la pièce, que le bruit de sa plume d'oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes par M. d'Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal; le colonel et M. Béjuin sommeillaient à demi. Au-dehors, la France, peureuse, se taisait. L'empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des exemples. Il connaissait sa poigne de fer; il lui avait dit, au lendemain de l'attentat, dans la colère de l'homme sauvé: «Pas de modération! il faut qu'on vous craigne!» Et il venait de l'armer de cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l'internement en Algérie ou l'expulsion hors de l'Empire de tout individu condamné pour un fait politique. Bien qu'aucune main française n'eût trempé dans le crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et déportés; c'était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 décembre. On parlait d'un mouvement préparé par le parti révolutionnaire; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient embarqués à Toulon.

Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait, dans la terreur qui sortait, comme une fumée d'orage, du cabinet de velours vert, où Rougon riait tout seul, en s'étirant les bras.

Jamais le grand homme n'avait goûté de pareils contentements. Il se portait bien, il engraissait; la santé lui était revenue avec le pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon, pour qu'on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la France son désir était de ne pouvoir poser son verre vide sur une console, jeter sa plume, faire un mouvement, sans donner une secousse au pays. Cela l'amusait d'être une épouvante, de forger la foudre, au milieu de la béatitude de ses amis, d'assommer un peuple avec ses poings enflés de bourgeois parvenu. Il avait écrit dans une circulaire: «C'est aux bons à se rassurer, aux méchants seuls à trembler.» Et il jouait son rôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d'une main jalouse. Un immense orgueil lui venait, l'idolâtrie de sa force et de son intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait à lui-même des régals de jouissance surhumaine.

Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichait depuis longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiait répression à outrance; refus de toutes les libertés, gouvernement absolu. Aussi personne ne se trompait-il, en le voyant au ministère.

Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux; il avait des besoins plutôt que des opinions; il trouvait le pouvoir trop désirable, trop nécessaire à ses appétits de domination, pour ne pas l'accepter, sous quelque condition qu'il se présentât. Gouverner, mettre son pied sur la nuque de la foule, c'était là son ambition immédiate; le reste offrait simplement des particularités secondaires, dont il s'accommoderait toujours. Il avait l'unique passion d'être supérieur. Seulement, à cette heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait aux affaires, doublaient pour lui la joie du succès; il tenait de l'empereur une entière liberté d'action, il réalisait son ancien désir de mener les hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rien ne l'épanouissait davantage que de se sentir détesté. Puis, parfois, quand on lui collait le nom de tyran entre les épaules, il souriait, il disait ces paroles profondes:

«Si je deviens libéral un jour, ils diront que j'ai changé.» Mais la plus grande volupté de Rougon était encore de triompher devant sa bande. Il oubliait la France, les fonctionnaires à ses genoux, le peuple de solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivre dans l'admiration continue des dix à quinze familiers de son entourage. Il leur ouvrait à toute heure son cabinet, les faisait régner là, sur les fauteuils, à son bureau même, se disait heureux d'en rencontrer sans cesse entre ses jambes, ainsi que des animaux fidèles. Le ministre, ce n'était pas seulement lui, mais eux tous, qui étaient comme des dépendances de sa personne. Dans la victoire, un travail sourd se faisait, les liens se resserraient, il se prenait à les aimer d'une amitié jalouse, mettant sa force à ne pas être seul, se sentant la poitrine élargie par leurs ambitions. Il oubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver très intelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu'on le respectât en eux, il les défendait avec emportement, comme il aurait défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaient les siennes.

Même il finissait par s'imaginer leur devoir beaucoup, soudant au souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoins lui-même, il taillait à la bande de belles proies, il goûtait à la combler la joie personnelle d'agrandir autour de lui l'éclat de sa fortune.

Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.

M. d'Escorailles, après avoir examiné la suscription d'une des lettres qu'il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l'ouvrir.

«Une lettre de mon père», dit-il.

Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministre d'avoir pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deux pages de fine écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche. Puis, avant de se remettre au travail, il demanda:

«Du Poizat n'a pas écrit?

– Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant une lettre parmi les autres. Il commence à se reconnaître dans sa préfecture. Il dit que les Deux Sèvres, et en particulier la ville de Niort, ont besoin d'être menées par une main solide.» Rougon parcourait la lettre. Quand il l'eut achevée:

«Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirs qu'il demande… Ne lui répondez pas, c'est inutile.

Ma circulaire lui est destinée.» Il reprit la plume, cherchant les dernières phrases.

Du Poizat avait voulu être préfet à Niort, dans son pays; et le ministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout des Deux-Sèvres, gouvernant la France d'après les avis et les besoins de son ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettre confidentielle aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, se fâcha.

«Mais c'est abominable!» cria-t-il.

Et tapant de la main le journal qu'il tenait, s'adressant à Rougon:

«Avez-vous lu ça?.. Il y a, en tête, un article qui fait appel aux plus mauvaises passions. Tenez, écoutez cette phrase: "La main qui punit doit être impeccable, car si la justice vient à se tromper, le lien social lui même se dénoue. Comprenez-vous?.. Et dans les faits divers, donc! Je trouve là l'histoire d'une comtesse enlevée par le fils d'un marchand de grains. On ne devrait pas laisser passer des anecdotes pareilles. Ça détruit le respect du peuple pour les hautes classes.» M. d'Escorailles intervint.

 

«Le feuilleton est encore plus odieux. Il s'agit d'une femme bien élevée qui trompe son mari. Le romancier ne lui donne pas même des remords.» Rougon eut un geste terrible.

«Oui, oui, on m'a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vous devez voir que j'ai marqué les passages au crayon rouge… Un journal qui est à nous, pourtant! Tous les jours, je suis obligé de l'éplucher ligne par ligne. Ah! le meilleur ne vaut rien, il faudrait leur couper le cou à tous!» Il ajouta plus bas, en pinçant les lèvres:

«J'ai envoyé chercher le directeur. Je l'attends.» Le colonel avait pris le journal des mains de M. Kahn. Il s'indigna et le passa à M. Béjuin, qui, à son tour, parut écœuré. Rougon, les coudes sur le bureau, songeait, les paupières à demi closes.

«A propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, ce pauvre Huguenin est mort hier. Voilà une place d'inspecteur vacante. Il faudra nommer quelqu'un.» Et comme les trois amis, devant la cheminée, levaient vivement la tête, il continua:

«Oh! une place sans importance. Six mille francs. Il est vrai qu'il n'y a absolument rien à faire.» Mais il fut interrompu. La porte d'un cabinet voisin s'était ouverte.

«Entrez, entrez, monsieur Bouchard! cria-t-il.

J'allais vous faire appeler.»

M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportait un travail sur les maires et les préfets qui sollicitaient des croix de chevalier et d'officier. Rougon avait vingt-cinq croix à distribuer aux plus méritants. Il prit le travail, examina la liste des noms, feuilleta les dossiers. Pendant ce temps, le chef de division, s'approchant de la cheminée, donnait des poignées de main à ces messieurs. Il s'adossa, releva les pans de sa redingote, pour présenter ses cuisses à la flamme.

«Hein? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printemps sera tardif.

– Une pluie du tonnerre de Dieu! dit le colonel. Je sens une attaque, j'ai eu des élancements dans le pied gauche toute la nuit.» Puis, après un silence:

«Et madame? demanda M. Kahn.

– Je vous remercie, elle se porte bien, répondit M. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois.» Il y eut un nouveau silence. Rougon feuilletait toujours les papiers. Il s'arrêta à un nom.

«Isidore Gaudibert… Est-ce qu'il n'a pas fait des vers, celui-là?

– Parfaitement! dit M. Bouchard. Il est maire de Barbeville depuis 1852. A chaque heureux événement, pour le mariage de l'empereur, pour les couches de l'impératrice, pour le baptême du prince impérial, il a envoyé à Leurs Majestés des odes pleines de goût.» Le ministre faisait une moue méprisante. Mais le colonel affirma avoir lu les odes; lui, les trouvait spirituelles. Il en citait particulièrement une, dans laquelle l'empereur était comparé à un feu d'artifice. Et, sans transition, à demi-voix, par satisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se mirent à dire le plus grand bien de l'empereur. Maintenant, toute la bande était bonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel et M. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête les princes d'Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais à qui ferait l'éloge du souverain en meilleurs termes.

«Ah! non, pas celui-là! cria tout à coup Rougon. Ce Jusselin est une créature de Marsy. Je n'ai pas besoin de récompenser les amis de mon prédécesseur.» Et, d'un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa le nom.

«Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu'un… C'est une croix d'officier.» Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d'Escorailles, malgré sa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit jours auparavant; M. Kahn et M. Bouchard étaient officiers; le colonel venait enfin d'être nommé commandeur.

«Voyons, nous disons une croix d'officier», répétait Rougon, en fouillant de nouveau dans les dossiers.

Mais il s'interrompit, comme frappé d'une idée subite.

«Est-ce que vous n'êtes pas maire quelque part, monsieur Béjuin?» demanda-t-il.

M. Béjuin se contenta d'incliner la tête à deux reprises. Ce fut M. Kahn qui répondit pour lui.

«Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petite commune où se trouve sa cristallerie.

– Cela va tout seul, alors! dit le ministre, ravi de cette occasion de pousser un des siens. Il n'est justement que chevalier… Monsieur Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il faut toujours que je songe à vous.»

M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandait jamais rien, en effet. Mais il était sans cesse là, silencieux, modeste, attendant les miettes; et il ramassait tout.

«Léon Béjuin, n'est-ce pas? à la place de Pierre François Jusselin, reprit Rougon en opérant le changement de nom.

– Béjuin, Jusselin, ça rime», fit remarquer le colonel. Cette observation parut une plaisanterie très fine. On en rit beaucoup. Enfin, M. Bouchard remporta les pièces signées. Rougon s'était levé; il avait des inquiétudes dans les jambes, disait-il; les jours de pluie l'agitaient.

Cependant, la matinée s'avançait, les bureaux bourdonnaient au loin; des pas rapides traversaient les pièces voisines; des portes s'ouvraient, se fermaient; tandis que des chuchotements couraient, étouffés par les tentures. Plusieurs employés vinrent encore présenter des pièces à la signature du ministre. C'était un va-et-vient continu, la machine administrative en travail, avec une dépense extraordinaire de papiers promenés de bureau en bureau. Et, au milieu de cette agitation, derrière la porte, dans l'anti-chambre, on entendait le gros silence résigné des vingt et quelques personnes qui s'assoupissaient sous les regards de Merle, en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon, pris comme d'une fièvre d'activité, se débattait parmi tout ce monde, donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet, éclatait brusquement en paroles violentes contre quelque chef de service, taillait la besogne, tranchait les affaires d'un mot, énorme, insolent, le cou gonflé, la face crevant de force.

Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades ne pouvaient entamer.

«M. le préfet de la Somme… commença-t-il.

– Encore!» interrompit furieusement Rougon.

L'huissier s'inclina, attendit de pouvoir parler.

«M. le préfet de la Somme m'a prié de demander à Son Excellence si elle le recevrait ce matin. Dans le cas contraire, Son Excellence serait bien bonne de lui fixer une heure pour demain.

– Je le recevrai ce matin… Qu'il ait un peu de patience, que diable!» La porte du cabinet était restée ouverte, et l'on apercevait l'anti-chambre, par l'entrebâillement, une vaste pièce, avec une grande table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge, le long des murs. Tous les fauteuils étaient occupés; même deux dames se tenaient debout, devant la table. Les têtes se tournaient discrètement, des regards se glissaient dans le cabinet du ministre, suppliants, tout allumés du désir d'entrer.

Près de la porte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait avec ses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait le mouvement de se lever, croyant sans doute qu'il allait enfin être admis, Rougon reprit, en s'adressant à Merle:

«Dans dix minutes, entendez-vous… Je ne puis absolument recevoir personne en ce moment.» Mais il parlait encore qu'il vit M. Beulin-d'orchère traverser l'anti-chambre. Il alla vivement à sa rencontre, l'attira d'une poignée de main dans son cabinet, en criant:

«Eh! entrez donc, cher ami! Vous arrivez, n'est-ce pas? Vous n'avez pas attendu?.. Quoi de nouveau?» La porte fut refermée sur le silence consterné de l'anti-chambre. Rougon et M. Beulin-d'orchère eurent un entretien à voix basse, devant une des fenêtres; le magistrat, nommé récemment premier président de la Cour de Paris, ambitionnait les sceaux; mais l'empereur, tâté à son égard, était resté impénétrable.

«Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Le renseignement est excellent. J'agirai, je vous le promets.» Il venait de le faire sortir par ses appartements, lorsque Merle parut, en annonçant:

«Monsieur La Rouquette.

– Non, non, je suis occupé, il m'embête!» dit Rougon, en faisant un geste énergique pour que l'huissier refermât la porte.

M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n'en pénétra pas moins dans le cabinet, souriant, la main tendue:

«Comment va Votre Excellence? C'est ma sœur qui m'envoie. Hier, vous aviez l'air un peu fatigué, aux Tuileries… Vous savez qu'on doit jouer un proverbe dans les appartements de l'impératrice, lundi prochain. Ma sœur a un rôle. Combelot a dessiné les costumes. Vous viendrez, n'est-ce pas?» Et il demeura là un grand quart d'heure, souple et caressant, cajolant Rougon, qu'il appelait tantôt «Votre Excellence» et tantôt «cher maître». Il plaça quelques anecdotes sur les petits théâtres, recommanda une danseuse, demanda un mot pour le directeur de la manufacture des tabacs, afin d'avoir de bons cigares. Et il finit par dire un mal épouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.

«Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand le jeune député ne fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figure dans ma cuvette, moi. J'ai les joues qui éclatent.» Il disparut un instant derrière une portière. On entendit un grand barbotement d'eau. Il reniflait, il soufflait.

Cependant, M. d'Escorailles, ayant fini de classer la correspondance, venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d'écaille et se travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et le colonel regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils, qu'ils semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment, M. Kahn fouilla le tas des journaux à côté de lui, sur une table. Il les retournait, regardait les titres, les rejetait. Puis, il se leva. «Vous partez? demanda Rougon, qui reparut, s'épongeant la figure dans une serviette.

– Oui, répondit M. Kahn, j'ai lu les journaux, je m'en vais.» Mais il lui dit d'attendre. Et il le prit à son tour à l'écart, il lui annonça qu'il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres, la semaine suivante, pour l'ouverture des travaux du chemin de fer de Niort à Angers. Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyage là-bas.

M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu la concession, dès les premiers jours de mars. Seulement, il s'agissait maintenant de lancer l'affaire, et il sentait toute la solennité que la présence du ministre donnerait à la mise en scène, dont il soignait déjà les détails.

«Alors, c'est entendu, je compte sur vous pour le premier coup de mine», dit-il en s'en allant.

Rougon s'était remis devant son bureau. Il consultait une liste de noms. Derrière la porte, dans l'anti-chambre, l'attente grandissait.

«J'ai à peine un quart d'heure, murmura-t-il. Enfin, je recevrai ceux que je pourrai.» Il sonna et dit à Merle:

«Faites entrer M. le préfet de la somme.» Mais il reprit aussitôt, la liste sous les yeux:

«Attendez donc!.. Est-ce que M. et Mme Charbonnel sont là? Faites-les entrer.» On entendit la voix de l'huissier appelant: «Monsieur et madame Charbonnel!» Et les deux bourgeois de Plassans parurent, suivis par les regards étonnés de toute l'anti-chambre. M. Charbonnel était en habit, un habit à queue carrée, qui avait un collet de velours; Mme Charbonnel portait une robe de soie puce, avec un chapeau à rubans jaunes. Depuis deux heures, ils attendaient, patiemment.

«Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon.

Merle vous connaît.» Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où les mots: «Votre Excellence» revenaient sans cesse, il cria gaiement:

«Victoire! Le Conseil d'État a rendu son arrêt. Nous avons battu notre terrible évêque.» L'émotion de la vieille dame fut si forte qu'elle dut s'asseoir. Le mari s'appuya au dossier d'un fauteuil.

«J'ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait le ministre. Comme je tenais à vous l'apprendre moi même, je vous ai fait prier de venir ce matin!.. Hein! voilà une jolie tuile, cinq cent mille francs!» Il plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.

Mme Charbonnel put enfin demander d'une voix étranglée et timide:

«C'est fini, bien sûr?.. On ne recommencera plus le procès?

– Non, non, soyez tranquilles. L'héritage est à vous.» Et il donna quelques détails. Le Conseil d'État n'avait pas autorisé les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs, en se basant sur l'existence d'héritiers naturels, et en cassant le testament qui ne paraissait pas avoir tous les caractères d'authenticité désirables. Mgr Rochart était exaspéré. Rougon, qui l'avait rencontré la veille chez son collègue le ministre de l'Instruction publique, riait encore de ses regards furibonds. Son triomphe sur le prélat l'égayait beaucoup.

«Vous voyez bien qu'il ne m'a pas mangé, dit-il encore. Je suis trop gros… Oh! tout n'est pas terminé entre nous. J'ai vu ça à la couleur de ses yeux. C'est un homme qui ne doit rien oublier. Mais ceci me regarde.» Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec des révérences. Ils dirent qu'ils partiraient le soir même. Maintenant, ils étaient pris d'une vive inquiétude, la maison de leur cousin Chevassu, à Faverolles, se trouvait gardée par une vieille domestique dévote, très dévouée aux sœurs de la Sainte-Famille; peut-être, en apprenant l'issue du procès, allait-on dévaliser la maison. Ces religieuses devaient être capables de tout.

 

«Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque chose clochait là-bas, écrivez-moi.» Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte, il remarqua l'étonnement des figures, dans l'anti-chambre; le préfet de la Somme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et du Cher; les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres un léger pli de dédain. Alors, il haussa la voix, rudement: «Écrivez-moi, n'est-ce pas? Vous savez combien je vous suis dévoué… Et quand vous serez à Plassans, dites à ma mère que je me porte bien.» Il traversa l'anti-chambre, les accompagna jusqu'à l'autre porte, pour les imposer à tout ce monde, sans aucune honte d'eux, tirant un grand orgueil d'être parti de leur petite ville et de pouvoir aujourd'hui les mettre aussi haut qu'il lui plaisait. Et les solliciteurs, les fonctionnaires, inclinés sur leur passage, saluaient la robe de soie puce et l'habit à queue carrée des Charbonnel.

Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le colonel debout.

«A ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaud chez vous.» Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l'oreille. Il s'agissait de son fils Auguste, qu'il allait retirer du collège, désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougon avait promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplôme de bachelier fût exigé de tous les employés.

«Eh bien, c'est cela, amenez-le, répondit-il. Je passerai par-dessus les formalités. Je chercherai un biais… Et il gagnera quelque chose tout de suite, puisque vous y tenez.»

M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula son fauteuil, s'installa au milieu, sans paraître s'apercevoir que la pièce se vidait. Il demeurait toujours le dernier, attendait encore quand les autres n'étaient plus là, dans l'espoir de se faire offrir quelque part oubliée.

Merle, de nouveau, reçut l'ordre d'introduire le préfet de la Somme. Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s'approcha du bureau, en disant avec un sourire aimable:

«Si Son Excellence daigne le permettre, je vais m'acquitter d'une toute petite commission.» Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour écouter.

«C'est cette pauvre Mme Correur… Je suis allé chez elle ce matin. Elle est couchée, elle a un clou bien mal placé, et très gros! oh! plus gros que la moitié du poing.

Ça n'a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parce qu'elle a la peau très fine…

– Alors? demanda le ministre.

– J'ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j'ai mon service, moi… Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voir Son Excellence pour les réponses qu'elle attend. Je m'en allais, quand elle m'a rappelé, en me disant que je serais bien gentil, si je pouvais ce soir lui rapporter es réponses, après mon travail… son Excellence serait-elle assez obligeante…?» Le ministre se tourna tranquillement.

«Monsieur d'Escorailles, donnez-moi donc ce dossier là-bas, dans cette armoire.» C'était le dossier de Mme Correur, une énorme chemise grise crevant de papiers. Il y avait là des lettres, des projets, des pétitions de toutes les écritures et de toutes les orthographes: demandes de bureaux de tabac, demandes de bureaux de timbres, demandes de secours, de subventions, de pensions, d'allocations.

Toutes les feuilles volantes portaient en marge l'apostille de Mme Correur, cinq ou six lignes suivies d'une grosse signature masculine.

Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres, de petites notes écrites de sa main au crayon rouge.

«La pension de Mme Jalaguier est portée à dix-huit cents francs. Mme Leturc a son bureau de tabac… Les fournitures de Mme Chardon sont acceptées… Rien encore pour Mme Testanière… Ah! vous direz aussi que j'ai réussi pour Mlle Herminie Billecoq. J'ai parlé d'elle, des dames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l'officier qui l'a séduite.

– Je remercie mille fois Son Excellence», dit Merle en s'inclinant.

Il sortait, lorsqu'une adorable tête blonde, coiffée d'un chapeau rose, parut à la porte.

«Puis-je entrer?» demanda une voix flûtée.

Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse, entra.

Elle n'avait pas vu l'huissier dans l'anti-chambre, elle était allée droit devant elle. Rougon, qui l'appelait «ma chère enfant», la fit asseoir, après avoir gardé un instant entre les siennes ses petites mains gantées.

«Est-ce pour quelque chose de sérieux? demanda-t-il.

– Oui, oui, très sérieux», répondit-elle avec un sourire.

Alors, il recommanda à Merle de n'introduire personne. M. d'Escorailles, qui avait fini la toilette de ses ongles, était venu saluer Mme Bouchard. Elle lui fit signe de se pencher, lui parla tout bas, vivement. Le jeune homme approuva de la tête. Et il alla prendre son chapeau, en disant à Rougon:

«Je vais déjeuner, je ne vois rien d'important… Il n'y a que cette place d'inspecteur. Il faudrait nommer quelqu'un.» Le ministre restait perplexe, secouait la tête.

«Oui, sans doute, il faut nommer quelqu'un… On m'a proposé déjà un tas de monde. Ça m'ennuie de nommer des gens que je ne connais pas.» Et il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, comme pour trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin, allongé devant la cheminée, silencieux, béat.

«Monsieur Béjuin», appela-t-il.

Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.

«Voulez-vous être inspecteur? Je vous expliquerai: une place de six mille francs, où l'on n'a rien à faire, et qui est très compatible avec vos fonctions de député.»

M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Et quand l'affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes à flairer l'air. Mais il sentit sans doute qu'il n'y aurait plus rien à ramasser ce matin-là, car il se retira lentement, en traînant les pieds, derrière M. d'Escorailles.

«Nous voilà seuls… Voyons, qu'y a-t-il, ma chère enfant?» demanda Rougon à la jolie Mme Bouchard.

Il avait roulé un fauteuil, et s'était assis devant elle, au milieu du cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe de cachemire de l'Inde rose pâle, d'une grande douceur, qui la drapait comme un peignoir. Elle était habillée sans l'être. Sur ses bras, sur sa gorge, l'étoffe souple vivait; tandis que, dans la mollesse de la jupe, de larges plis marquaient la rondeur de ses jambes. Il y avait là une nudité très savante, une séduction calculée jusque dans la taille placée un peu haut, dégageant les hanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait, elle semblait sans linge, délicieusement mise pourtant.

«Voyons, qu'y a-t-il?» répéta Rougon.

Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, les cheveux frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheur mouillée de ses dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figure avait un abandon câlin, un air de prière ardent et soumis.

«C'est quelque chose que j'ai à vous demander», murmura-t-elle enfin.

Puis, elle ajouta vivement:

«Dites d'abord que vous me l'accordez.» Mais il ne promit rien. Il voulait savoir auparavant. Il se défiait des dames. Et, comme elle se penchait tout près de lui, il l'interrogea:

«C'est donc bien gros, que vous n'osez parler. Il faut que je vous confesse, n'est-ce pas?.. Procédons par ordre. Est-ce pour votre mari?» Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.