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Kitobni o'qish: «Paris», sahifa 5

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C'était cela, maintenant, qui hantait la songerie de Pierre. Toute la plaie ancienne, envenimée, s'étalait avec son poison, dans sa virulence. La lente pourriture parlementaire avait grandi, s'attaquait au corps social. Certes, au-dessus des basses intrigues, de la ruée des ambitions personnelles, il y avait bien la haute lutte supérieure des principes, l'histoire en marche, déblayant le passé, tâchant de faire dans l'avenir plus de vérité, plus de justice et de bonheur. Mais, en pratique, à ne voir que l'affreuse cuisine quotidienne, quel déchaînement d'appétits égoïstes, quel unique besoin d'étrangler le voisin et de triompher seul! On ne trouvait là, entre les quelques groupes, qu'un incessant combat pour le pouvoir et pour les satisfactions qu'il donne. Gauche, droite, catholiques, républicains, socialistes, les vingt nuances des partis, n'étaient que les étiquettes qui classaient la même soif brûlante de gouverner, de dominer. Toutes les questions se rapetissaient à la seule question de savoir qui, de celui-ci, de celui-là ou de cet autre, aurait en sa main la France, pour en jouir, pour en distribuer les faveurs à la clientèle de ses créatures. Et le pis était que les grandes batailles, les journées et les semaines perdues pour faire succéder celui-ci à celui-là, et cet autre à celui-ci, n'aboutissaient qu'au plus sot des piétinements sur place, car tous les trois se valaient, et il n'y avait entre eux que de vagues différences, de sorte que le nouveau maître gâchait la même besogne que le precédent avait gâchée, forcément oublieux des programmes et des promesses, dès qu'il régnait.

Invinciblement, la songerie de Pierre retournait à Laveuve, qu'il avait un instant oublié, qui maintenant le reprenait, d'un frisson de colère et de mort. Ah! qu'importait au vieux misérable, crevant de faim sur ses haillons, que Mège renversât le ministère Barroux, et qu'un ministère Vignon arrivât au pouvoir! A ce train, il faudrait cent ans, deux cents ans, pour qu'il y eût du pain dans les soupentes où râlent les éclopés du travail, les vieilles bêtes de somme fourbues. Et, derrière Laveuve, c'était toute la misère, tout le peuple des déshérités et des pauvres qui agonisaient, qui demandaient justice, pendant que la Chambre, en grande séance, se passionnait pour savoir à qui la nation serait, et qui la dévorerait. La boue coulait à pleins bords, la plaie hideuse, saignante et dévorante, s'étalait impudemment, tel que le cancer qui ronge un organe, gagnant le cœur. Et quel dégoût, quelle nausée à ce spectacle, et quel désir du couteau vengeur qui ferait de la santé et de la joie!

Pierre n'aurait pu dire depuis combien de temps il était enfoncé dans cette rêverie, lorsqu'un brouhaha, de nouveau, remplit la salle. Des gens revenaient, gesticulaient, formaient des groupes. Et il entendit brusquement le petit Massot qui s'écriait, à côté de lui:

– Il n'est pas par terre, mais il n'en vaut guère mieux. Je ne ficherais pas quatre sous de son existence.

Il parlait du ministère. D'ailleurs, il conta la séance à un confrère qui arrivait. Mège avait très bien parlé, avec une fureur d'indignation extraordinaire contre la bourgeoisie pourrie et pourrisseuse; mais, comme toujours, il avait dépassé le but, effrayant la Chambre par sa violence même. De sorte que, lorsque Barroux était monté à la tribune pour demander l'ajournement de l'interpellation à un mois, il n'avait eu qu'à s'indigner, très sincèrement du reste, plein d'une hautaine colère contre les infâmes campagnes que menait une certaine presse. Est-ce que les hontes du Panama allaient renaître? Est-ce que la représentation nationale allait se laisser intimider par de nouvelles menaces de délation? C'était la république elle-même que ses adversaires essayaient de noyer sous un flot d'abominations. Non, non! l'heure était venue de se recueillir, de travailler en paix, sans permettre aux affamés de scandales de troubler la paix publique. Et la Chambre, impressionnée, craignant à la longue la lassitude des électeurs, devant ce débordement continu d'ordures, avait ajourné l'interpellation à un mois. Seulement, quoique Vignon eût évité d'intervenir en prenant la parole, tout son groupe avait voté contre le ministère, si bien que la majorité obtenue par celui-ci n'était que le deux voix, une majorité dérisoire.

– Mais alors, demanda une voix à Massot, ils vont donner leur démission.

– Oui, le bruit en court. Pourtant, Barroux est bien tenace… En tout cas, s'ils s'obstinent, ils seront par terre avant huit jours, d'autant plus que Sanier, furieux, déclare qu'il va publier demain la liste des noms.

Et l'on vit passer, en effet, Barroux et Monferrand, qui se hâtaient, l'air affairé et soucieux, suivis de leurs clients inquiets. On disait que tout le cabinet était en train de se réunir, pour aviser et prendre un parti. Et ce fut ensuite Vignon qui reparut, au milieu d'un flot d'amis.

Lui était radieux, d'une joie qu'il s'efforçait de cacher, calmant sa troupe, ne voulant pas chanter victoire trop tôt; mais les yeux de la bande luisaient, toute une meute à l'heure prochaine de la curée. Et il n'était pas jusqu'à Mège qui ne triomphât. A deux voix près, il avait renversé le ministère. Encore un usé! et il userait celui de Vignon! et il gouvernerait enfin!

– Diable! murmura le petit Massot, Chaigneux et Dutheil ont des mines de chiens battus. Et, tenez! il n'y a encore que le patron. Regardez-le, est-il beau, ce Fonsègue!.. Bonsoir, je file.

Il serra la main de son confrère, il ne voulut pas rester, bien que la séance continuât, une nouvelle question d'affaire, très importante, et qui se discutait devant les bancs vides.

Chaigneux était allé s'accouder près de la grande Minerve, de son air éploré; et jamais détresse besogneuse ne l'avait plié davantage, sous l'angoisse continue de sa malchance. Dutheil, lui, pérorait quand même au centre d'un groupe, affectait une insouciance moqueuse; mais un tic nerveux plissait son nez, tirait sa bouche, toute sa face de joli homme suait la peur. Et il n'y avait réellement que Fonsègue tranquille et brave, toujours le même, dans sa petite taille remuante, avec ses yeux étincelants d'esprit, voilés à peine d'une ombre de malaise.

Pierre s'était levé, pour renouveler sa demande. Mais Fonsègue le prévint, lui dit avec vivacité:

– Non, non, monsieur l'abbé, je vous répète que je refuse de prendre sur moi une telle infraction à nos règlements. Il y a eu rapport, et il y a chose jugée. Comment voulez-vous que je puisse passer outre?

– Monsieur, dit douloureusement le prêtre, il s'agit d'un vieillard qui a faim, qui a froid et qui va mourir, si l'on ne vient pas à son secours.

D'un geste désespéré, le directeur du Globe sembla prendre les murs à témoin qu'il n'y pouvait rien. Sans doute craignait-il quelque mauvaise histoire pour son journal, où il avait abusé de l'Œig; uvre des Invalides du travail, comme arme électorale. Peut-être aussi la terreur secrète où la séance venait de le jeter, lui durcissait-elle le cœur.

– Je ne puis rien, je ne puis rien… Mais, naturellement, je ne demande pas mieux que vous me fassiez forcer la main par ces dames du comité. Vous avez déjà madame la baronne Duvillard, ayez-en d'autres.

Résolu à lutter jusqu'au bout, Pierre vit là une suprême tentative.

– Je connais madame la comtesse de Quinsac, je puis aller la voir tout de suite.

– C'est cela! excellent, la comtesse de Quinsac! Prenez une voiture et allez voir aussi madame la princesse de Harth. Elle se remue beaucoup, elle devient très influente… Ayez l'approbation de ces dames, retournez chez la baronne à sept heures, obtenez d'elle une lettre qui me couvre, et venez alors me trouver au journal. A neuf heures, votre homme couchera à l'Asile.

Il y mettait, maintenant, une sorte de rondeur joyeuse, n'ayant plus l'air de douter du succès, du moment qu'il ne risquait plus de se compromettre. Le prêtre fut repris d'un grand espoir.

– Ah! monsieur, je vous remercie, c'est une œuvre de salut que vous allez faire.

– Mais vous pensez bien que je ne demande pas mieux. Si nous pouvions, d'un mot, guérir la misère, empêcher la faim et la soif… Dépêchez-vous, vous n'avez pas une minute à perdre.

Ils se serrèrent la main, et Pierre se hâta de sortir. Ce n'était point chose facile, les groupes avaient grandi, les colères et les angoisses de la séance refluaient là, en un tumulte trouble, de même qu'une pierre jetée au milieu d'une mare remue la vase du fond, fait remonter à la surface les décompositions cachées. Il dut jouer des coudes, s'ouvrir un passage au travers de cette cohue, de la lâcheté frissonnante des uns, de l'audace insolente des autres, des tares salissantes du plus grand nombre, dans l'inévitable contagion du milieu. Mais il emportait un nouvel espoir, et il lui semblait que, s'il sauvait ce jour-là une vie, s'il faisait un heureux, ce serait le commencement du rachat, un peu de pardon sur les sottises et sur les fautes de ce monde politique, égoïste et dévorant.

Dans le vestibule, un dernier incident arrêta Pierre une minute encore. Il y régnait une émotion, à la suite d'une querelle entre un homme et un huissier, qui l'avait empêché d'entrer, après avoir constaté que la carte qu'il présentait était une carte ancienne et dont on avait gratté la date. L'homme, d'abord brutal, n'avait pas insisté, comme saisi d'une timidité soudaine. Et Pierre eut la surprise de reconnaître, dans cet homme mal vêtu, Salvat, l'ouvrier mécanicien qu'il avait vu partir le matin en quête de travail. Cette fois, c'était bien lui, grand, maigre, ravagé, avec ses yeux de flamme et de rêve, incendiant sa face blême de meurt-de-faim. Il n'avait plus son sac à outils, son veston en loques était boutonné, gonflé sur le flanc gauche par une grosseur, sans doute quelque morceau de pain caché là. Et, repoussé par les huissiers, il se remit en marche, il prit le pont de la Concorde, lentement, au hasard, de l'air d'un homme qui ne sait où il va.

IV

Dans le vieux salon fané, un salon Louis XVI aux boiseries grises, madame la comtesse de Quinsac était assise près de la cheminée, à sa place habituelle. Elle ressemblait singulièrement à son fils, la figure longue et noble, le menton un peu sévère, avec de beaux yeux encore, sous la neigé des cheveux fins, coiffée à la mode surannée de sa jeunesse. Et, dans sa froideur hautaine, elle savait être aimable, d'une bonne grâce parfaite.

Elle reprit après un long silence, avec un petit geste de la main, en s'adressant au marquis de Morigny, assis à l'autre coin de la cheminée, où il occupait le même fauteuil depuis tant d'années:

– Ah! mon ami, vous avez bien raison, le bon Dieu nous a oubliés dans une abominable époque.

– Oui, nous avons passé à côté du bonheur, dit-il lentement, et c'est votre faute, c'est sans doute la mienne aussi.

Elle le fit taire d'un nouveau geste, avec un triste sourire. Et le silence retomba, pas un bruit ne venait de la rue, dans ce sombre rez-de-chaussée, au fond de la cour d'un vieil hôtel, situé rue Saint-Dominique, presque à l'angle de la rue de Bourgogne.

Le marquis était un vieillard de soixante-quinze ans, de neuf ans plus âgé que la comtesse. Petit et sec, il avait pourtant grand air, avec sa face rasée, aux profondes rides correctes. Il appartenait à une des plus antiques familles de France, et il restait un des derniers légitimistes sans espoir, très pur, très haut, gardant sa foi à la monarchie morte, dans l'écroulement de tout. Sa fortune, estimée encore à des millions, se trouvait comme immobilisée, par son refus de la faire fructifier, en la mettant au service des travaux du siècle. Et l'on savait qu'il avait aimé discrètement la comtesse, du vivant même de M. de Quinsac, et qu'il s'était offert, après la mort de celui-ci, lorsque la veuve, âgée au plus de quarante ans, était venue se réfugier dans cet humide rez-de-chaussée, avec une quinzaine de mille francs de rente, sauvés à grand'peine. Mais elle adorait son fils Gérard, alors dans sa dixième année, d'une santé délicate. Elle lui avait tout sacrifié, par une sorte de pudeur de mère, par une crainte superstitieuse de le perdre, si elle remettait une autre tendresse et un autre devoir dans sa vie. Et le marquis, qui s'était incliné, avait continué à l'adorer de toute son âme, lui faisant la cour comme au premier soir où il l'avait vue, empressé et discret après un quart de siècle de fidélité absolue. Il n'y avait jamais rien eu entre eux, pas même un baiser.

A la voir si triste, il craignit de lui avoir déplu, il ajouta:

– Je vous aurais voulue plus heureuse, mais je n'ai pas su, et la faute n'en est sûrement qu'à moi… Est-ce que Gérard vous donnerait des inquiétudes?

Elle dit non de la tête. Puis, tout haut:

– Tant que les choses resteront où elles en sont, nous ne saurions nous en plaindre, mon ami, puisque nous les avons acceptées.

Elle parlait de la liaison coupable de son fils avec la baronne Duvillard. Toujours elle s'était montrée faible pour cet enfant qu'elle avait eu tant de peine à élever, sachant elle seule l'épuisement, la lamentable fin de race qui se cachait en lui, sous le beau dehors de sa mine fière. Elle tolérait sa paresse, son oisiveté, le dégoût d'homme de plaisir qui l'avait écarté des armes et de la diplomatie. Que de fois elle avait réparé des sottises, payé des petites dettes, en les taisant, en refusant l'aide pécuniaire du marquis, qui n'osait même plus offrir ses millions, tant elle s'entêtait à vivre héroïquement des débris de sa fortune! Et c'était ainsi qu'elle avait fini par fermer les yeux sur le scandale des amours de son fils, se doutant bien comment les choses s'étaient passées, par abandon, par inconscience, l'homme qui ne sait se reprendre, la femme qui le tient et le garde, en se donnant. Le marquis, lui, n'avait pardonné que le jour où Eve s'était faite chrétienne.

– Vous savez, mon ami, que Gérard est si bon, reprit la comtesse. C'est ce qui fait sa force et sa faiblesse. Comment voulez-vous que je le gronde, quand il pleure avec moi?.. Il se lassera de cette femme.

M. de Morigny hocha la tête.

– Elle est encore très belle… Et puis, il y a la fille. Ce serait plus grave, il l'épouserait.

– Oh! la fille, une infirme!

– Oui, et vous entendez ce qu'on dirait: un Quinsac épousant un monstre pour ses millions.

C'était leur terreur à tous deux. Ils n'ignoraient rien de ce qui se passait chez les Duvillard, l'amitié émue entre la disgraciée Camille et le beau Gérard, l'idylle attendrissante sous laquelle se cachait le plus atroce des drames. Et ils protestaient de toute leur indignation.

– Oh! ça, non, non, jamais! déclara la comtesse. Mon fils dans cette famille, non! jamais je ne donnerai mon autorisation!

Justement le général de Bozonnet entra. Il adorait sa sœur, il venait lui tenir compagnie, les jours où elle recevait, car l'ancien cercle s'était peu à peu éclairci, ils n'étaient plus que quelques fidèles à se risquer dans ce salon gris et morne, où l'on se serait cru à des milliers de lieues du Paris actuel. Tout de suite, pour l'égayer, il conta qu'il venait de déjeuner chez les Duvillard, nomma les convives, dit que Gérard était là. Il savait qu'il faisait plaisir à sa sœur, en allant dans cette maison, dont il lui rapportait des nouvelles, qu'il décrassait un peu par le grand honneur de sa présence. Et lui ne s'y ennuyait pas, gagné au siècle depuis longtemps, très accommodant sur tout ce qui n'était pas l'art militaire.

– Cette pauvre petite Camille adore Gérard, dit-il. A table, elle le dévorait des yeux.

Le marquis de Morigny intervint gravement.

– Là est le danger, un mariage serait une chose absolument monstrueuse, à tous les points de vue.

Le général parut s'étonner.

– Pourquoi donc? Elle n'est pas belle, mais si l'on n'épousait que les belles filles! Et il y a aussi ses millions: notre cher enfant en serait quitte pour en faire un bon usage… Et puis, c'est vrai, il y a encore la liaison avec la mère. Mon Dieu! l'aventure est si commune aujourd'hui!

Révolté, le marquis eut un geste de souverain dégoût. Pourquoi discuter, quand tout sombrait? Que répondre à un Bozonnet, au dernier vivant de cette illustre famille, lorsqu'il en arrivait à excuser les mœurs infâmes de la république, après avoir renié son roi et servi l'empire, en s'attachant d'une passion fidèle à la fortune, à la mémoire de César? Mais la comtesse elle-même s'indignait.

– Oh! mon frère, que dites-vous? Jamais je n'autoriserai un tel scandale. J'en faisais tout à l'heure le serment.

– Ma sœur, ne jurez pas! s'écria le général. Moi, je voudrais notre Gérard heureux, voilà tout. Et il faut bien convenir qu'il n'est pas bon à grand'chose. Qu'il ne se soit pas fait soldat, je le comprends, car c'est un métier aujourd'hui perdu. Mais qu'il ne soit pas entré dans la diplomatie, qu'il n'ait pas accepté une occupation quelconque, je le comprends moins. Sans doute il est beau de taper sur le temps actuel, de déclarer qu'un homme de notre monde ne saurait y faire une besogne propre. Seulement, il n'y a plus, au fond, que les paresseux qui disent cela. Et Gérard n'a qu'une excuse, son peu d'aptitude, son manque de volonté et de force.

Des larmes étaient montées aux yeux de la mère. Elle tremblait toujours, elle savait bien le mensonge de la façade: un coup de froid aurait emporté son fils, tout grand et solide qu'il paraissait. Et n'y avait-il pas là le symbole de cette noblesse, d'apparence encore si haute et si fière, et qui, au fond, n'était que cendre?

– Enfin, continua le général, il a trente-six ans, il retombe sans cesse à votre charge, et il faudra bien qu'il fasse une fin.

Mais elle le fit taire, elle se tourna vers le marquis.

– Mon ami, n'est-ce pas? confions-nous à Dieu. Il est impossible qu'il ne vienne pas à mon aide, car je ne l'ai jamais offensé.

– Jamais! répondit le marquis, en mettant dans ce simple mot toute sa peine, toute sa tendresse, tout son culte, pour cette femme qu'il adorait depuis tant d'années, sans qu'ils eussent péché ni l'un ni l'autre.

Un nouveau fidèle entrait, et la conversation changea. M. de Larombardière, vice-président à la cour, était un grand vieillard de soixante-cinq ans, maigre, chauve, rasé, ne portant que de minces favoris blancs; et ses yeux gris, sa bouche pincée, très écartée du nez, son menton carré et têtu, donnaient à sa longue face une grande austérité. Le désespoir de sa vie était qu'affligé d'un zézaiement un peu enfantin, il n'avait pu, dans la magistrature debout, remplir son mérite, car il se piquait d'être un grand orateur. Ce tourment secret le rendait morose. En lui s'incarnait la vieille France royaliste et boudeuse, servant la république à contre-cœur, l'ancienne magistrature, sévère, fermée à toute évolution, à tout sens nouveau des choses et des êtres. Et, d'une petite noblesse de robe, légitimiste rallié à l'orléanisme, il se croyait l'homme de sagesse et de logique, dans ce salon, où il était très fier de rencontrer le marquis.

On causa des derniers événements. Les conversations politiques, d'ailleurs, s'épuisaient vite, se résumaient dans l'amère condamnation des hommes et des faits, tous les trois se trouvant d'accord sur les abominations du régime républicain. Ils n'étaient là que des ruines, les restes des vieux partis, réduits à l'impuissance presque absolue. Le marquis, lui, planait dans son intransigeance totale, fidèle à une morte, un des derniers de cette noblesse riche encore, haute et entêtée, qui mourait sur place. Le magistrat, qui avait au moins un prétendant, comptait sur un miracle, en démontrait la nécessité, si la France ne voulait tomber aux plus graves malheurs, à la disparition prochaine et complète. Et, quant au général, il ne regrettait des deux empires que les grandes guerres, il laissait de côté le maigre espoir d'une restauration bonapartiste, pour déclarer qu'en ne s'en tenant pas aux armées impériales, qu'en décrétant le service obligatoire, la nation en armes, la république avait tué la guerre, et tué la patrie.

Lorsque le domestique vint demander à la comtesse si elle voulait bien recevoir monsieur l'abbé Froment, celle-ci parut un peu surprise.

– Que me veut-il? Faites entrer.

Elle était très pieuse, et elle l'avait connu dans des œuvres de charité, touchée de son zèle, édifiée par le renom de jeune saint que lui faisaient ses paroissiennes de Neuilly.

Lui, tout à sa fièvre, se sentit intimidé, dès le seuil du salon. D'abord, il n'y distingua rien, il crut entrer dans un deuil, une ombre où des formes semblaient se fondre, où des voix chuchotaient. Puis, lorsqu'il eut reconnu les personnes qui étaient là, il fut dépaysé davantage, en les trouvant si lointaines et si tristes, si à l'écart du monde d'où il venait, où il retournait. Et, la comtesse l'ayant fait asseoir près d'elle, devant la cheminée, ce fut à voix basse qu'il lui conta l'histoire lamentable de Laveuve, en lui demandant son appui pour le faire entrer à l'Asile des Invalides du travail.

– Ah! oui, cette Œuvre dont mon fils a désiré que je fusse… Mais, monsieur l'abbé, je n'ai jamais mis les pieds aux séances du comité. Comment voulez-vous que j'intervienne, n'ayant à coup sûr aucune influence?

De nouveau, les figures unies de Gérard et d'Eve venaient de se dresser devant elle, car la rencontre première des deux amants avait eu lieu à l'Asile. Et déjà elle faiblissait, dans sa maternité toujours souffrante, bien qu'elle eût le regret d'avoir donné son nom, pour une de ces entreprises charitables à grand tapage, dont elle réprouvait les abus intéressés.

– Madame, insista Pierre, il s'agit d'un pauvre vieillard qui meurt de faim. Ayez pitié, je vous en supplie.

Bien que le prêtre eût parlé bas, le général s'approcha.

– C'est encore pour votre vieux révolutionnaire que vous courez. Vous n'avez donc pas réussi près de l'administrateur?.. Dame! il est difficile de s'attendrir sur des gaillards, qui, s'ils étaient les maîtres, nous balayeraient tous, comme ils disent.

M. de Larombardière approuva d'un hochement du menton. Depuis quelque temps, il était hanté par le péril anarchiste.

Et Pierre recommença son plaidoyer, navré et frémissant. Il dit l'affreuse misère, les logis sans nourriture, les femmes et les enfants grelottant de froid, les pères battant le boueux Paris d'hiver, en quête d'un morceau de pain. Ce qu'il demandait, ce n'était qu'un mot sur une carte de visite, un mot bienveillant de la comtesse, qu'il porterait tout de suite à la baronne Duvillard, pour la décider à passer par-dessus les règlements. Et ses paroles, tremblantes de larmes étouffées, tombaient une à une, dans le salon morne, comme venues de très loin et se perdant dans un monde mort, sans écho désormais.

Madame de Quinsac se tourna vers M. de Morigny. Mais il semblait s'être désintéressé. Il regardait fixement le feu, de son air hautain d'étranger, indifférent aux choses et aux êtres, parmi lesquels une erreur des temps le forçait à vivre. Cependant, il releva la tête, en sentant sur lui ce regard de la femme adorée; et leurs yeux se rencontrèrent, avec une infinie douceur, la douceur si triste de leur héroïque tendresse.

– Mon Dieu! dit-elle, je sais vos mérites, monsieur l'abbé, et je ne veux pas me refuser à une de vos bonnes œuvres.

Elle quitta le salon un moment, elle y revint, tenant une carte, où elle avait écrit qu'elle était de tout son cœur avec monsieur l'abbé Froment, dans les démarches qu'il faisait. Et celui-ci la remercia, les mains frémissantes de gratitude, et il s'en alla ravi, comme s'il emportait un nouvel espoir de salut, en sortant de ce salon, où, derrière lui, un flot d'ombre et de silence sembla retomber, sur cette vieille dame et ses derniers fidèles, au coin de leur feu, tout un monde en train de disparaître.

Dehors, Pierre remonta allègrement dans son fiacre, après avoir donné l'adresse de la princesse de Harth, avenue Kléber. S'il obtenait de même une approbation de celle-ci, il ne doutait plus de réussir. Mais le pont de la Concorde était obstrué d'un tel encombrement, que le cheval dut aller au pas. Et, là, sur le trottoir, il revit Dutheil, qui, correct et charmant, le cigare aux lèvres, riait à la foule, dans son aimable insouciance d'oiseau, heureux de retrouver le pavé sec et le ciel bleu, au sortir de l'anxieuse séance de la Chambre. En l'apercevant si gai, si triomphant, il eut une inspiration brusque, il se dit qu'il devrait conquérir, mettre avec lui ce garçon, dont le rapport avait eu un effet si désastreux. Justement, la voiture ayant dû s'arrêter tout à fait, le député venait de le reconnaître et lui souriait.

– Où allez-vous donc, monsieur Dutheil?

– Mais à côté, aux Champs-Elysées.

– Je passe par là, et comme je désire vous entretenir un instant, vous seriez bien aimable de prendre place près de moi. Je vous poserai où vous voudrez.

– Très volontiers, monsieur l'abbé. Ça ne vous gêne pas que j'achève mon cigare?

– Oh! pas du tout.

Le fiacre se dégagea, traversa la place, pour monter les Champs-Elysées. Et Pierre, songeant qu'il avait quelques minutes à peine, entreprit Dutheil sans tarder, prêt à lutter pour le convaincre. Il se souvenait de la sortie que le jeune homme avait faite contre Laveuve, chez le baron. Aussi fut-il étonné de l'entendre l'interrompre, pour dire gentiment, la mine ragaillardie par le clair soleil qui se remettait à luire:

– Ah! oui, votre vieil ivrogne! Alors, vous n'avez donc pas arrangé son affaire, avec Fonsègue? Et qu'est-ce que vous voulez? qu'on le fasse entrer là-bas aujourd'hui?.. Moi, vous savez, je ne m'y oppose pas.

– Mais il y a votre rapport.

– Mon rapport, oh! mon rapport, les questions changent selon les points de vue… Et, si vous y tenez, à votre Laveuve, je ne refuse pas de vous aider, moi!

Pierre le regardait, saisi, très heureux au fond. Il n'eut plus même besoin de parler.

– Vous avez mal pris l'affaire, continua Dutheil en se penchant, d'un air de confidence. Chez lui, c'est le baron qui est le maître, pour des raisons que vous sentez, que vous connaissez sans doute; la baronne fait tout ce qu'il demande, sans même discuter; et, ce matin, au lieu de vous lancer dans des courses inutiles, vous n'aviez qu'à vous faire appuyer par lui, d'autant plus qu'il paraissait dans d'excellentes dispositions. Aussitôt, elle aurait cédé.

Il se mit à rire.

– Alors, vous ne savez pas ce que je vais faire?.. Eh bien! je vais gagner le baron à votre cause. Oui, je me rends précisément dans une maison où il est, une maison où l'on est certain de le trouver tous les jours, à cette heure-ci…

Et il riait plus haut.

– Enfin, la maison que vous n'ignorez peut-être pas non plus, monsieur l'abbé. Quand il est là, on est sûr qu'il ne refuse rien… Je vous promets de lui faire jurer que, ce soir, il exigera de sa femme l'admission de votre homme. Seulement, il sera un peu tard.

Puis, soudain, frappé d'une idée:

– Mais pourquoi ne venez-vous pas avec moi? Vous obtenez un mot du baron et, tout de suite, sans perdre une minute, vous vous mettez à la recherche de la baronne… Ah! oui, la maison vous gêne un peu, je comprends. Voulez-vous n'y voir que le baron? Vous l'attendrez dans un petit salon du bas, je vous l'y amènerai.

Cette proposition acheva de l'égayer, tandis que Pierre, ahuri, hésitait, à l'idée d'être introduit de la sorte chez Silviane d'Aulnay. Ce n'était guère sa place. Pourtant, il serait allé chez le diable, et il y était allé parfois déjà, avec l'abbé Rose, dans l'espoir de soulager une misère.

Dutheil, qui se méprenait, baissa encore la voix, pour une suprême confidence.

– Vous savez qu'il a tout payé là dedans. Oh! vous pouvez venir sans crainte.

– Mais, certainement, je vais avec vous, dit le prêtre, qui ne put s'empêcher de sourire à son tour.

Le petit hôtel de Silviane d'Aulnay, très luxueux, d'un luxe délicat et un peu galant de temple, était situé avenue d'Antin, près de l'avenue des Champs-Elysées. La prêtresse de ce sanctuaire, où les orfrois des vieilles dalmatiques luisaient sous le reflet mauve des vitraux, venait d'avoir vingt-cinq ans, petite et mince, d'une beauté brune adorable; et tout Paris connaissait son délicieux visage de vierge, le doux ovale allongé, le nez fin, la bouche petite, avec des joues candides et un menton naïf, sous les bandeaux de ses cheveux noirs, qu'elle portait épais et lourds, cachant le front bas. La raison de sa célébrité était précisément cet air étonné et joli, cette infinie pureté de ses yeux bleus, toute cette innocence pudique, quand elle voulait, faisant contraste avec l'abominable fille qu'elle était au fond, de la perversité la plus monstrueuse, avouée, affichée, telle qu'il en pousse dans le terreau des grandes villes. On racontait sur ses goûts, sur ses fantaisies, des choses extraordinaires. Les uns la disaient fille d'une concierge, les autres d'un médecin. En tout cas, elle avait dû se faire une instruction et une éducation, car elle ne manquait, à l'occasion, ni d'esprit, ni de style, ni de tenue. Elle roulait dans les théâtres depuis dix ans, applaudie pour sa beauté, et elle avait même fini par obtenir de gentils succès, dans les rôles de jeunes filles très pures, de jeunes femmes aimantes et persécutées. Mais, depuis qu'il était question de son entrée à la Comédie-Française, pour y jouer le rôle de Pauline, dans Polyeucte, des gens s'indignaient, d'autres s'égayaient, tellement l'idée paraissait saugrenue, attentatoire à la majesté de la tragédie classique. Elle, tranquille et têtue, voulait cette chose, et la voulait bien, certaine de l'obtenir, avec l'insolence de la fille à qui les hommes n'avaient jamais rien pu refuser.

Ce jour-là, dès trois heures, Gérard, qui ne savait comment tuer son temps, avant d'aller attendre Eve, rue Matignon, avait eu l'idée de monter patienter dans le voisinage, chez Silviane. Celle-ci était un ancien caprice, il était resté un des intimes du petit hôtel, il s'y oubliait même encore parfois, quand la jolie fille s'ennuyait. Mais il venait de la trouver furieuse, et il était là, en simple ami, allongé dans un des profonds fauteuils du salon vieil or, en train d'écouter sa plainte. Elle, debout, en toilette blanche, toute blanche, comme Eve était elle-même, au déjeuner, parlait avec passion, achevait de le convaincre, gagné à tant de jeunesse et de beauté, la comparant inconsciemment à l'autre, déjà las du rendez-vous qu'il attendait, et envahi d'une telle paresse morale et physique, qu'il aurait préféré demeurer au fond de ce fauteuil.

Yosh cheklamasi:
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30 sentyabr 2017
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Ushbu kitob bilan o'qiladi