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Kitobni o'qish: «L'Œuvre», sahifa 2

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«Pas de chance! interrompit Claude, toujours incrédule, combattu pourtant, surpris de la façon aisée dont s'arrangeaient les complications de cette histoire. Et, naturellement, personne ne vous attendait plus?» En effet, Christine n'avait pas trouvé la femme de chambre de Mme Vanzade, qui sans doute s'était lassée.

Et elle disait son émoi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue, noire, vide, bientôt déserte, à cette heure avancée de la nuit. D'abord, elle n'avait point osé prendre une voiture, se promenant avec son petit sac, espérant que quelqu'un viendrait. Puis, elle s'était décidée, mais trop tard, car il n'y avait plus là qu'un cocher très sale, empestant le vin, qui rôdait autour d'elle, en s'offrant d'un air goguenard.

«Oui, un rouleur, reprit Claude, intéressé maintenant, comme s'il eût assisté à la réalisation d'un conte bleu.

Et vous êtes montée dans sa voiture?» Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter la pose:

«C'est lui qui m'a forcée. Il m'appelait sa petite, il me faisait peur… Quand il a su que j'allais à Passy, il s'est fâché, il a fouetté son cheval si fort, que j'ai dû me cramponner aux portières. Puis, je me suis rassurée un peu, le fiacre roulait doucement dans des rues éclairées, je voyais du monde sur les trottoirs. Enfin, j'ai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue à Paris, mais j'avais regardé un plan… Et je pensais qu'il filerait tout le long des quais, lorsque j'ai été reprise de peur, en m'apercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluie commençait, le fiacre, qui avait tourné dans un endroit très noir, s'est brusquement arrêté. C'était le cocher qui descendait de son siège et qui voulait entrer avec moi dans la voiture… Il disait qu'il pleuvait trop…» Claude se mit à rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvait inventer ce cocher-là. Comme elle se taisait, embarrassée:

«Bon! bon! le farceur plaisantait. – Tout de suite, j'ai sauté sur le pavé, par l'autre portière. Alors, il a juré, il m'a dit que nous étions arrivés et qu'il m'arracherait mon chapeau, si je ne le payais pas… La pluie tombait à torrents, le quai était absolument désert. Je perdais la tête, j'ai sorti une pièce de cinq francs, et il a fouetté son cheval, et il est parti en emportant mon petit sac, où il n'y avait heureusement que deux mouchoirs, une moitié de brioche et la clef de ma malle, restée en route.

– Mais on prend le numéro de la voiture!» cria le peintre indigné.

Maintenant, il se souvenait d'avoir été frôlé par un fiacre fuyant à toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe, dans le ruissellement de l'orage. Et il s'émerveillait de l'invraisemblance de la vérité, souvent. Ce qu'il avait imaginé, pour être simple et logique, était tout bonnement stupide, à côté de ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie.

«Vous pensez si j'étais heureuse, sous cette porte! acheva Christine. Je savais bien que je n'étais pas à Passy, j'allais donc coucher la nuit là, dans ce Paris terrible. Et ces tonnerres, et ces éclairs, oh! ces éclairs tout bleus, tout rouges, qui me montraient des choses à faire trembler!» Ses paupières de nouveau s'étaient closes, un frisson pâlit son visage, elle revoyait la cité tragique, cette trouée des quais s'enfonçant dans des rougeoiements de fournaise, ce fossé profond de la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands corps noirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de grues immobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc là une bienvenue? Il y eut un silence. Claude s'était remis à son dessin.

Mais elle remua, son bras s'engourdissait.

«Le coude un peu rabattu, je vous prie.» Puis, d'un air d'intérêt, pour s'excuser:

«Ce sont vos parents qui doivent être dans la désolation, s'ils ont appris la catastrophe.

– Je n'ai pas de parents.

– Comment! ni père ni mère… Vous êtes seule?

– Oui, toute seule.» Elle avait dix-huit ans, et elle était née à Strasbourg, par hasard, entre deux changements de garnison de son père, le capitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douzième année, ce dernier, un Gascon de Montauban, était mort à Clermont, où une paralysie des jambes l'avait forcé de prendre sa retraite. Pendant près de cinq ans, sa mère, qui était Parisienne, avait vécu là-bas, en province, ménageant sa maigre pension, travaillant, peignant des éventails, pour achever d'élever sa fille en demoiselle; et, depuis quinze mois, elle était morte à son tour, la laissant seule au monde, sans un sou, avec l'unique amitié d'une religieuse, la supérieure des Sœurs de la Visitation, qui l'avait gardée dans son pensionnat. C'était du couvent qu'elle arrivait tout droit, la supérieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chez sa vieille amie, Mme Vanzade, devenue presque aveugle.

Claude restait muet, à ces nouveaux détails. Ce couvent, cette orpheline bien élevée, cette aventure qui tournait au romanesque le rendaient à son embarras, à sa maladresse de gestes et de paroles. Il ne travaillait plus, les yeux baissés sur son croquis.

«C'est joli, Clermont? demanda-t-il enfin.

– Pas beaucoup, une ville noire… Puis, je ne sais guère, je sortais à peine.» Elle s'était accoudée, elle continua très bas, comme se parlant à elle-même, d'une voix encore brisée des sanglots de son deuil:

«Maman, qui n'était pas forte, se tuait à la besogne…

Elle me gâtait, il n'y avait rien de trop beau pour moi, j'avais des professeurs de tout; et je profitais si peu, d'abord j'étais tombée malade, puis je n'écoutais pas, toujours à rire, le sang à la tête… La musique m'ennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. C'est encore la peinture qui allait le mieux…» Il leva la tête, il l'interrompit d'une exclamation.

«Vous savez peindre! – Oh! non, je ne sais rien, rien du tout… Maman, qui avait beaucoup de talent, me faisait faire un peu d'aquarelle, et je l'aidais parfois pour les fonds de ses éventails…

Elle en peignait de si beaux!» Elle eut, malgré elle, un regard autour de l'atelier, sur les esquisses terrifiantes, dont les murs flambaient; et, dans ses yeux clairs, un trouble reparut, l'étonnement inquiet de cette peinture brutale. De loin, elle voyait à l'envers l'étude que le peintre avait ébauchée d'après elle, si consternée des tons violents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu'elle n'osait demander à la regarder de près. D'ailleurs, mal à l'aise dans ce lit où elle brûlait, elle s'agitait, tourmentée de l'idée de s'en aller, d'en finir avec ces choses qui lui semblaient un songe depuis la veille.

Sans doute, Claude eut conscience de cet énervement.

Une brusque honte l'emplit de regret. Il lâcha son dessin inachevé, il dit très vite:

«Merci bien de votre complaisance, mademoiselle…

Pardonnez-moi, j'ai abusé, vraiment… Levez-vous, levez-vous, je vous en prie. Il est temps d'aller à vos affaires.»

Et, sans comprendre pourquoi elle ne se décidait pas, rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, à mesure qu'il s'empressait devant elle, il lui répétait de se lever.

Puis, il eut un geste de fou, il replaça le paravent et gagna l'autre bout de l'atelier, en se jetant à une exagération de pudeur, qui lui fit ranger bruyamment sa vaisselle, pour qu'elle pût sauter du lit et se vêtir, sans craindre d'être écoutée.

Au milieu du tapage qu'il déchaînait, il n'entendait pas une voix hésitante.

«Monsieur, monsieur…»! Enfin, il tendit l'oreille.

«Monsieur, si vous étiez assez Obligeant… Je ne trouve pas mes bas.» Il se précipita. Où avait-il la tête? que voulait-il qu'elle devînt, en chemise derrière ce paravent, sans les bas et les jupes qu'il avait étendus au soleil? Les bas étaient secs, il s'en assura en les frottant doucement; puis, il les passa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une dernière fois le bras nu, frais et rond, d'un charme d'enfance. Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu à un chevalet.

Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruits discrets d'eau remuée. Mais lui, continuait de s'occuper d'elle.

«Le savon est dans une soucoupe, sur la table… Ouvrez le tiroir, n'est-ce pas? et prenez une serviette propre…

Voulez-vous de l'eau davantage? Je vous passerai le broc.» L'idée qu'il retombait dans ses maladresses l'exaspéra tout à coup.

«Allons, voilà que je vous embête encore! Faites comme chez vous.» Il retourna à son ménage. Un débat l'agitait. Devait-il lui offrir à déjeuner? Il était difficile de la laisser partir ainsi. D'autre part, ça n'en finirait plus, il allait perdre décidément sa matinée de travail. Sans rien résoudre, après avoir allumé sa lampe à esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit à faire du chocolat, ce qu'il jugeait plus distingué, sourdement honteux de son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu'il baignait d'huile à la mode du Midi. Mais il émiettait encore le chocolat dans la casserole, lorsqu'il eut une exclamation! «Comment! déjà!» C'était Christine qui repoussait le paravent et qui apparaissait, nette et correcte dans ses vêtements noirs, lacée, boutonnée, équipée en un tour de main. Son visage rosé ne gardait même pas l'humidité de l'eau; son lourd chignon se tordait sur sa nuque, sans qu'une mèche dépassât. Et Claude restait béant devant ce miracle de promptitude, cet entrain de petite ménagère à s'habiller vite et bien.

«Ah! fichtre, si vous faites tout comme ça!» Il la trouvait plus grande et plus belle qu'il n'aurait cru. Ce qui le frappait surtout, c'était son air de tranquille décision. Elle ne le craignait plus, évidemment. Il semblait qu'au sortir de ce lit défait, où elle se sentait sans défense, elle eût remis son armure, avec ses bottines et sa robe.

Elle soudait, le regardait droit dans les yeux. Et il dit ce qu'il hésitait encore à dire! «Vous allez déjeuner avec moi, n'est-ce pas?» Mais elle refusa.

«Non, merci… Je vais courir à la gare, où ma malle est sûrement arrivée, et je me ferai conduire ensuite à Passy.» Vainement, il lui répéta qu'elle devait avoir faim, que ce n'était guère raisonnable de sortir ainsi sans manger.

«Alors, je descends vous chercher un fiacre.

– Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine.

– Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage à pied. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu'à la station de voitures, puisque vous ne connaissez point Paris.

– Non, non, je n'ai, pas besoin de vous… Si vous voulez être aimable, laissez-moi m'en aller toute seule.» C'était un parti pris. Sans doute, elle se révoltait à l'idée d'être rencontrée avec un homme, même par des inconnus: elle tairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenir de l'aventure. Lui, d'un geste de colère, affecta de l'envoyer au diable. Bon débarras! ça l'arrangeait de ne pas descendre. Et il demeurait blessé au fond, il la trouvait ingrate.

«Comme il vous plaira, après tout. Je n'emploierai pas la force.»

À cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta, abaissa finement les coins délicats de ses lèvres. Elle ne dit rien; elle prit son chapeau, chercha du regard une glace; puis, n'en trouvant pas, elle se décida à nouer les brides au petit bonheur des doigts. Les coudes levés, elle roulait, tirait les rubans sans hâte, le visage dans le reflet doré du soleil. Surpris, Claude ne reconnaissait plus les traits d'une douceur enfantine qu'il venait de dessiner, le haut semblait noyé, le front limpide, les yeux tendres, c'était à présent le bas qui avançait, la mâchoire passionnée, la bouche saignante, aux belles dents. Et toujours ce sourire énigmatique des jeunes filles, qui raillait peut-être.

«En tout cas, reprit-il, agacé, je ne pense pas que vous ayez un reproche à me faire.»

Alors, elle ne put retenir son rire, un léger rire nerveux.

«Non, non, monsieur, pas le moindre.» Il continuait à la regarder, rendu au combat de ses timidités et de ses ignorances, craignant d'avoir été ridicule.

Que savait-elle donc, cette grande demoiselle? Sans doute ce que les filles savent en pension, tout et rien. C'est l'insondable, l'obscure éclosion de la chair et du cœur, où personne ne descend. Dans ce lieu libre d'artiste, cette pudique sensuelle venait-elle de s'éveiller, avec sa curiosité et sa crainte confuses de l'homme? Maintenant qu'elle ne tremblait plus, avait-elle la surprise un peu méprisante d'avoir tremblé pour rien? Quoi! pas une galanterie, pas même un baiser sur le bout des doigts! L'indifférence bourrue de ce garçon, qu'elle avait sentie, devait irriter en elle la femme qu'elle n'était pas encore, et elle s'en allait ainsi, changée, énervée, faisant la brave dans son dépit, emportant le regret inconscient des choses inconnues et terribles qui n'étaient pas arrivées.

«Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que la station de voitures est au bout du pont, sur l'autre quai?

– Oui, à l'endroit où il y a un bouquet d'arbres.» Elle avait achevé de nouer ses brides, elle était prête, gantée, les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle. Ses yeux ayant rencontré la grande toile tournée contre le mur, elle eut envie de demander à la voir, puis elle n'osa pas. Rien ne la retenait plus, elle avait pourtant l'air de chercher encore, comme si elle avait eu la sensation de laisser là quelque chose, une chose qu'elle n'aurait pu nommer. Enfin, elle se dirigea vers la porte.

Claude l'ouvrit, et un petit pain, posé debout, tomba dans l'atelier.

«Vous voyez, dit-il, vous auriez dû déjeuner avec moi.

C'est ma concierge qui me monte ça tous les matins.» Elle refusa de nouveau d'un signe de tête. Sur le palier, elle se retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire était revenu, elle tendit la main la première.

«Merci, merci bien.» Il avait pas la petite main gantée dans sa main large, tachée de pastel. Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serrées étroitement, se secouant en bonne amitié.

La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lèvres une question! «Quand vous reverrai-je?» Mais une honte l'empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea sa main. «Adieu, monsieur.

– Adieu, mademoiselle.» Christine, déjà, sans lever la tête, descendait l'échelle de meunier, dont les marches craquaient; et Claude, brutalement, rentra chez lui, referma la porte à la volée, en disant très haut! «Ah! ces tonnerres de Dieu de femmes!» Il était furieux, enragé contre lui, enragé contre les autres. Tout en bousculant du pied les meubles qu'il rencontrait, il continuait de se soulager, à pleine voix.

Comme il avait raison de ne jamais en laisser monter une! Ces gueuses-là n'étaient bonnes qu'à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui lui assurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s'était pas abominablement fichue de lui? Et il avait eu la bêtise de croire des contes à dormir debout: tous ses doutes revenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du général, ni l'accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que des histoires pareilles arrivaient? D'ailleurs, elle avait une bouche qui en disait long, son air était drôle, au moment de filer.

Encore, s'il eût compris pourquoi elle mentait! mais non, des mensonges sans profit, inexplicables, l'art pour l'art! Ah! elle riait bien, à cette heure! Violemment, il replia le paravent et l'envoya dans un coin. Elle avait dû lui en laisser un désordre! Et, quand il constata que tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette, le savon, il s'emporta parce qu'elle n'avait pas fait le lit. Il se mit à le faire, d'un effort exagéré, saisit à pleins bras le matelas tiède encore, tapa des deux poings l'oreiller odorant, étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges.

Ensuite, il se débarbouilla à grande eau, pour se rafraîchir les tempes et, dans la serviette humide, il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont la douceur éparse, errante par l'atelier, l'oppressait. Ce fut en jurant qu'il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiévré, si enragé de peindre, qu'il avalait en hâte de grosses bouchées de pain.

«Mais on meurt ici! cria-t-il brusquement. C'est la chaleur qui me rend malade.» Le soleil s'en était allé, il faisait moins chaud.

Et Claude, ouvrant une petite fenêtre, au ras du toit, respira d'un air de profond soulagement la bouffée de vent embrasé qui entrait. Il avait pris son dessin, la tête de Christine, et il s'oublia longtemps à la regarder.

II

Midi était sonné, Claude travaillait à son tableau lorsqu'une main familière tapa rudement contre la porte.

D'un mouvement instinctif, et dont il ne fut pas le maître, le peintre glissa dans un carton la tête de Christine, d'après laquelle il retouchait sa grande figure de femme.

Puis, il se décida à ouvrir.

«Pierre! cria-t-il. Déjà toi?» Pierre Sandoz, un ami d'enfance, était un garçon de vingt-deux ans, très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux, dans un masque énergique, encadré d'un collier de barbe naissante.

«J'ai déjeuné plus tôt, répondit-il, j'ai voulu te donner une bonne séance… Ah! diable! ça marche!» Il s'était planté devant le tableau, et il ajouta tout de suite! «Tiens! tu changes le type de la femme?» Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles.

C'était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte, mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l'ébauche. Cette ébauche, jetée d'un coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs.

Dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil; seule, à gauche, une allée sombre s'enfonçait, avec une tache de lumière, très loin. Là, sur l'herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d'or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues, luttaient en riant, détachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d'une opposition noire, il s'était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d'un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s'appuyait, dans l'herbe.

«Très belle d'indication, la femme! reprit enfin Sandoz.

Mais, sapristi! tu auras joliment du travail, dans tout ça!» Claude, les yeux allumés sur son œuvre, eut un geste de confiance.

«Bah! j'ai le temps d'ici au Salon. En six mois, on en abat, de la besogne! Cette fois, peut-être, je finirai par me prouver que je ne suis pas une brute.» Et il se mit à siffler fortement, ravi sans le dire de l'ébauche qu'il avait faite de la tête de Christine, soulevé par un de ces grands coups d'espoir, d'où il retombait plus rudement dans ses angoisses d'artiste, que la passion de la nature dévorait. «Allons, pas de flânerie! cria-t-il. Puisque tu es là, commençons.» Sandoz, par amitié, et pour lui éviter les frais d'un modèle, avait offert de lui poser le monsieur du premier plan. En quatre ou cinq dimanches, le seul jour où il fût libre, la figure se trouverait établie. Déjà, il endossait le veston de velours, lorsqu'il eut une brusque réflexion.

«Dis donc, tu n'as pas déjeuné sérieusement, toi, puisque tu travaillais… Descends manger une côtelette, je t'attends ici.» L'idée de perdre du temps indigna Claude,«Mais si, j'ai déjeuné, regarde la casserole!.. Et puis, tu vois qu'il reste une croûte de pain. Je la mangerai…

Allons, – allons, à la pose, paresseux!» Vivement, il reprenait sa palette, il empoignait ses brosses, en ajoutant! «Dubuche vient nous chercher ce soir, n'est-ce pas?

– Oui, vers cinq heures.

– Eh bien, c'est parfait, nous descendrons dîner tout de suite… Y es-tu à la fin? La main plus à gauche, la tête penchée davantage.» Après avoir disposé les coussins, Sandoz s'état installé sur le divan, tenant la pose. Il tournait le dos, mais la conversation n'en continua pas moins un moment encore, car il avait reçu le matin même une lettre de Plassans, la petite ville provençale où le peintre et lui s'étaient connus, en huitième, dès leur première culotte usée sur les bancs du collège. Puis, tous deux se turent. L'un travaillait, hors du monde, l'autre s'engourdissait, dans la fatigue somnolente des longues immobilités.

C'était à l'âge de neuf ans que Claude avait eu l'heureuse chance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin de Provence où il était né. Sa mère, une brave femme de blanchisseuse, que son fainéant de père avait lâchée à la rue, venait d'épouser un bon ouvrier, amoureux fou de sa jolie peau de blonde. Mais, malgré leur courage, ils n'arrivaient pas à joindre les deux bouts. Aussi avaient-ils accepté de grand cœur, lorsqu'un vieux monsieur de là-bas s'était présenté, en leur demandant Claude, qu'il voulait mettre au collège, près de lui: la toquade généreuse d'un original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillés autrefois par le mioche avaient frappé. Et, jusqu'à sa rhétorique, pendant sept ans, Claude était donc resté dans le Midi, d'abord pensionnaire, puis externe, logeant chez son protecteur. Un matin, on avait trouvé ce dernier mort en travers de son lit, foudroyé. Il laissait par testament une rente de mille francs au jeune homme, avec la faculté de disposer du capital, à l'âge de vingt-cinq ans. Celui-ci, que l'amour de la peinture enfiévrait déjà, quitta immédiatement le collège, sans vouloir même tenter de passer son baccalauréat, et accourut à Paris, où son ami Sandoz l'avait précédé.

Au collège de Plassans, dès leur huitième, il y avait eu les trois inséparables, comme on les nommait, Claude Lantier, Pierre Sandoz et Louis Dubuche. Venus de trois mondes différents, opposés de natures, nés seulement la même année, à quelques mois de distance, ils s'étaient liés d'un coup et à jamais, entraînés par des affinités secrètes, le tourment encore vague d'une ambition commune, l'éveil d'une intelligence supérieure, au milieu de la cohue brutale des abominables cancres qui les battaient. Le père de Sandoz, un Espagnol réfugié en France à la suite d'une bagarre politique, avait installé près de Plassans une papeterie, où fonctionnaient de nouveaux engins de son invention; puis, il était mort, abreuvé d'amertume, traqué par la méchanceté locale, en laissant à sa veuve une situation si compliquée, toute une série de procès si obscurs, que la fortune entière avait coulé dans le désastre! et la mère, une Bourguignonne, cédant à sa rancune contre les Provençaux, souffrant d'une paralysie lente dont elle les accusait d'être aussi la cause, s'était réfugiée à Paris avec son fils, qui la soutenait maintenant d'un maigre emploi, la cervelle hantée de gloire littéraire. Quant à Dubuche, l'aîné d'une boulangère de Plassans, poussé par celle-ci, très âpre, très ambitieuse, il était venu rejoindre ses amis, plus tard, et il suivait les cours de l'École comme élève architecte, vivant chichement des dernières pièces de cent sous que ses parents plaçaient sur lui, avec une obstination de juifs qui escomptaient l'avenir à trois dents pour cent.

«Sacredié! murmura Sandoz dans le grand silence, elle n'est pas commode, ta pose! elle me casse le poignet…

Est-ce qu'on peut bouger, hein?» Claude le laissa s'étirer, sans répondre. Il attaquait le veston de velours, à larges coups de brosse. Puis, se reculant, clignant les yeux, il eut un rire énorme, égayé par un brusque souvenir.

«Dis donc, tu te rappelles, en sixième, le jour où Pouillaud alluma les chandelles dans l'armoire de ce crétin de Lalubie? Oh! la terreur de Lalubie, avant de grimper à sa chaire, quand il ouvrit son armoire pour prendre ses livres, et qu'il aperçut cette chapelle ardente!.. Cinq cents vers à toute la classe!» Sandoz, gagné par cet accès de gaieté, s'était renversé sur le divan. Il reprit la pose, en disant «Ah! l'animal de Pouillaud!.. Tu sais que, dans sa lettre de ce matin, il m'annonce justement le mariage de Lalubie. Cette vieille rosse de professeur épouse une jolie fille. Mais tu la connais, la fille de Galissard, le mercier, la petite blonde à qui nous allions donner des sérénades!» Les souvenirs étaient lâchés. Claude et Sandoz ne tarirent plus, l'un fouetté et peignant avec une fièvre croissante, l'autre tourné toujours vers le mur, parlant du dos, les épaules secouées de passion.

Ce fut d'abord le collège, l'ancien couvent moisi qui s'étendait jusqu'aux remparts, les deux cours plantées d'énormes platanes, le bassin vaseux, vert de mousse, où ils avaient appris à nager, et les classes du bas dont les plâtres ruisselaient, et le réfectoire empoisonné du continuel graillon des eaux de vaisselle, et le dortoir des petits, fameux par ses horreurs, et la lingerie, et l'infirmerie, peuplées de sœurs délicates, des religieuses en robe noire, si douces sous leur coiffe blanche! Quelle affaire, lorsque sœur Angèle, celle dont la figure de vierge révolutionnait la cour des grands, avait disparu un beau matin avec Hermeline, un gros de la rhétorique, qui, par amour, se faisait sur les mains des entailles au canif, pour monter et pour qu'elle lui posât des bandes de taffetas d'Angleterre! Puis, le personnel entier défila, une chevauchée lamentable, grotesque et terrible, des profils de méchanceté et de souffrance: le proviseur qui se ruinait en réception pour marier ses filles, deux grandes belles filles élégantes, que des dessins et des inscriptions abominables insultaient sur tous les murs; le censeur, Pifard, dont le nez fameux s'embusquait derrière les portes, pareil à une couleuvrine, décelant au loin sa présence; la kyrielle des professeurs, chacun éclaboussé de l'injure d'un surnom, le sévère Rhadamante qui n'avait jamais ri, la Crasse qui teignait les chaires en noir, du continuel frottement de sa tête, Tu-m'as-trompé-Adèle, le maître de physique, un cocu légendaire, auquel dix générations de galopins jetaient le nom de sa femme, jadis surprise, disait-on, entre les bras d'un carabinier; d'autres, d'autres encore, Spontini, le pion féroce, avec son couteau corse qu'il montrait rouillé du sang de trois cousins, le petit Chantecaille, si bon enfant, qu'il laissait fumer en promenade; jusqu'à un marmiton de la cuisine et à la laveuse d'assiettes, deux monstres, qu'on avait surnommés Paraboulomenos et Paralleluca, et qu'on accusait d'une idylle dans les épluchures.

Ensuite arrivaient les farces, les soudaines évocations des bonnes blagues, dont on se tordait après des années.

Oh! le matin où l'on avait brûlé dans le poêle les souliers de Mimi-la-Mort, autrement dit le Squelette-Externe, un maigre garçon qui apportait en contrebande le tabac à priser de toute la classe! Et le soir d'hiver où l'on était allé voler des allumettes à la chapelle, près de la veilleuse, pour fumer des feuilles sèches de marronnier dans des pipes de roseau! Sandoz, qui avait fait le coup, avouait maintenant son épouvante, sa sueur froide, en dégringolant du chœur noyé de ténèbres. Et le jour où Claude, au fond de son pupitre, avait eu la belle idée de griller des hannetons, pour voir si c'était bon à manger, comme on le disait! Une puanteur si âcre, une fumée si épaisse s'était échappée du pupitre, que le pion avait saisi la cruche, croyant à un incendie. Et la maraude, le pillage des champs d'oignons en promenade; les pierres jetées dans les vitres, où le grand chic était d'obtenir, avec les cassures, des cartes de géographie connues; les leçons de grec écrites à l'avance, en gros caractères, sur le tableau noir, et lues couramment par tous les cancres, sans que le professeur s'en aperçût; les bancs de la cour sciés, puis portés autour du bassin comme des cadavres d'émeute, en long cortège, avec des chants funèbres. Ah! oui, fameuse, celle-ci! Dubuche, qui faisait le clergé, s'était fichu au fond du bassin, en voulant prendre de l'eau dans sa casquette, pour avoir un bénitier. Et la plus drôle, la meilleure, la nuit où Pouillaud avait attaché tous les pots de chambre du dortoir à une même corde qui passait sous les lits, puis au matin, un matin de grandes vacances, s'était mis à tirer en fuyant par le corridor et par les trois étages de l'escalier, avec cette effroyable queue de faïence, qui bondissait et volait en éclats derrière lui! Claude resta un pinceau en l'air, la bouche fendue d'hilarité, criant; «Cet animal de Pouillaud!.. Et il t'a écrit? qu'est-ce qu'il fabrique maintenant, Pouillaud?

– Mais rien du tout, mon vieux! répondit Sandoz, en se remontant sur les coussins. Sa lettre est d'un bête!..

Il finit son droit, il reprendra ensuite l'étude d'avoué de son père. Et si tu voyais le ton qu'il a déjà, toute la gourme imbécile d'un bourgeois qui se range!» Il y eut un nouveau silence. Et il ajouta:

«Ah! nous, vois-tu, mon vieux, nous avons été protégés.» Alors, d'autres souvenirs leur vinrent, ceux dont les cœurs battaient à grands coups, les belles journées de plein air et de plein soleil qu'ils avaient vécues là-bas, hors du collège. Tout petits, dès leur sixième les trois inséparables s'étaient pas de la passion des longues promenades. Ils profitaient des moindres congés, ils s'en allaient à des lieues, s'enhardissant à mesure qu'ils grandissaient, finissant par courir le pays entier, des voyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient au petit bonheur de la route, au fond d'un trou de rocher, sur l'aire pavée, encore brûlante, où la paille du blé battu leur faisait une couche molle, dans quelque cabanon désert, dont ils couvraient le carreau d'un lit de thym et de lavande. C'étaient des fuites loin du monde, une absorption instinctive au sein de la bourre nature, une adoration irraisonnée de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite d'être seuls et d'être libres. Dubuche, qui était pensionnaire, se joignait seulement aux deux autres les jours de vacances. Il avait du reste les jambes lourdes, la chair endormie du bon élève piocheur. Mais Claude et Sandoz ne se lassaient pas, allaient chaque dimanche s'éveiller dès quatre heures du matin, en jetant des cailloux dans leurs persiennes. L'été surtout, ils rêvaient de la Viorne, le torrent dont le mince filet arrose les prairies basses de Plassans. Ils avaient douze ans à peine, qu'ils savaient nager et c'était une rage de barboter au fond des trous, où l'eau s'amassait, de passer là des journées entières, tout nus, à se sécher sur le sable brûlant pour replonger ensuite, à vivre dans la rivière, sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, s'enfonçant jusqu'aux oreilles et guettant pendant des heures les cachettes des anguilles. Ce ruissellement d'eau pure qui les trempait au grand soleil prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais de galopins échappés, lorsque jeunes hommes déjà, ils rentraient à la ville, par les ardeurs troublantes des soirées de juillet. Plus tard, la chasse les avait envahis, mais la chasse telle qu'on la pratique dans ce pays sans gibier, six lieues faites pour tuer une demi-douzaine de becfigues, des expéditions formidables dont ils revenaient souvent les carniers vides; avec une chauve souris imprudente, abattue à l'entrée du faubourg, en déchargeant les fusils.

Yosh cheklamasi:
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Litresda chiqarilgan sana:
01 noyabr 2017
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Ushbu kitob bilan o'qiladi