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La Conquête de Plassans

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– N'importe, dit madame Paloque à son mari, un jour qu'elle regardait Marthe descendre la rue Balande, en compagnie de madame Faujas, je serais bien curieuse d'être dans un petit coin, pour voir ce que le curé fait avec son amoureuse… Elle est amusante, lorsqu'elle parle de son gros rhume! Comme si un gros rhume empêchait de se confesser dans une église! J'ai été enrhumée, moi; je ne suis pas allée pour cela me cacher dans les chapelles avec les abbés.

– Tu as tort de t'occuper des affaires de l'abbé Faujas, répondit le juge. On m'a averti. C'est un homme qu'il faut ménager; tu es trop rancunière, tu nous empêcheras d'arriver.

– Tiens! reprit-elle aigrement, ils m'ont marché sur le ventre; ils auront de mes nouvelles… Ton abbé Faujas est un grand imbécile. Est-ce que tu crois que l'abbé Fenil ne serait pas reconnaissant, si je surprenais le curé et sa belle se disant des douceurs! Va, il payerait bien cher un pareil scandale… Laisse-moi faire, tu n'entends rien à ces choses-là.

Quinze jours plus tard, le samedi, madame Paloque guetta la sortie de Marthe. Elle était tout habillée derrière ses rideaux, cachant sa figure de monstre, surveillant la rue par un trou de la mousseline. Quand les deux femmes eurent disparu au coin de la rue Taravelle, elle ricana, la bouche fendue. Elle ne se pressa pas, mit des gants, s'en alla tout doucement par la place de la Sous-Préfecture, faisant le grand tour, s'attardant sur le pavé pointu. En passant devant le petit hôtel de madame de Condamin, elle eut un instant l'idée de monter la prendre; mais celle-ci aurait peut-être des scrupules. Somme toute, il valait mieux se passer d'un témoin et conduire l'expédition rondement.

– Je leur ai laissé le temps d'arriver aux gros péchés, je crois que je puis me présenter maintenant, pensa-t-elle, au bout d'un quart d'heure de promenade.

Alors, elle hâta le pas. Elle venait souvent à l'oeuvre de la Vierge pour s'entendre avec Trouche sur des détails de comptabilité. Ce jour-là, au lieu d'entrer dans le cabinet de remployé, elle longea le corridor, redescendit, alla directement à l'oratoire. Devant la porte, sur une chaise, madame Faujas tricotait tranquillement. La femme du juge avait prévu cet obstacle; elle arriva droit dans la porte, de l'air brusque d'une personne affairée. Mais, avant même qu'elle eût allongé le bras pour tourner le bouton, la vieille dame, qui s'était levée, l'avait jetée de côté avec une vigueur extraordinaire.

– Où allez-vous? lui demanda-t-elle de sa voix rude de paysanne.

– Je vais où j'ai besoin, répondit madame Paloque, le bras meurtri, la face toute convulsée de colère. Vous êtes une insolente et une brutale… Laissez-moi passer. Je suis trésorière de l'oeuvre de la Vierge, j'ai le droit d'entrer partout ici.

Madame Faujas, debout, appuyée contre la porte, avait rajusté ses lunettes sur son nez. Elle se remit à son tricot avec le plus beau sang-froid du monde.

– Non, dit-elle carrément, vous n'entrerez pas.

– Ah!.. Et pourquoi, je vous prie?

– Parce que je ne veux pas.

La femme du juge sentit que son coup était manqué; la bile l'étouffait. Elle devint effrayante, répétant, bégayant:

– Je ne vous connais pas, je ne sais pas ce que vous faites là, je pourrais crier et vous faire arrêter; car vous m'avez battue. Il faut qu'il se passe de bien vilaines choses, derrière cette porte, pour que vous soyez chargée d'empêcher les gens de la maison d'entrer. Je suis de la maison, entendez-vous? … Laissez-moi passer, ou je vais appeler tout le monde.

– Appelez qui vous voudrez, répondit la vieille dame en haussant les épaules. Je vous ai dit que vous n'entreriez pas; je ne veux pas, c'est clair … Est-ce que je sais si vous êtes de la maison? D'ailleurs, vous en seriez, que cela serait tout comme. Personne ne peut entrer… C'est mon affaire.

Alors, madame Paloque perdit toute mesure; elle éleva le ton, elle cria:

– Je n'ai pas besoin d'entrer. Ça me suffit. Je suis édifiée. Vous êtes la mère de l'abbé Faujas, n'est-ce pas? Eh bien! c'est du propre, vous faites là un joli métier!.. Certes non, je n'entrerai pas; je ne veux pas me mêler de toutes ces saletés.

Madame Faujas, posant son tricot sur la chaise, la regardait à travers ses lunettes avec des yeux luisants, un peu courbée, les mains en avant, comme près de se jeter sur elle, pour la faire taire. Elle allait s'élancer, lorsque la porte, s'ouvrit brusquement et que l'abbé Faujas parut sur le seuil. Il était en surplis, l'air sévère. – Eh bien! mère, demanda-t-il, que se passe-t-il donc?

La vieille dame baissa la tête, recula comme un dogue qui se met derrière les jambes de son maître.

– C'est vous, chère madame Paloque, continua le prêtre. Vous désiriez me parler?

La femme du juge, par un effort suprême de volonté, s'était faite souriante. Elle répondit d'un ton terriblement aimable, avec une raillerie aiguë:

– Comment! vous étiez là, monsieur le curé? Ah! si je l'avais su, je n'aurais point insisté. Je voulais voir la nappe de notre autel, qui ne doit plus être en bon état. Vous savez, je suis la bonne ménagère, ici; je veille aux petits détails. Mais du moment que vous êtes occupé, je ne veux pas vous déranger. Faites, faites vos affaires, la maison est à vous. Madame n'avait qu'un mot à dire, je l'aurais laissée veiller à votre tranquillité.

Madame Faujas laissa échapper un grondement. Un regard de son fils la calma.

– Entrez, je vous en prie, reprit-il; vous ne me dérangez nullement. Je confessais madame Mouret, qui est un peu souffrante… Entrez donc. La nappe de l'autel pourrait être changée, en effet.

– Non, non, je reviendrai, répéta-t-elle; je suis confuse de vous avoir interrompu. Continuez, continuez, monsieur le curé.

Elle entra cependant. Pendant qu'elle regardait avec Marthe la nappe de l'autel, le prêtre gronda sa mère, à voix basse:

– Pourquoi l'avez-vous arrêtée, mère? Je ne vous ai pas dit de garder la porte.

Elle regardait fixement devant elle, de son air de bête têtue.

– Elle m'aurait passé sur le ventre avant d'entrer, murmura-t-elle.

– Mais pourquoi?

– Parce que… Écoute, Ovide, ne te fâche pas; tu sais que tu me tues, lorsque tu te fâches… Tu m'avais dit d'accompagner la propriétaire ici, n'est-ce pas? Eh bien! j'ai cru que tu avais besoin de moi, à cause des curieux. Alors je me suis assise là. Va, je te réponds que vous étiez libres de faire ce que vous auriez voulu; personne n'y aurait mis le nez.

Il comprit, il lui saisit les mains, la secouant, lui disant:

– Comment, mère, c'est vous qui avez pu supposer…?

– Eh! je n'ai rien supposé, répondit-elle avec une insouciance sublime. Tu es maître de faire ce qu'il te plaît, et tout ce que tu fais est bien fait, vois-tu; tu es mon enfant… J'irais voler pour toi, c'est clair.

Mais lui, n'écoutait plus. Il avait lâché les mains de sa mère, il la regardait, comme perdu dans les réflexions qui rendaient sa face plus austère et plus dure.

– Non, jamais, jamais, dit-il avec un orgueil âpre. Vous vous trompez, mère… Les hommes chastes sont les seuls forts.

XVI

A dix-sept ans, Désirée riait toujours de son rire d'innocente. Elle était devenue une grande belle enfant, toute grasse, avec des bras et des épaules de femme faite. Elle poussait comme une forte plante, heureuse de croître, insouciante du malheur qui vidait et assombrissait la maison.

– Tu ne ris pas, disait-elle à son père. Veux-tu jouer à la corde?

C'est ça qui est amusant!

Elle s'était emparée de tout un carré du jardin; elle bêchait, plantait des légumes, arrosait. Les gros travaux étaient sa joie. Puis, elle avait voulu avoir des poules, qui lui mangeaient ses légumes, des poules qu'elle grondait avec des tendresses de mère. A ces jeux, dans la terre, au milieu des bêtes, elle se salissait, terriblement.

– C'est un vrai torchon! criait Rose. D'abord, je ne veux plus qu'elle entre dans ma cuisine, elle met de la boue partout… Allez, madame, vous êtes bien bonne de la pomponner; à votre place, je la laisserais patauger à son aise.

Marthe, dans l'envahissement de son être, ne veilla même plus à ce que Désirée changeât de linge. L'enfant gardait parfois la même chemise pendant trois semaines; ses bas, qui tombaient sur ses souliers éculés, n'avaient plus de talons; ses jupes lamentables pendaient comme des loques de mendiante. Mouret, un jour, dut prendre une aiguille; la robe fendue par derrière, du haut en bas, montrait sa peau. Elle riait d'être à moitié nue, les cheveux tombés sur les épaules, les mains noires, la figure toute barbouillée.

Marthe finit par avoir une sorte de dégoût. Lorsqu'elle revenait de la messe, gardant dans ses cheveux les vagues parfums de l'église, elle était choquée de l'odeur puissante de terre que sa fille portait sur elle. Elle la renvoyait au jardin, dès la fin du déjeuner; elle ne pouvait la tolérer à côté d'elle, inquiétée par cette santé robuste, ce rire clair qui s'amusait de tout.

– Mon Dieu! que cette enfant est fatigante! murmurait-elle parfois, d'un air de lassitude énervée.

Mouret, l'entendant se plaindre, lui dit dans un mouvement de colère:

– Si elle te gêne, on peut la mettre à la porte, comme les deux autres.

– Ma foi! je serais bien tranquille, si elle n'était plus là, répondit-elle nettement.

Vers la fin de l'été, une après-midi, Mouret s'effraya de ne plus entendre Désirée, qui faisait, quelques minutes auparavant, un tapage affreux dans le fond du jardin. Il courut, il la trouva par terre, tombée d'une échelle sur laquelle elle était montée pour cueillit des figues; les buis avaient heureusement amorti sa chute. Mouret, épouvanté, la prit dans ses bras, en appelant au secours. Il la croyait morte; mais elle revint à elle, assura qu'elle ne s'était pas fait de mal, et voulut remonter sur l'échelle.

 

Cependant, Marthe avait descendu le perron. Quand elle entendit Désirée rire, elle se fâcha. – Cette enfant me fera mourir, dit-elle; elle ne sait qu'inventer pour me donner des secousses. Je suis sûre qu'elle s'est jetée par terre exprès. Ce n'est plus tenable. Je m'enfermerai dans ma chambre, je partirai le matin pour ne rentrer que le soir… Oui, ris donc, grande bête! Est-ce possible d'avoir mis au monde une pareille bête! Va, tu me coûteras cher.

– Ça, c'est sûr, ajouta Rose qui était accourue de la cuisine, c'est un gros embarras, et il n'y a pas de danger qu'on puisse jamais la marier.

Mouret, frappé au coeur, les écoutait, les regardait. Il ne répondit rien, il resta au fond du jardin avec la jeune fille. Jusqu'à la tombée de la nuit, ils parurent causer doucement ensemble. Le lendemain, Marthe et Rose devaient s'absenter toute la matinée; elles allaient, à une lieue de Plassans, entendre la messe dans une chapelle dédiée à saint Janvier, où toutes les dévotes de la ville se rendaient ce jour-là en pèlerinage. Lorsqu'elles rentrèrent, la cuisinière se hâta da servir un déjeuner froid. Marthe mangeait depuis quelques minutes, lorsqu'elle s'aperçut que sa fille n'était pas à table.

– Désirée n'a donc pas faim? demanda-t-elle; pourquoi ne déjeune-t-elle pas avec nous?

– Désirée n'est plus ici, dit Mouret, qui laissait les morceaux sur son assiette; je l'ai menée ce matin à Saint-Eutrope, chez sa nourrice.

Elle posa sa fourchette, un peu pâle, surprise et blessée.

– Tu aurais pu me consulter, reprit-elle.

Mais lui, continua, sans répondre directement:

– Elle est bien chez sa nourrice. Cette brave femme, qui l'aime beaucoup, veillera sur elle… De cette façon, l'enfant ne te tourmentera plus, tout le monde sera content.

Et, comme elle restait muette, il ajouta: – Si la maison ne te semble pas assez tranquille, tu me le diras, et je m'en irai.

Elle se leva à demi, une lueur passa dans ses yeux. Il venait de la frapper si cruellement, qu'elle avança la main, comme pour lui jeter la bouteille à la tête. Dans cette nature si longtemps soumise, des colères inconnues soufflaient; une haine grandissait contre cet homme qui rôdait sans cesse autour d'elle, pareil à un remords. Elle se remit à manger avec affectation, sans parler davantage de sa fille. Mouret avait plié sa serviette; il restait assis devant elle, écoutant le bruit de sa fourchette, jetant de lents regards autour de cette salle à manger, si joyeuse autrefois du tapage des enfants, si vide et si triste aujourd'hui. La pièce lui semblait glacée. Des larmes lui montaient aux yeux, lorsque Marthe appela Rose pour le dessert.

– Vous avez bon appétit, n'est-ce pas, madame? dit celle-ci en apportant une assiette de fruits. C'est que nous avons joliment marché!.. Si monsieur, au lieu de faire le païen, était venu avec nous, il ne vous aurait pas laissé manger le reste du gigot à vous toute seule.

Elle changea les assiettes, bavardant toujours.

– Elle est bien jolie, la chapelle de Saint-Janvier, mais elle est trop petite… Vous avez vu les dames qui sont arrivées en retard; elles ont dû s'agenouiller dehors, sur l'herbe, en plein soleil… Ce que je ne comprends pas, c'est que madame de Condamin soit venue en voiture; il n'y a plus de mérite alors, à faire le pèlerinage… Nous avons passé une bonne matinée tout de même, n'est-ce pas, madame?

– Oui, une bonne matinée, répéta Marthe. L'abbé Mousseau, qui a prêché, a été très-touchant.

Lorsque Rose s'aperçut à son tour de l'absence de Désirée, et qu'elle connut le départ de l'enfant, elle s'écria:

– Ma foi, monsieur a eu une bonne idée!.. Elle me prenait toutes mes casseroles pour arroser ses salades… On va pouvoir respirer un peu.

– Sans doute, dit Marthe qui entamait une poire.

Mouret étouffait. Il quitta la salle à manger, sans écouter Rose, qui lui criait que le café allait être prêt tout de suite. Marthe, restée seule dans la salle à manger, acheva tranquillement sa poire.

Madame Faujas descendait, lorsque la cuisinière apporta le café.

– Entrez donc, lui dit cette dernière; vous tiendrez compagnie à madame, et vous prendrez la tasse de monsieur, qui s'est sauvé comme un fou.

La vieille dame s'assit à la place de Mouret.

– Je croyais que vous ne preniez jamais de café, fit-elle remarquer en se sucrant.

– Oui, autrefois, répondit Rose, lorsque monsieur tenait la bourse…

Maintenant, madame serait bien bête de se priver de ce qu'elle aime.

Elles causèrent une bonne heure. Marthe, attendrie, finit par conter ses chagrins à madame Faujas; son mari venait de lui faire une scène affreuse, à propos de sa fille, qu'il avait conduite chez sa nourrice, dans un coup de tête. Et elle se défendait; elle assurait qu'elle aimait beaucoup l'enfant, qu'elle irait la chercher un jour.

– Elle était un peu bruyante, insinua madame Faujas. Je vous ai plainte bien souvent… Mon fils aurait renoncé à venir lire son bréviaire dans le jardin; elle lui cassait la tête.

A partir de ce jour, les repas de Marthe et de Mouret furent silencieux. L'automne était très-humide; la salle à manger restait mélancolique, avec les deux couverts isolés, séparés par toute la largeur de la grande table. L'ombre emplissait les coins, le froid tombait du plafond. Ou aurait dit un enterrement, selon l'expression de Rose. – Ah bien! disait-elle souvent en apportant les plats, il ne faut pas faire tant de bruit… De ce train-là, il n'y a pas de danger que vous vous écorchiez la langue… Soyez donc plus gai, monsieur; vous avez l'air de suivre un mort. Vous finirez par mettre madame au lit. Ce n'est pas bon pour la santé, de manger sans parler.

Quand vinrent les premiers froids, Rose, qui cherchait à obliger madame Faujas, lui offrit son fourneau pour faire la cuisine. Cela commença par des bouillottes d'eau que la vieille dame descendit faire chauffer; elle n'avait pas de feu, et l'abbé était pressé de se raser. Elle emprunta ensuite des fers à repasser, se servit de quelques casseroles, demanda ta rôtissoire pour mettre un gigot à la broche; puis, comme elle n'avait pas, en haut, une cheminée disposée d'une façon convenable, elle finit par accepter les offres de Rose, qui alluma un feu de sarments, à rôtir un mouton tout entier.

– Ne vous gênez donc pas, répétait-elle en tournant elle-même le gigot. La cuisine est grande, n'est-ce pas? Il y a bien de la place pour deux… Je ne sais pas comment vous avez pu tenir jusqu'à présent, à faire votre cuisine par terre, devant la cheminée de votre chambre, sur un méchant fourneau de tôle. Moi, j'aurais eu peur des coups de sang… Aussi monsieur Mouret est ridicule; on ne loue pas un appartement sans cuisine. Il faut que vous soyez de braves gens, pas fiers, commodes à vivre.

Peu à peu, madame Faujas fit son déjeuner et son dîner dans la cuisine des Mouret. Les premiers temps, elle fournit son charbon, son huile, ses épices. Dans la suite, lorsqu'elle oublia quelque provision, la cuisinière ne voulut pas qu'elle remontât chez elle; elle la forçait de prendre dans l'armoire ce qui lui manquait.

– Tenez, le beurre est là. Ce n'est pas ce que vous allez prendre sur le bout de votre couteau, qui nous ruinera. Vous savez bien que tout est à votre disposition, ici… Madame me gronderait, si vous ne vous mettiez pas à votre aise.

Alors, une grande intimité s'établit entre Rose et madame Faujas; la cuisinière était ravie d'avoir toujours là une personne qui consentît à l'écouter, pendant qu'elle tournait ses sauces. Elle s'entendait à merveille, d'ailleurs, avec la mère du prêtre, dont les robes d'indienne, le masque rude, la brutalité populacière, la mettaient presque sur un pied d'égalité. Pendant des heures, elles s'attardaient ensemble devant leurs fourneaux éteints. Madame Faujas eut bientôt un empire absolu dans la cuisine; elle gardait son attitude impénétrable, ne disait que ce qu'elle voulait bien dire, se faisait conter ce qu'elle désirait savoir. Elle décida du dîner des Mouret, goûta avant eux aux plats qu'elle leur envoyait; souvent même Rose faisait à part des friandises destinées particulièrement à l'abbé, des pommes au sucre, des gâteaux de riz, des beignets soufflés. Les provisions se mêlaient, les casseroles allaient à la débandade, les deux dîners se confondaient, à ce point que la cuisinière s'écriait en riant, au moment de servir:

– Dites, madame, est-ce que les oeufs sur le plat sont à vous? Je ne sais plus, moi!.. Ma parole! il vaudrait mieux qu'on mangeât ensemble.

Ce fut le jour de la Toussaint que l'abbé Faujas déjeuna pour la première fois dans la salle à manger des Mouret. Il était très-pressé, il devait retourner à Saint-Saturnin. Marthe, pour qu'il perdît moins de temps, le fit asseoir devant la table, en lui disant que sa mère n'aurait pas deux étages à monter. Une semaine plus tard, l'habitude était prise, les Faujas descendaient à chaque repas, s'attablaient, allaient jusqu'au café. Les premiers jours, les deux cuisines restèrent différentes; puis, Rose trouva ça «très-bête», disant qu'elle pouvait bien faire de la cuisine pour quatre personnes, et qu'elle s'entendrait avec madame Faujas. – Ne me remerciez pas, ajouta-t-elle. C'est vous qui êtes bien gentils de descendre tenir compagnie à madame; vous allez apporter un peu de gaieté… Je n'osais plus entrer dans la salle à manger; il me semblait que j'entrais chez un mort. C'était vide à faire peur… Si monsieur boude à présent, tant pis pour lui! il boudera tout seul.

Le poêle ronflait, la pièce était toute tiède. Ce fut un hiver charmant. Jamais Rose n'avait mis le couvert avec du linge plus net; elle plaçait la chaise de monsieur le curé près du poêle, de façon qu'il eût le dos au feu. Elle soignait particulièrement son verre, son couteau, sa fourchette; elle veillait, dès que la nappe avait la moindre tache, à ce que la tache ne fût pas de son côté. Puis, c'étaient mille attentions délicates.

Quand elle lui ménageait un plat qu'il aimait, elle l'avertissait pour qu'il réservât son appétit. Parfois, au contraire, elle lui faisait une surprise; elle apportait le plat couvert, riait en dessous des regards interrogateurs, disait, d'un air de triomphe contenu:

– C'est pour monsieur le curé, une macreuse farcie aux olives, comme il les aime… Madame, donnez un filet à monsieur le curé, n'est-ce pas? Le plat est pour lui.

Marthe servait. Elle insistait, avec des yeux suppliants, pour qu'il acceptât les bons morceaux. Elle commençait toujours par lui, fouillait le plat, tandis que Rose, penchée au-dessus d'elle, lui indiquait du doigt ce qu'elle croyait le meilleur. Et elles avaient même de courtes querelles sur l'excellence de telles ou telles parties d'un poulet ou d'un lapin. Rose poussait un coussin de tapisserie sous les pieds du prêtre. Marthe exigeait qu'il eût sa bouteille de bordeaux et son pain, un petit pain doré qu'elle commandait tous les jours chez le boulanger.

– Eh! rien n'est trop bon, répétait Rose, quand l'abbé les remerciait. Qui donc vivrait bien, si les braves coeurs comme vous n'avaient pas leurs aises? Laissez-nous faire, le bon Dieu payera votre dette.

Madame Faujas, assise à table en face de son fils, souriait de toutes ces cajoleries. Elle se prenait à aimer Marthe et Rose; elle trouvait, d'ailleurs, leur adoration naturelle, les regardait comme très-heureuses d'être ainsi à genoux devant son dieu. La tête carrée, mangeant lentement et beaucoup, en paysanne qui va loin en besogne, elle présidait réellement les repas, voyant tout sans perdre un coup de fourchette, veillant à ce que Marthe restât dans son rôle de servante, couvant son fils d'un regard de jouissance satisfaite. Elle ne parlait que pour dire en trois mots les goûts de l'abbé ou pour couper court aux refus polis qu'il hasardait encore. Parfois, elle haussait les épaules, lui poussait le pied. Est-ce que la table n'était pas à lui? Il pouvait bien manger le plat tout entier, si cela lui faisait plaisir; les autres se seraient contentés de mordre à leur pain sec en le regardant.

Quant à l'abbé Faujas, il restait indifférent aux soins tendres dont il était l'objet; très-frugal, mangeant vite, l'esprit occupé ailleurs, il ne s'apercevait souvent pas des gâteries qu'on lui réservait. Il avait cédé aux instances de sa mère, en acceptant la compagnie des Mouret; il ne goûtait, dans la salle à manger du rez-de-chaussée, que la joie d'être absolument débarrassé des soucis de la vie matérielle. Aussi gardait-il une tranquillité superbe, peu à peu habitué à voir ses moindres désirs devinés, ne s'étonnant plus, ne remerciant plus, régnant dédaigneusement entre la maîtresse de la maison et la cuisinière, qui épiaient avec anxiété les moindres plis de son visage grave.

 

Et Mouret, assis en face de sa femme, restait oublié. Il se tenait, les poignets au bord de la table, comme un enfant, en attendant que Marthe voulût bien songer à lui. Elle le servait le dernier, au hasard, maigrement. Rose, debout derrière elle, l'avertissait, lorsqu'elle se trompait et qu'elle tombait sur un bon morceau.

– Non, non, pas ce morceau-là… Vous savez que monsieur aime la tête; il suce les petits os.

Mouret, diminué, mangeait avec des hontes de pique-assiette. Il sentait que madame Faujas le regardait lorsqu'il se coupait du pain. Il réfléchissait une grande minute, les yeux sur la bouteille, avant d'oser se servir à boire. Une fois, il se trompa, prit trois doigts du bordeaux de monsieur le curé. Ce fut une belle affaire! Pendant un mois, Rose lui reprocha ces trois doigts de vin. Quand elle faisait quelque plat de sucrerie, elle s'écriait:

– Je ne veux pas que monsieur y goûte… Il ne m'a jamais fait un compliment. Une fois, il m'a dit que mon omelette au rhum était brûlée. Alors, je lui ai répondu: «Elles seront toujours brûlées pour vous.» Entendez-vous, madame, n'en donnez pas à monsieur.

Puis, c'étaient des taquineries. Elle lui passait les assiettes fêlées, lui mettait un pied de la table entre les jambes, laissait à son verre les peluches du torchon, posait le pain, le vin, le sel, à l'autre bout de lu table. Mouret seul aimait la moutarde; il allait lui-même chez l'épicier en acheter des pots, que la cuisinière faisait régulièrement disparaître, sous prétexte que «ça puait». La privation de moutarde suffisait à lui gâter ses repas. Ce qui le désespérait plus encore, ce qui lui coupait absolument l'appétit, c'était d'avoir été chassé de sa place, de la place qu'il avait occupée de tout temps, devant la fenêtre, et qu'on donnait au prêtre comme étant la plus agréable. Maintenant, il faisait face à la porte; il lui semblait manger chez des étrangers, depuis qu'à chaque bouchée il ne pouvait jeter un coup d'oeil sur ses arbres fruitiers.

Marthe n'avait pas les aigreurs de Rose; elle le traitait en parent pauvre, qu'on tolère; elle finissait par ignorer qu'il fût là, ne lui adressant presque jamais la parole, agissant comme si l'abbé Faujas eût seul donné des ordres dans la maison. D'ailleurs, Mouret ne se révoltait pas; il échangeait quelques mots de politesse avec le prêtre, mangeait en silence, répondait par de lents regards aux attaques de la cuisinière. Puis, comme il avait toujours fini le premier, il pliait sa serviette méthodiquement, et se retirait, souvent avant le dessert.

Rose prétendait qu'il enrageait. Quand elle causait avec madame Faujas dans la cuisine, elle lui expliquait son maître tout au long.

– Je le connais bien, il ne m'a jamais bien effrayée… Avant que vous veniez ici, madame tremblait devant lui, parce qu'il était toujours à criailler, à faire l'homme terrible. Il nous embêtait tous d'une jolie manière, sans cesse sur notre dos, ne trouvant rien de bien, fourrant son nez partout, voulant montrer qu'il était le maître… Maintenant, il est doux comme un mouton, n'est-ce pas? C'est que madame a pris le dessus. Ah! s'il était brave, s'il ne craignait pas toute sorte d'ennuis, vous entendriez une jolie chanson. Mais il a trop peur de votre fils; oui, il a peur de monsieur le curé… On dirait qu'il devient imbécile, par moments. Après tout, puisqu'il ne nous gêne plus, il peut bien être comme il lui plaît, n'est-ce pas, madame?

Madame Faujas répondait que M. Mouret lui paraissait un très-digne homme; il avait le seul tort de ne pas être religieux. Mais il reviendrait certainement au bien, plus tard. Et la vieille dame s'emparait lentement du rez-de-chaussée, allant de la cuisine à la salle à manger, trottant dans le vestibule et dans le corridor. Mouret, quand il la rencontrait, se rappelait le jour de l'arrivée des Faujas, lorsque, vêtue d'une loque noire, ne lâchant pas le panier qu'elle tenait à deux mains, elle allongeait le cou dans chaque pièce, avec l'aisance tranquille d'une personne qui visite une maison à vendre. Depuis que les Faujas mangeaient au rez-de-chaussée, le second étage appartenait aux Trouche. Ils y devenaient bruyants; des bruits de meubles roulés, des piétinements, des éclats de voix, descendaient par les portes ouvertes et violemment refermées. Madame Faujas, en train de causer dans la cuisine, levait la tête d'un air inquiet. Rose, pour arranger les choses, disait que cette pauvre madame Trouche avait bien du mal. Une nuit, l'abbé, qui n'était point encore couché, entendit dans l'escalier un tapage étrange. Étant sorti avec son bougeoir, il aperçut Trouche abominablement gris, qui montait les marches sur les genoux. Il le souleva de son bras robuste, le jeta chez lui. Olympe, couchée, lisait tranquillement un roman, en buvant à petits coups un grog posé sur la table de nuit.

– Écoutez, dit l'abbé Faujas, livide de colère, vous ferez vos malles demain matin, et vous partirez.

– Tiens, pourquoi donc? demanda Olympe sans se troubler; nous sommes bien ici.

Mais le prêtre l'interrompit rudement.

– Tais-toi! Tu es une malheureuse, tu n'as jamais cherché qu'à me nuire. Notre mère avait raison, je n'aurais pas dû vous tirer de votre misère… Voilà qu'il me faut ramasser ton mari dans l'escalier, maintenant! C'est une honte. Et pense au scandale, si on le voyait dans cet état… Vous partirez demain.

Olympe s'était assise pour boire une gorgée de grog.

– Ah! non, par exemple! murmura-t-elle.

Trouche riait. Il avait l'ivresse gaie. Il était tombé dans un fauteuil, épanoui, ravi.

– Ne nous fâchons pas, bégaya-t-il. Ce n'est rien, un petit étourdissement, à cause de l'air, qui est très-vif. Avec ça, les rues sont drôles dans cette sacrée ville… Je vais vous dire, Faujas, ce sont des jeunes gens très-convenables. Il y a là le fils du docteur Porquier. Vous connaissez bien, le docteur Porquier?.. Alors, nous nous voyons dans un café, derrière les prisons. Il est tenu par une Arlésienne, une belle femme, une brune…

Le prêtre, les bras croisés, le regardait d'un air terrible. – Non, je vous assure, Faujas, vous avez tort de m'en vouloir… Vous savez que je suis un homme bien élevé; je connais les convenances. Dans le jour, je ne prendrais pas un verre de sirop, de peur de vous compromettre… Enfin, depuis que je suis ici, je vais à mon bureau comme si j'allais à l'école, avec des tartines de confiture dans un panier; c'est même bête, ce métier-là. Je me trouve bête, oui, parole d'honneur; et si ce n'était pas pour vous rendre service… Mais, la nuit, on ne me voit pas, peut-être. Je puis me promener la nuit. Ça me fait du bien, je finirais par crever à rester sous clef. D'abord, il n'y a personne dans les rues, elles sont si drôles!..

– Ivrogne! dit le prêtre entre ses dents serrées.

– Vous ne faites pas la paix?.. Tant pis! mon cher. Moi, je suis bon enfant; je n'aime pas les fichues mines. Si ça vous déplaît, je vous plante-là avec vos béguines. Il n'y a guère que la petite Condamin qui soit gentille, et encore l'Arlésienne est mieux… Vous avez beau rouler vos yeux, je n'ai pas besoin de vous. Tenez, voulez-vous que je vous prête cent francs?

Et il tira des billets de banque, qu'il étala sur ses genoux, en riant aux éclats; puis, il les fit voltiger, les passa sous le nez de l'abbé, les jeta en l'air. Olympe, d'un bond, se leva à moitié nue; elle ramassa les billets, qu'elle cacha sous le traversin, d'un air contrarié. Cependant, l'abbé Faujas regardait autour de lui, très-surpris; il voyait des bouteilles de liqueur rangées le long de la commode, un pâté presque entier sur la cheminée, des dragées dans une vieille boîte crevée. La chambre était remplie d'achats récents: des robes jetées sur les chaises; un paquet de dentelle déplié; une superbe redingote toute neuve, pendue à l'espagnolette de la fenêtre; une peau d'ours étalée devant le lit. A côté du grog, sur la table de nuit, une petite montre de femme, en or, luisait, dans une coupe de porcelaine.