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Kitobni o'qish: «La Faute de l'abbé Mouret», sahifa 6

Shrift:

XII

Frère Archangias dînait à la cure tous les jeudis. Il venait de bonne heure, d'ordinaire, pour causer de la paroisse. C'était lui qui, depuis trois mois, mettait l'abbé au courant, le renseignait sur toute la vallée. Ce jeudi-là, en attendant que la Teuse les appelât, ils allèrent se promener à petits pas, devant l'église. Le prêtre, lorsqu'il raconta son entrevue avec Bambousse, fut très surpris d'entendre le Frère trouver naturelle la réponse du paysan.

– Il a raison, cet homme, disait l'ignorantin. On ne donne pas son bien comme ça… La Rosalie ne vaut pas grand'chose; mais c'est toujours dur de voir sa fille se jeter à la tête d'un gueux.

– Cependant, reprit l'abbé Mouret, il n'y a que le mariage pour faire cesser le scandale.

Le Frère haussa ses fortes épaules. Il eut un rire inquiétant.

– Si vous croyez, cria-t-il, que vous allez guérir le pays, avec ce mariage!.. Avant deux ans, Catherine sera grosse; puis, les autres viendront, toutes y passeront. Du moment qu'on les marie, elles se moquent du monde… Ces Artaud poussent dans la bâtardise, comme dans leur fumier naturel. Il n'y aurait qu'un remède, je vous l'ai dit, tordre le cou aux femelles, si l'on voulait que le pays ne fût pas empoisonné… Pas de mari, des coups de bâton, monsieur le curé, des coups de bâton!

Il se calma, il ajouta:

– Laissons chacun disposer de son bien comme il l'entend.

Et il parla de régler les heures du catéchisme. Mais l'abbé Mouret répondait d'une façon distraite. Il regardait le village, à ses pieds, sous le soleil couchant. Les paysans rentraient, des hommes muets, marchant lentement, du pas des boeufs harassés qui regagnent l'écurie. Devant les masures, les femmes debout jetaient un appel, causaient violemment d'une porte à une autre, tandis que des bandes d'enfants emplissaient la route du tapage de leurs gros souliers, se poussant, se roulant, se vautrant. Une odeur humaine montait de ce tas de maisons branlantes. Et le prêtre se croyait encore dans la basse-cour de Désirée, en face d'un pullulement de bêtes sans cesse multipliées. Il trouvait là la même chaleur de génération, les mêmes couches continues, dont la sensation lui avait causé un malaise. Vivant depuis le matin dans cette histoire de la grossesse de Rosalie, il finissait par penser à cela, aux saletés de l'existence, aux poussées de la chair, à la reproduction fatale de l'espèce semant les hommes comme des grains de blé. Les Artaud étaient un troupeau parqué entre les quatre collines de l'horizon, engendrant, s'étalant davantage sur le sol, à chaque portée des femelles.

– Tenez, cria Frère Archangias, qui s'interrompit pour montrer une grande fille se laissant embrasser par son amoureux, derrière un buisson, voilà encore une gueuse, là-bas!

Il agita ses longs bras noirs, jusqu'à ce qu'il eût mis le couple en fuite. Au loin, sur les terres rouges, sur les roches pelées, le soleil se mourait, dans une dernière flambée d'incendie. Peu à peu, la nuit tomba. L'odeur chaude des lavandes devint plus fraîche, apportée par les souffles légers qui se levaient. Il y eut, par moments, un large soupir, comme si cette terre terrible, toute brûlée de passions, se fût enfin calmée, sous la pluie grise du crépuscule. L'abbé Mouret, son chapeau à la main, heureux du froid, sentait la paix de l'ombre redescendre en lui.

– Monsieur le curé! Frère Archangias! appela la Teuse. Vite! la soupe est servie.

C'était une soupe aux choux, dont la vapeur forte emplissait la salle à manger du presbytère. Le Frère s'assit, vidant lentement l'énorme assiette que la Teuse venait de poser devant lui. Il mangeait beaucoup, avec un gloussement du gosier qui laissait entendre la nourriture tomber dans l'estomac. Les yeux sur la cuiller, il ne soufflait mot.

– Ma soupe n'est donc pas bonne, monsieur le curé? demanda la vieille servante. Vous êtes là, à chipoter dans votre assiette.

– Je n'ai guère faim, ma bonne Teuse, répondit le prêtre en souriant.

– Pardi! ce n'est pas étonnant, quand on fait les cent dix-neuf coups!.. Vous auriez faim, si vous n'aviez pas déjeuné à deux heures passées.

Frère Archangias, après avoir versé dans sa cuiller les quelques gouttes de bouillon restées au fond de son assiette, dit posément:

– Il faut être régulier dans ses repas, monsieur le curé.

Cependant Désirée, qui avait, elle aussi, mangé sa soupe, sérieusement, sans ouvrir les lèvres, venait de se lever pour suivre la Teuse à la cuisine. Le Frère, resté seul avec l'abbé Mouret, se taillait de longues bouchées de pain, qu'il avalait, tout en attendant le plat.

– Alors, vous avez fait une grande tournée? demanda-t-il.

Le prêtre n'eut pas le temps de répondre. Un bruit de pas, d'exclamations, de rires sonores, s'éleva au bout du corridor, du côté de la cour. Il y eut comme une courte dispute. Une voix de flûte qui troubla l'abbé, se fâchait, parlant vite, se perdant au milieu d'une bouffée de gaieté.

– Qu'est-ce donc? dit-il en quittant sa chaise.

Désirée rentra d'un bond. Elle cachait quelque chose sous sa jupe retroussée. Elle répétait vivement:

– Est-elle drôle! Elle n'a pas voulu venir. Je la tenais par sa robe; mais elle est joliment forte, elle m'a échappé.

– De qui parle-t-elle? interrogea la Teuse, qui accourait de la cuisine, apportant un plat de pommes de terre, sur lequel s'allongeait un morceau de lard.

La jeune fille s'était assise. Avec des précautions infinies, elle tira de dessous sa jupe un nid de merles, où dormaient trois petits. Elle le posa sur son assiette. Dès que les petits aperçurent la lumière, ils allongèrent des cous frêles, ouvrant leurs becs saignants, demandant à manger. Désirée tapa les mains, charmée, prise d'une émotion extraordinaire, en face de ces bêtes qu'elle ne connaissait pas.

– C'est cette fille du Paradou! s'écria l'abbé, se souvenant brusquement.

Le Teuse s'était approchée de la fenêtre.

– C'est vrai, dit-elle. J'aurais dû la reconnaître à sa voix de cigale… Ah! la bohémienne! Tenez, elle est restée là-bas, à nous espionner.

L'abbé Mouret s'avança. Il crut voir, en effet, derrière un genévrier, la jupe orange d'Albine. Mais Frère Archangias se haussa violemment derrière lui, allongeant le poing, branlant sa tête rude, tonnant:

– Que le diable te prenne, fille de bandit! Je te traînerai par les cheveux autour de l'église, si je t'attrape à venir ici tes maléfices!

Un éclat de rire, frais comme une haleine de la nuit, monta du sentier. Puis, il y eut une course légère, un murmure de robe coulant sur l'herbe, pareil à un frôlement de couleuvre. L'abbé Mouret, debout devant la fenêtre, suivait au loin une tache blonde glissant entre les bois de pins, ainsi qu'un reflet de lune. Les souffles qui lui arrivaient de la campagne, avaient ce puissant parfum de verdure, cette odeur de fleurs sauvages qu'Albine secouait de ses bras nus, de sa taille libre, de ses cheveux dénoués.

– Une damnée, une fille de perdition! gronda sourdement Frère Archangias, en se remettant à table.

Il mangea gloutonnement son lard, avalant des pommes de terre entières en guise de pain. Jamais la Teuse ne put décider Désirée à finir de dîner. La grande enfant restait en extase devant le nid de merles, questionnant, demandant ce que ça mangeait, si ça faisait des oeufs, à quoi on reconnaissait les coqs, chez ces bêtes-là.

Mais la vieille servante eut comme un soupçon. Elle se posa sur sa bonne jambe, regardant le jeune curé dans les yeux.

– Vous connaissez donc les gens du Paradou? dit-elle.

Alors, simplement, il dit la vérité, il raconta la visite qu'il avait faite au vieux Jeanbernat. La Teuse échangeait des regards scandalisés avec Frère Archangias. Elle ne répondit d'abord rien. Elle tournait autour de la table, boitant furieusement, donnant des coups de talon à fendre le plancher.

– Vous auriez bien pu me parler de ces gens, depuis trois mois, finit par dire le prêtre. J'aurais su au moins chez qui je me présentais.

La Teuse s'arrêta net, les jambes comme cassées.

– Ne mentez pas, monsieur le curé, bégaya-t-elle; ne mentez pas, ça augmenterait encore votre péché… Comment osez-vous dire que je ne vous ai pas parlé du Philosophe, de ce païen qui est le scandale de toute la contrée! La vérité est que vous ne m'écoutez jamais, quand je cause. Ça vous entre par une oreille, ça sort par l'autre… Ah! si vous m'écoutiez, vous vous éviteriez bien des regrets!

– Je vous ai dit aussi un mot de ces abominations, affirma le Frère.

L'abbé Mouret eut un léger haussement d'épaules.

– Enfin, je ne me suis plus souvenu, reprit-il. C'est au Paradou seulement que j'ai cru me rappeler certaines histoires… D'ailleurs, je me serais rendu quand même auprès de ce malheureux, que je croyais en danger de mort.

Frère Archangias, la bouche pleine, donna un violent coup de couteau sur la table, criant:

– Jeanbernat est un chien. Il doit crever comme un chien.

Puis, voyant le prêtre protester de la tête, lui coupant la parole:

– Non, non, il n'y a pas de Dieu pour lui, pas de pénitence, pas de miséricorde… Il vaudrait mieux jeter l'hostie aux cochons que de la porter à ce gredin.

Il reprit des pommes de terre, les coudes sur la table, le menton dans son assiette, mâchant d'une façon furibonde. La Teuse, les lèvres pincées, toute blanche de colère, se contenta de dire sèchement:

– Laissez, monsieur le curé n'en veut faire qu'à sa tête, monsieur le curé a des secrets pour nous, maintenant.

Un gros silence régna. Pendant un instant, on n'entendit que le bruit des mâchoires du Frère, accompagné de l'étrange ronflement de son gosier. Désirée, entourant de ses bras nus le nid de merles resté sur son assiette, la face penchée, souriant aux petits, leur parlait longuement, tout bas, dans un gazouillis à elle, qu'ils semblaient comprendre.

– On dit ce qu'on fait, quand on n'a rien à cacher! cria brusquement la Teuse.

Et le silence recommença. Ce qui exaspérait la vieille servante, c'était le mystère que le prêtre semblait lui avoir fait de sa visite au Paradou. Elle se regardait comme une femme indignement trompée. Sa curiosité saignait. Elle se promena autour de la table, ne regardant pas l'abbé, ne s'adressant à personne, se soulageant toute seule.

– Pardi, voilà pourquoi on mange si tard!.. On s'en va sans rien dire courir la pretentaine, jusqu'à des deux heures de l'après-midi. On entre dans des maisons si mal famées, qu'on n'ose pas même ensuite raconter ce qu'on a fait. Alors, on ment, on trahit tout le monde…

– Mais, interrompit doucement l'abbé Mouret, qui s'efforçait de manger, pour ne pas fâcher la Teuse davantage, personne ne m'a demandé si j'étais allé au Paradou, je n'ai pas eu à mentir.

La Teuse continua, comme si elle n'avait pas entendu:

– On abîme sa soutane dans la poussière, on revient fait comme un voleur. Et, si une bonne personne s'intéressant à vous, vous questionne pour votre bien, on la bouscule, on la traite en femme de rien qui n'a pas votre confiance. On se cache comme un sournois, on préférait crever que de laisser échapper un mot, on n'a pas même l'attention d'égayer son chez soi en disant ce qu'on a vu.

Elle se tourna vers le prêtre, le regarda en face.

– Oui, c'est pour vous, tout çà… Vous êtes un cachottier, vous êtes un méchant homme!

Et elle se mit à pleurer. Il fallut que l'abbé la consolât.

– Monsieur Caffin me disait tout, cria-t-elle encore.

Mais elle se calmait. Frère Archangias achevait un gros morceau de fromage, sans paraître le moins du monde dérangé par cette scène. Selon lui, l'abbé Mouret avait besoin d'être mené droit; la Teuse faisait bien de lui faire sentir la bride. Il vida un dernier verre de piquette, se renversa sur sa chaise, digérant.

– Enfin, demanda la vieille servante, qu'est-ce que vous avez vu, au Paradou? Racontez-nous, au moins.

L'abbé Mouret, souriant, dit en peu de mots la singulière façon dont Jeanbernat l'avait reçu. La Teuse, qui l'accablait de questions, poussait des exclamations indignées. Frère Archangias serra les poings, les brandit en avant.

– Que le ciel l'écrase! dit-il; qu'il les brûle, lui et sa sorcière!

Alors, l'abbé, à son tour, tâcha d'avoir de nouveaux détails sur les gens du Paradou. Il écoutait avec une attention profonde le Frère qui racontait des faits monstrueux.

– Oui, cette diablesse est venue un matin s'asseoir à l'école. Il y a longtemps, elle pouvait avoir dix ans. Moi, je la laissai faire; je pensai que son oncle l'envoyait pour sa première communion. Pendant deux mois, elle a révolutionné la classe.

Elle s'était fait adorer, la coquine! Elle savait des jeux, elle inventait des falbalas avec des feuilles d'arbre et des bouts de chiffon. Et intelligente, avec cela, comme toutes ces filles de l'enfer! Elle était la plus forte sur le catéchisme… Voilà qu'un matin, le vieux tombe au beau milieu des leçons. Il parlait de casser tout, il criait que les prêtres lui avaient pris l'enfant. Le garde champêtre a dû venir pour le flanquer à la porte. La petite s'était sauvée. Je la voyais, par la fenêtre, dans un champ, en face, rire de la fureur de son oncle… Elle venait d'elle-même à l'école, depuis deux mois, sans qu'il s'en doutât. Histoire de faire battre les montagnes.

– Jamais elle n'a fait sa première communion, dit la Teuse, à demi-voix, avec un léger frisson.

– Non, jamais, reprit Frère Archangias. Elle doit avoir seize ans. Elle grandit comme une bête. Je l'ai vue courir à quatre pattes, dans un fourré, du côté de la Palud.

– A quatre pattes, murmura la servante, qui se tourna vers la fenêtre, prise d'inquiétude.

L'abbé Mouret voulut émettre un doute; mais le Frère s'emporta.

– Oui, à quatre pattes! Et elle sautait comme un chat sauvage, les jupes troussées, montrant ses cuisses. J'aurais eu un fusil que j'aurais pu l'abattre. On tue des bêtes qui sont plus agréables à Dieu… Et, d'ailleurs, on sait bien qu'elle vient miauler toutes les nuits autour des Artaud. Elle a des miaulements de gueuse en chaleur. Si jamais un homme lui tombait dans les griffes, à celle-là, elle ne lui laisserait certainement pas un morceau de peau sur les os.

Et toute sa haine de la femme parut. Il ébranla la table d'un coup de poing, il cria ses injures accoutumées:

– Elles ont le diable dans le corps. Elles puent le diable; elles le puent aux jambes, aux bras, au ventre, partout… C'est ce qui ensorcelle les imbéciles.

Le prêtre approuva de la tête. La violence de Frère Archangias, la tyrannie bavarde de la Teuse, étaient comme des coups de lanières, dont il goûtait souvent le cinglement sur ses épaules. Il avait une joie pieuse à s'enfoncer dans la bassesse, entre ces mains pleines de grossièretés populacières. La paix du ciel lui semblait au bout de ce mépris du monde, de cet encanaillement de tout son être. C'était une injure qu'il se réjouissait de faire à son corps, un ruisseau dans lequel il se plaisait à traîner sa nature tendre.

– Il n'y a qu'ordure, murmura-t-il, en pliant sa serviette.

La Teuse desservait la table. Elle voulut enlever l'assiette, où Désirée avait posé le nid de merles.

– Vous n'allez pas coucher là, mademoiselle, dit-elle. Laissez donc ces vilaines bêtes.

Mais Désirée défendit l'assiette. Elle couvrait le nid de ses bras nus, ne riant plus, s'irritant d'être dérangée.

– J'espère qu'on ne va pas garder ces oiseaux, s'écria Frère Archangias. Ça porterait malheur… Il faut leur tordre le cou.

Et il avançait déjà ses grosses mains. La jeune fille se leva, recula, frémissante, serrant le nid contre sa poitrine. Elle regardait le Frère fixement, les lèvres gonflées, d'un air de louve prête à mordre.

– Ne touchez pas les petits, bégaya-t-elle. Vous êtes laid!

Elle accentua ce mot avec un si étrange mépris, que l'abbé Mouret tressaillit, comme si la laideur du Frère l'eût frappé pour la première fois. Celui-ci s'était contenté de grogner. Il avait une haine sourde contre Désirée, dont la belle poussée animale l'offensait.

Lorsqu'elle fut sortie, à reculons, sans le quitter des yeux, il haussa les épaules, en mâchant entre les dents une obscénité que personne n'entendit.

–Il vaut mieux qu'elle aille se coucher, dit la Teuse. Elle nous ennuierait, tout à l'heure, à l'église.

– Est-ce qu'on est venu? demanda l'abbé Mouret.

– Il y a beau temps que les filles sont là dehors, avec des brassées de feuillages… Je vais allumer les lampes. On pourra commencer quand vous voudrez.

Quelques secondes après, on l'entendit jurer dans la sacristie, parce que les allumettes étaient mouillées. Frère Archangias, resté seul avec le prêtre, demanda d'une voix maussade:

– C'est pour le Mois de Marie?

– Oui, répondit l'abbé Mouret. Ces jours derniers, les filles du pays, qui avaient de gros travaux, n'ont pu venir, selon l'usage, orner la chapelle de la Vierge. La cérémonie a été remise à ce soir.

– Un joli usage, marmotta le Frère. Quand je les vois déposer chacune leurs rameaux, j'ai envie de les jeter par terre, pour qu'elles confessent au moins leurs vilenies, avant de toucher à l'autel… C'est une honte de souffrir que des femmes promènent leurs robes si près des saintes reliques.

L'abbé s'excusa du geste. Il n'était aux Artaud que depuis peu, il devait obéir aux coutumes.

– Quand vous voudrez, monsieur le curé? cria la Teuse.

Mais Frère Archangias le retint un instant encore.

– Je m'en vais, reprit-il. La religion n'est pas une fille, pour qu'on la mette dans les fleurs et dans les dentelles.

Il marchait lentement vers la porte. Il s'arrêta de nouveau, levant un de ses doigts velus, ajoutant:

– Méfiez-vous de votre dévotion à la Vierge.

XIII

Dans l'église, l'abbé Mouret trouva une dizaine de grandes filles, tenant des branches d'olivier, de laurier, de romarin. Les fleurs de jardin ne poussant guère sur les roches des Artaud, l'usage était de parer l'autel de la Vierge d'une verdure résistante qui durait tout le mois de mai. La Teuse ajoutait des giroflées de muraille, dont les queues trempaient dans de vieilles carafes.

– Voulez-vous me laisser faire, monsieur le curé? demanda-t-elle. Vous n'avez pas l'habitude… Tenez, mettez-vous là, devant l'autel. Vous me direz si la décoration vous plaît.

Il consentit, et ce fut elle qui dirigea réellement la cérémonie. Elle était montée sur un escabeau; elle rudoyait les grandes filles qui s'approchaient tour à tour, avec leurs feuillages.

– Pas si vite, donc! Vous me laisserez bien le temps d'attacher les branches. Il ne faut pas que tous ces fagots tombent sur la tête de monsieur le curé… Eh bien! Babet, c'est ton tour. Quand tu me regarderas, avec tes gros yeux! Il est joli, ton romarin! il est jaune comme un chardon. Toutes les bourriques du pays ont donc pissé dessus!.. A toi, la Rousse. Ah! voilà un beau laurier, au moins! Tu as pris ça dans ton champ de la Croix-Verte.

Les grandes filles posaient leurs rameaux sur l'autel, qu'elles baisaient. Elles restaient un instant contre la nappe, passant les branches à la Teuse, oubliant l'air sournoisement recueilli qu'elles avaient pris pour monter le degré; elles finissaient par rire, elles butaient des genoux, ployaient les hanches au bord de la table, enfonçaient la gorge en plein dans le tabernacle. Et, au-dessus d'elles, la grande Vierge de plâtre doré inclinait sa face peinte, souriait de ses lèvres roses au petit Jésus tout nu qu'elle portait sur son bras gauche.

– C'est ça, Lisa! cria la Teuse, assieds-toi sur l'autel, pendant que tu y es! Veux-tu bien baisser tes jupes! Est-ce qu'on montre ses jambes comme ça!.. Qu'une de vous s'avise de se vautrer! je lui envoie ses branches à travers la figure… Vous ne pouvez donc pas me passer cela tranquillement!

Et se tournant:

– Est-ce à votre goût, monsieur le curé? Trouvez-vous que ça aille?

Elle établissait, derrière la Vierge, une niche de verdure, avec des bouts de feuillage qui dépassaient, formant berceau, retombant en façon de palmes. Le prêtre approuvait d'un mot, hasardait une observation.

– Je crois, murmura-t-il, qu'il faudrait un bouquet de feuilles plus tendres, en haut.

– Sans doute, gronda la Teuse. Elles ne m'apportent que du laurier et du romarin… Quelle est celle qui a de l'olivier? Pas une, allez! Elles ont peur de perdre quatre olives, ces païennes-là.

Mais Catherine monta le degré, avec une énorme branche d'olivier, sous laquelle elle disparaissait.

– Ah! tu en as, toi, gamine, reprit la vieille servante.

– Pardi, dit une voix, elle l'a volé. J'ai vu Vincent qui cassait la branche, pendant qu'elle faisait le guet.

Catherine, furieuse, jura que ce n'était pas vrai. Elle s'était tournée, sans lâcher sa branche, dégageant sa tête brune du buisson qu'elle portait; elle mentait avec un aplomb extraordinaire, inventait une longue histoire pour prouver que l'olivier était bien à elle.

– Et puis, conclut-elle, tous les arbres appartiennent à la sainte Vierge.

L'abbé Mouret voulut intervenir. Mais la Teuse demanda si on se moquait d'elle, à lui laisser si longtemps les bras en l'air. Et elle attacha solidement la branche d'olivier, pendant que Catherine, grimpée sur l'escabeau, derrière son dos, contre-faisait la façon pénible dont elle tournait sa taille énorme, à l'aide de sa bonne jambe; ce qui fit sourire le prêtre lui-même.

– Là, dit la Teuse, en descendant auprès de celui-ci, pour donner un coup d'oeil à son oeuvre; voilà le haut terminé… Maintenant, nous allons mettre des touffes entre les chandeliers, à moins que vous ne préfériez une guirlande qui courrait le long des gradins.

Le prêtre se décida pour de grosses touffes.

– Allons, avancez, reprit la servante, montée de nouveau sur l'escabeau. Il ne faut pas coucher ici… Veux-tu bien baiser l'autel, Miette? Est-ce que tu t'imagines être dans ton écurie?.. Monsieur le curé, voyez donc ce qu'elles font, là-bas? Je les entends qui rient comme des crevées.

On éleva une des deux lampes, on éclaira le bout noir de l'église. Sous la tribune, trois grandes filles jouaient à se pousser; une d'elles était tombée la tête dans le bénitier, ce qui faisait tant rire les autres, qu'elles se laissaient aller par terre pour rire à leur aise. Elles revinrent, regardant le curé en dessous, l'air heureux d'être grondées, avec leurs mains ballantes qui leur tapaient sur les cuisses.

Mais ce qui fâcha surtout la Teuse, ce fut d'apercevoir brusquement la Rosalie montant à l'autel comme les autres, avec son fagot.

– Veux-tu bien descendre! lui cria-t-elle. Ce n'est pas l'aplomb qui te manque, ma fille!.. Voyons, plus vite, emporte-moi ton paquet.

– Tiens, pourquoi donc? dit hardiment Rosalie. On ne m'accusera peut-être pas de l'avoir volé.

Les grandes filles se rapprochaient, faisant les bêtes, échangeant des coups d'oeil luisants.

– Va-t'en, répétait la Teuse; ta place n'est pas ici, entends-tu!

Puis, perdant son peu de patience, brutalement, elle lâcha un mot très gros, qui fit courir un rire d'aise parmi les paysannes.

– Après? dit Rosalie. Est-ce que vous savez ce que font les autres? Vous n'êtes pas allée y voir, n'est-ce pas?

Et elle crut devoir éclater en sanglots. Elle jeta ses rameaux, elle se laissa emmener à quelques pas par l'abbé Mouret, qui lui parlait très sévèrement. Il avait tenté de faire taire la Teuse, il commençait à être gêné au milieu de ces grandes filles éhontées, emplissant l'église, avec leurs brassées de verdure. Elles se poussaient jusqu'au degré de l'autel, l'entouraient d'un coin de forêt vivante, lui apportaient le parfum rude des bois odorants, comme un souffle monté de leurs membres de fortes travailleuses.

– Dépêchons, dépêchons, dit-il en tapant légèrement dans les mains.

– Pardi! j'aimerais mieux être dans mon lit, murmura la Teuse; si vous croyez que c'est commode d'attacher tous ces bouts de bois!

Cependant, elle avait fini par nouer entre les chandeliers de hauts panaches de feuillage. Elle plia l'escabeau, que Catherine alla porter derrière le maître-autel. Elle n'eut plus qu'à planter des massifs, aux deux côtés de la table. Les dernières bottes de verdure suffirent à ce bout de parterre; même il resta des rameaux, dont les filles jonchèrent le sol, jusqu'à la balustrade de bois. L'autel de la Vierge était un bosquet, un enfoncement de taillis, avec une pelouse verte, sur le devant.

La Teuse consentit alors à laisser la place à l'abbé Mouret. Celui-ci monta à l'autel, tapa de nouveau légèrement dans ses mains.

– Mesdemoiselles, dit-il, nous continuerons demain les exercices du Mois de Marie. Celles qui ne pourront venir, devront tout au moins dire leur chapelet chez elles.

Il s'agenouilla, tandis que les paysannes, avec un grand bruit de jupes, se mettaient par terre, s'asseyant sur leurs talons. Elles suivirent son oraison d'un marmottement confus, où perçaient des rires. Une d'elles, se sentant pincée par derrière, laissa échapper un cri, qu'elle tâcha d'étouffer dans un accès de toux; ce qui égaya tellement les autres, qu'elles restèrent un instant à se tordre, après avoir dit Amen, le nez sur les dalles, sans pouvoir se relever.

La Teuse renvoya ces effrontées, pendant que le prêtre, qui s'était signé, demeurait absorbé devant l'autel, comme n'entendant plus ce qui se passait derrière lui.

– Allons, déguerpissez, maintenant, murmurait-elle. Vous êtes un tas de propres à rien, qui ne savez même pas respecter le bon Dieu… C'est une honte, ça ne s'est jamais vu, des filles qui se roulent par terre dans une église, comme des bêtes dans un pré… Qu'est-ce que tu fais là-bas, la Rousse? Si je t'en vois pincer une, tu auras affaire à moi! Oui, oui, tirez-moi la langue, je dirai tout à monsieur le curé. Dehors, dehors, coquines!

Elle les refoulait lentement vers la porte, galopant autour d'elles, boitant d'une façon furibonde. Elle avait réussi à les faire sortir jusqu'à la dernière, lorsqu'elle aperçut Catherine tranquillement installée dans le confessionnal avec Vincent; ils mangeaient quelque chose, d'un air ravi. Elle les chassa. Et comme elle allongeait le cou hors de l'église, avant de fermer la porte, elle vit la Rosalie se pendre aux épaules du grand Fortuné qui l'attendait; tous deux se perdirent dans le noir, du côté du cimetière, avec un bruit affaibli de baisers.

– Et ça présente à l'autel de la Vierge! bégaya-t-elle, en poussant les verrous. Les autres ne valent pas mieux, je le sais bien. Toutes des gourgandines qui sont venues ce soir, avec leurs fagots, histoire de rire et de se faire embrasser par les garçons, à la sortie! Demain, pas une ne se dérangera; monsieur le curé pourra bien dire ses Ave tout seul… On n'apercevra plus que les gueuses qui auront des rendez-vous.

Elle bousculait les chaises, les remettait en place, regardait si rien de suspect ne traînait, avant de monter se coucher. Elle ramassa dans le confessionnal une poignée de pelures de pomme, qu'elle jeta derrière le maître-autel. Elle trouva également un bout de ruban arraché de quelque bonnet, avec une mèche de cheveux noirs, dont elle fit un petit paquet, pour ouvrir une enquête.

A cela près, l'église lui parut en bon ordre. La veilleuse avait de l'huile pour la nuit, les dalles du choeur pouvaient aller jusqu'au samedi sans être lavées.

– Il est près de dix heures, monsieur le curé, dit-elle en s'approchant du prêtre toujours agenouillé. Vous feriez bien de monter.

Il ne répondit pas, il se contenta d'incliner doucement la tête.

– Bon, je sais ce que ça veut dire, continua la Teuse. Dans une heure, il sera encore là, sur la pierre, à se donner des coliques… Je m'en vais, parce que je l'ennuie. N'importe, ça na guère de bon sens: déjeuner quand les autres dînent, se coucher à l'heure où les poules se lèvent!.. Je vous ennuie, n'est-ce pas? monsieur le curé. Bonsoir. Vous n'êtes guère raisonnable, allez!

Elle se décidait à partir; mais elle revint éteindre une des deux lampes, en murmurant que de prier si tard "c'était la mort à l'huile". Enfin, elle s'en alla, après avoir essuyé de sa manche la nappe du maître-autel, qui lui parut grise de poussière. L'abbé Mouret, les yeux levés, les bras serrés contre la poitrine, était seul.

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28 oktyabr 2017
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