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Kitobni o'qish: «Germinal», sahifa 23

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III. Dès le matin, avant le jour, un frémissement avait agité les corons…

Dès le matin, avant le jour, un frémissement avait agité les corons, ce frémissement qui s’enflait à cette heure par les chemins, dans la campagne entière. Mais le départ convenu n’avait pu avoir lieu, une nouvelle se répandait, des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On racontait qu’ils étaient arrivés de Douai pendant la nuit, on accusait Rasseneur d’avoir vendu les camarades, en prévenant M. Hennebeau; même une herscheuse jurait qu’elle avait vu passer le domestique, qui portait la dépêche au télégraphe. Les mineurs serraient les poings, guettaient les soldats, derrière leurs persiennes, à la clarté pâle du petit jour.

Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un autre bruit circula, rassurant les impatients. C’était une fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le général en ordonnait parfois depuis la grève, sur le désir du préfet de Lille. Les grévistes exécraient ce fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir trompés par la promesse d’une intervention conciliante, qui se bornait, tous les huit jours, à faire défiler les troupes dans Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le chemin de Marchiennes, après s’être contentés d’assourdir les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les mineurs se moquèrent-ils de cet innocent de préfet, avec ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses allaient chauffer. Jusqu’à neuf heures, ils se firent du bon sang, l’air paisible, devant les maisons, tandis qu’ils suivaient des yeux, sur le pavé, les dos débonnaires des derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les bourgeois de Montsou dormaient encore, la tête dans la plume. À la Direction, on venait de voir Mme Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au travail sans doute, car l’hôtel, clos et muet, semblait mort. Aucune fosse ne se trouvait gardée militairement, c’était l’imprévoyance fatale à l’heure du danger, la bêtise naturelle des catastrophes, tout ce qu’un gouvernement peut commettre de fautes, dès qu’il s’agit d’avoir l’intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se rendre au rendez-vous décidé la veille, dans la forêt.

D’ailleurs, Étienne comprit tout de suite qu’il n’aurait point, là-bas, à Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et le pis était que deux ou trois bandes, déjà en chemin, allaient compromettre la cause, s’il ne se mettait pas quand même à leur tête. Près d’une centaine, partis avant le jour, avaient dû se réfugier sous les hêtres de la forêt, en attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta consulter, haussa les épaules: dix gaillards résolus faisaient plus de besogne qu’une foule; et il se replongea dans un livre ouvert devant lui, il refusa d’en être. Cela menaçait de tourner encore au sentiment, lorsqu’il aurait suffi de brûler Montsou, ce qui était très simple. Comme Étienne sortait par l’allée de la maison, il aperçut Rasseneur assis devant la cheminée de fonte, très pâle, tandis que sa femme, grandie dans son éternelle robe noire, l’invectivait en paroles tranchantes et polies.

Maheu fut d’avis qu’on devait tenir sa parole. Un pareil rendez-vous était sacré. Cependant, la nuit avait calmé leur fièvre à tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il expliquait que leur devoir était de se trouver là-bas, pour maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude approuva d’un signe. Étienne répétait avec complaisance qu’il fallait agir révolutionnairement, sans attenter à la vie des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d’un pain, qu’on lui avait donné la veine, avec une bouteille de genièvre; mais il but coup sur coup trois petits verres, histoire simplement de combattre le froid; même il en emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le vieux Bonnemort, les jambes malades d’avoir trop couru la veille, était resté au lit.

On ne s’en alla point ensemble, par prudence. Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude filèrent de leur côté, obliquant vers Montsou, tandis qu’Étienne se dirigea vers la forêt, où il voulait rejoindre les camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes, parmi lesquelles il reconnut la Brûlé et la Levaque: elles mangeaient en marchant des châtaignes que la Mouquette avait apportées, elles en avalaient les pelures pour que ça leur tint davantage à l’estomac. Mais, dans la forêt, il ne trouva personne, les camarades déjà étaient à Jean-Bart. Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment où Levaque et une centaine d’autres pénétraient sur le carreau. De partout, des mineurs débouchaient, les Maheu par la grande route, les femmes à travers champs, tous débandés, sans chefs, sans armes, coulant naturellement là, ainsi qu’une eau débordée qui suit les pentes. Étienne aperçut Jeanlin, grimpé sur une passerelle, installé comme au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers. On était à peine trois cents.

Il y eut une hésitation, lorsque Deneulin se montra en haut de l’escalier qui conduisait à la recette.

– Que voulez-vous? demanda-t-il d’une voix forte.

Après avoir vu disparaître la calèche, d’où ses filles lui riaient encore, il était revenu à la fosse, repris d’une vague inquiétude. Tout pourtant s’y trouvait en bon ordre, la descente avait eu lieu, l’extraction fonctionnait, et il se rassurait de nouveau, il causait avec le maître porion, lorsqu’on lui avait signalé l’approche des grévistes. Vivement, il s’était posté à une fenêtre du criblage; et, devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait eu la conscience immédiate de son impuissance. Comment défendre ces bâtiments ouverts de toutes parts? À peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. Il était perdu.

– Que voulez-vous? répéta-t-il, blême de colère rentrée, faisant un effort pour accepter courageusement son désastre.

Il y eut des poussées et des grondements dans la foule. Étienne finit par se détacher, en disant:

– Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il faut que le travail cesse partout.

Deneulin le traita carrément d’imbécile.

– Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien, si vous arrêtez le travail chez moi? C’est comme si vous me tiriez un coup de fusil dans le dos, à bout portant… Oui, mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il faudra que vous m’assassiniez d’abord!

Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut retenir Levaque, qui se précipitait, menaçant, pendant qu’Étienne parlementait toujours, cherchant à convaincre Deneulin de la légitimité de leur action révolutionnaire. Mais celui-ci répondait par le droit au travail. D’ailleurs, il refusait de discuter ces bêtises, il voulait être le maître chez lui. Son seul remords était de n’avoir pas là quatre gendarmes pour balayer cette canaille.

– Parfaitement, c’est ma faute, je mérite ce qui m’arrive. Avec des gaillards de votre espèce, il n’y a que la force. C’est comme le gouvernement qui s’imagine vous acheter par des concessions. Vous le flanquerez à bas, voilà tout, quand il vous aura fourni des armes.

Étienne, frémissant, se contenait encore. Il baissa la voix.

– Je vous en prie, monsieur, donnez l’ordre qu’on remonte vos ouvriers. Je ne réponds pas d’être maître de mes camarades. Vous pouvez éviter un malheur.

– Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais? Vous n’êtes pas de mon exploitation, vous n’avez rien à débattre avec moi… Il n’y a que des brigands qui courent ainsi la campagne pour piller les maisons.

Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l’insultaient. Et lui, continuant à leur tenir tête, éprouvait un soulagement, dans cette franchise qui vidait son cœur d’autoritaire. Puisque c’était la ruine de toute façon, il trouvait lâches les platitudes inutiles. Mais leur nombre augmentait toujours, près de cinq cents déjà se ruaient vers la porte, et il allait se faire écharper, lorsque son maître porion le tira violemment en arrière.

– De grâce, Monsieur!… Ça va être un massacre. À quoi bon faire tuer des hommes pour rien?

Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule.

– Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus forts!

On l’emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers de la bande contre l’escalier, dont la rampe fut tordue. C’étaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. La porte céda, tout de suite, une porte sans serrure, fermée simplement au loquet. Mais l’escalier était trop étroit, la cohue, écrasée, n’aurait pu entrer de longtemps, si la queue des assiégeants n’avait pris le parti de passer par les autres ouvertures. Alors, il en déborda de tous côtés, de la baraque, du criblage, du bâtiment des chaudières. En moins de cinq minutes, la fosse entière leur appartint, ils en battaient les trois étages, au milieu d’une fureur de gestes et de cris, emportés dans l’élan de leur victoire sur ce patron qui résistait.

Maheu, effrayé, s’était élancé un des premiers, en disant à Étienne:

– Faut pas qu’ils le tuent!

Celui-ci courait déjà; puis, quand il eut compris que Deneulin s’était barricadé dans la chambre des porions, il répondit:

– Après? est-ce que ce serait de notre faute? Un enragé pareil!

Cependant, il était plein d’inquiétude, trop calme encore pour céder à ce coup de colère. Il souffrait aussi dans son orgueil de chef, en voyant la bande échapper à son autorité, s’enrager en dehors de la froide exécution des volontés du peuple, telle qu’il l’avait prévue. Vainement, il réclamait du sang-froid, il criait qu’on ne devait pas donner raison à leurs ennemis par des actes de destruction inutile.

– Aux chaudières! hurlait la Brûlé. Éteignons les feux!

Levaque, qui avait trouvé une lime, l’agitait comme un poignard, dominant le tumulte d’un cri terrible:

– Coupons les câbles! coupons les câbles!

Tous le répétèrent bientôt, seuls, Étienne et Maheu continuaient à protester, étourdis, parlant dans le tumulte, sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire:

– Mais il y a des hommes au fond, camarades!

Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts.

– Tant pis! fallait pas descendre!… C’est bien fait pour les traîtres!… Oui, oui, qu’ils y restent!… Et puis, ils ont les échelles!

Alors, quand cette idée des échelles les eut fait s’entêter davantage, Étienne comprit qu’il devait céder. Dans la crainte d’un plus grand désastre, il se précipita vers la machine, voulant au moins remonter les cages, pour que les câbles, sciés au-dessus du puits, ne pussent les broyer de leur poids énorme, en tombant sur elles. Le machineur avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il s’empara de la barre de mise en train, il manœuvra, pendant que Levaque et deux autres grimpaient à la charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages étaient à peine fixées sur les verrous qu’on entendit le bruit strident de la lime mordant l’acier. Il se fit un grand silence, ce bruit sembla emplir la fosse entière, tous levaient la tête, regardaient, écoutaient, saisis d’émotion. Au premier rang, Maheu se sentait gagner d’une joie farouche, comme si les dents de la lime les eussent délivrés du malheur, en mangeant le câble d’un de ces trous de misère, où l’on ne descendrait plus.

Mais la Brûlé avait disparu par l’escalier de la baraque, en hurlant toujours:

– Faut renverser les feux! aux chaudières! aux chaudières!

Des femmes la suivaient. La Maheude se hâta pour les empêcher de tout casser, de même que son homme avait voulu raisonner les camarades. Elle était la plus calme, on pouvait exiger son droit, sans faire du dégât chez le monde. Lorsqu’elle entra dans le bâtiment des chaudières, les femmes en chassaient déjà les deux chauffeurs, et la Brûlé, armée d’une grande pelle, accroupie devant un des foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent sur le carreau de briques, où il continuait à brûler avec une fumée noire. Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs. Bientôt, les femmes s’y acharnèrent, la Levaque manœuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se retroussant jusqu’aux cuisses afin de ne pas s’allumer, toutes sanglantes dans le reflet d’incendie, suantes et échevelées de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille montaient, la chaleur ardente gerçait le plafond de la vaste salle.

– Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe.

– Tant mieux! répondit la Brûlé. Ce sera de la besogne faite… Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais payer la mort de mon homme!

À ce moment, on entendit la voix aiguë de Jeanlin.

– Attention! je vas éteindre, moi! je lâche tout!

Entré un des premiers, il avait gambillé au travers de la cohue, enchanté de cette bagarre, cherchant ce qu’il pourrait faire de mal; et l’idée lui était venue de tourner les robinets de décharge, pour lâcher la vapeur. Les jets partirent avec la violence de coups de feu, les cinq chaudières se vidèrent d’un souffle de tempête, sifflant dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le charbon pâlissait, les femmes n’étaient plus que des ombres aux gestes cassés. Seul, l’enfant apparaissait, monté sur la galerie, derrière les tourbillons de buée blanche, l’air ravi, la bouche fendue par la joie d’avoir déchaîné cet ouragan.

Cela dura près d’un quart d’heure. On avait lancé quelques seaux d’eau sur les tas, pour achever de les éteindre: toute menace d’incendie était écartée. Mais la colère de la foule ne tombait pas, fouettée au contraire. Des hommes descendaient avec des marteaux, les femmes elles-mêmes s’armaient de barres de fer; et l’on parlait de crever les générateurs, de briser les machines, de démolir la fosse.

Étienne, prévenu, se hâta d’accourir avec Maheu. Lui-même se grisait, emporté dans cette fièvre chaude de revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d’être calmes, maintenant que les câbles coupés, les feux éteints, les chaudières vidées rendaient le travail impossible. On ne l’écoutait toujours pas, il allait être débordé de nouveau, lorsque des huées s’élevèrent dehors, à une petite porte basse, où débouchait le goyot des échelles.

– À bas les traîtres!… Oh! les sales gueules de lâches!… À bas! à bas!

C’était la sortie des ouvriers du fond qui commençait. Les premiers, aveuglés par le grand jour, restaient là, à battre des paupières. Puis, ils défilèrent, tâchant de gagner la route et de fuir.

– À bas les lâches! à bas les faux frères!

Toute la bande des grévistes était accourue. En moins de trois minutes, il ne resta pas un homme dans les bâtiments, les cinq cents de Montsou se rangèrent sur deux files, pour forcer à passer entre cette double haie ceux de Vandame qui avaient eu la traîtrise de descendre. Et, à chaque nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec les vêtements en loques et la boue noire du travail, les huées redoublaient, des blagues féroces l’accueillaient: oh! celui-là, trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et celui-ci, le nez mangé par les garces du Volcan! et cet autre, dont les yeux pissaient de la cire à fournir dix cathédrales! et cet autre, le grand sans fesses, long comme un carême! Une herscheuse qui déboula, énorme, la gorge dans le ventre et le ventre dans le derrière, souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries s’aggravaient, tournaient à la cruauté, des coups de poing allaient pleuvoir; pendant que le défilé des pauvres diables continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant les coups d’un regard oblique, heureux quand ils pouvaient enfin galoper hors de la fosse.

– Ah çà! combien sont-ils, là-dedans? demanda Étienne.

Il s’étonnait d’en voir sortir toujours, il s’irritait à l’idée qu’il ne s’agissait pas de quelques ouvriers, pressés par la faim, terrorisés par les porions. On lui avait donc menti, dans la forêt? presque tout Jean-Bart était descendu. Mais un cri lui échappa, il se précipita, en apercevant Chaval debout sur le seuil.

– Nom de Dieu! c’est à ce rendez-vous que tu nous fais venir?

Des imprécations éclataient, il y eut une poussée pour se jeter sur le traître. Eh quoi! il avait juré avec eux, la veille, et on le trouvait au fond, en compagnie des autres? C’était donc pour se foutre du monde!

– Enlevez-le! au puits! au puits!

Chaval, blême de peur, bégayait, cherchait à s’expliquer. Mais Étienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la fureur de la bande.

– Tu as voulu en être, tu en seras… Allons! en marche, bougre de mufle!

Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, à son tour, venait de paraître, éblouie dans le clair soleil, effarée de tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cassées des cent deux échelles, les paumes saignantes, elle soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s’élança, la main haute.

– Ah! salope, toi aussi!… Quand ta mère crève de faim, tu la trahis pour ton maquereau!

Maheu retint le bras, empêcha la gifle. Mais il secouait sa fille, il s’enrageait comme sa femme à lui reprocher sa conduite, tous les deux perdant la tête, criant plus fort que les camarades.

La vue de Catherine avait achevé d’exaspérer Étienne. Il répétait:

– En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale cochon!

Chaval eut à peine le temps de reprendre ses sabots à la baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses épaules glacées. Tous l’entraînaient, le forçaient à galoper au milieu d’eux. Éperdue, Catherine remettait également ses sabots, boutonnait à son cou la vieille veste d’homme dont elle se couvrait depuis le froid; et elle courut derrière son galant, elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien sûr.

Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui avait trouvé une corne d’appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s’il avait rassemblé des bœufs. Les femmes, la Brûlé, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache à la main, la manœuvrait ainsi qu’une canne de tambour-major. D’autres camarades arrivaient toujours, on était près de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent débordé. La voie de sortie était trop étroite, des palissades furent rompues.

– Aux fosses! à bas les traîtres! plus de travail!

Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, défendant du geste qu’on le suivît, il visita la fosse. Il était pâle, très calme. D’abord, il s’arrêta devant le puits, leva les yeux, regarda les câbles coupés: les bouts d’acier pendaient inutiles, la morsure de la lime avait laissé une blessure vive, une plaie fraîche qui luisait dans le noir des graisses. Ensuite, il monta à la machine, en contempla la bielle immobile, pareille à l’articulation d’un membre colossal frappé de paralysie, en toucha le métal refroidi déjà, dont le froid lui donna un frisson, comme s’il avait touché un mort. Puis, il descendit aux chaudières, marcha lentement devant les foyers éteints, béants et inondés, tapa du pied sur les générateurs qui sonnèrent le vide. Allons! c’était bien fini, sa ruine s’achevait. Même s’il raccommodait les câbles, s’il rallumait les feux, où trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de grève, il était en faillite. Et, dans cette certitude de son désastre, il n’avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la complicité de tous, une faute générale, séculaire. Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim.

IV. Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée…

Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pâle soleil d’hiver, s’en allait, débordait de la route, au travers des champs de betteraves.

Dès la Fourche-aux-bœufs, Étienne en avait pris le commandement. Sans qu’on s’arrêtât, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tête, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s’avançaient, quelques-unes armées de bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui semblaient chercher au loin la cité de justice promise; la Brûlé, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s’élargissait, hérissée de barres de fer, dominée par l’unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Étienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu’il forçait à marcher devant lui; tandis que Maheu, derrière, l’air sombre, lançait des coups d’œil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s’obstinant à trotter près de son amant, pour qu’on ne lui fit pas de mal. Des têtes nues s’échevelaient au grand air, on n’entendait que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin.

Mais, tout de suite, un nouveau cri s’éleva.

– Du pain! du pain! du pain!

Il était midi, la faim des six semaines de grève s’éveillait dans les ventres vides, fouettée par cette course en plein champ. Les croûtes rares du matin, les quelques châtaignes de la Mouquette étaient loin déjà; et les estomacs criaient, et cette souffrance s’ajoutait à la rage contre les traîtres.

– Aux fosses! plus de travail! du pain!

Étienne, qui avait refusé de manger sa part, au coron, éprouvait dans la poitrine une sensation insupportable d’arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d’un geste machinal, il prenait sa gourde de temps à autre, il avalait une gorgée de genièvre, si frissonnant, qu’il croyait avoir besoin de ça pour aller jusqu’au bout. Ses joues s’échauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il gardait sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles.

Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s’était joint à la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant:

– À Gaston-Marie! faut arrêter la pompe! faut que les eaux démolissent Jean-Bart!

La foule entraînée tournait déjà, malgré les protestations d’Étienne, qui les suppliait de laisser épuiser les eaux. À quoi bon détruire les galeries? cela révoltait son cœur d’ouvrier, malgré son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s’en prendre à une machine. Mais le haveur lançait toujours son cri de vengeance, et il fallut qu’Étienne criât plus fort:

– À Mirou! il y a des traîtres au fond!… À Mirou! à Mirou!

D’un geste, il avait refoulé la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tête, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, était sauvé.

Et les quatre kilomètres qui les séparaient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, à travers la plaine interminable. Le canal, de ce côté, la coupait d’un long ruban de glace. Seuls, les arbres dépouillés des berges, changés par la gelée en candélabres géants, en rompaient l’uniformité plate, prolongée et perdue, dans le ciel de l’horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c’était l’immensité nue.

Ils arrivaient à la fosse, lorsqu’ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient fort bien le père Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle santé dans les mines.

– Qu’est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux? cria-t-il. La bande s’arrêta. Ce n’était plus un patron, c’était un camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier.

– Il y a des hommes au fond, dit Étienne. Fais-les sortir.

– Oui, il y a des hommes, reprit le père Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, méchants bougres!… Mais je vous préviens qu’il n’en sortira pas un, ou que vous aurez affaire à moi!

Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancèrent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant.

Alors, Maheu voulut intervenir.

– Vieux, c’est notre droit, comment arriverons-nous à ce que la grève soit générale, si nous ne forçons pas les camarades à être avec nous?

Le vieux demeura un moment muet. Évidemment, son ignorance en matière de coalition égalait celle du haveur. Enfin, il répondit:

– C’est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne… Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu’à trois heures, et ils y resteront jusqu’à trois heures.

Les derniers mots se perdirent dans des huées. On le menaçait du poing, déjà les femmes l’assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude à la face. Mais il tenait bon, la tête haute, avec sa barbiche et ses cheveux d’un blanc de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu’on l’entendait distinctement, par-dessus le vacarme.

– Nom de Dieu! vous ne passerez pas!… Aussi vrai que le soleil nous éclaire, j’aime mieux crever que de laisser toucher aux câbles… Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous!

Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. Lui, continuait:

– Quel est le cochon qui ne comprend pas ça?… Moi, je ne suis qu’un ouvrier comme vous autres. On m’a dit de garder, je garde.

Et son intelligence n’allait pas plus loin, au père Quandieu, raidi dans son entêtement du devoir militaire, le crâne étroit, l’œil éteint par la tristesse noire d’un demi-siècle de fond. Les camarades le regardaient, remués, ayant quelque part en eux l’écho de ce qu’il leur disait, cette obéissance du soldat, la fraternité et la résignation dans le danger. Il crut qu’ils hésitaient encore, il répéta:

– Je me fous dans le puits devant vous!

Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient tourné le dos, la galopade reprenait sur la route droite, filant à l’infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris s’élevaient:

– À Madeleine! à Crèvecœur! plus de travail! du pain, du pain!

Mais, au centre, dans l’élan de la marche, une bousculade avait lieu. C’était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l’histoire pour s’échapper. Étienne venait de l’empoigner par un bras, en menaçant de lui casser les reins, s’il méditait quelque traîtrise. Et l’autre se débattait, protestait rageusement:

– Pourquoi tout ça? est-ce qu’on n’est plus libre?… Moi, je gèle depuis une heure, j’ai besoin de me débarbouiller. Lâche-moi!

Il souffrait en effet du charbon collé à sa peau par la sueur, et son tricot ne le protégeait guère.

– File, ou c’est nous qui te débarbouillerons, répondait Étienne. Fallait pas renchérir en demandant du sang.

On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. Cela le désespérait, de la sentir près de lui, si misérable, grelottante sous sa vieille veste d’homme, avec sa culotte boueuse. Elle devait être morte de fatigue, elle courait tout de même pourtant.

– Tu peux t’en aller, toi, dit-il enfin.

Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant ceux d’Étienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche. Et elle ne s’arrêtait point. Pourquoi voulait-il qu’elle abandonnât son homme? Chaval n’était guère gentil, bien sûr; même il la battait, des fois. Mais c’était son homme, celui qui l’avait eue le premier; et cela l’enrageait qu’on se jetât à plus de mille contre lui. Elle l’aurait défendu, sans tendresse, pour l’orgueil.

– Va-t’en! répéta violemment Maheu.

Cet ordre de son père ralentit un instant sa course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupières. Puis, malgré sa peur, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa.

La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce côté, des cheminées d’usine rayaient l’horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussiéreuses, défilaient le long du pavé. On passa coup sur coup près des maisons basses de deux corons, celui des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et, de chacun, à l’appel de la corne, à la clameur jetée par toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant à la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on était bien quinze cents. La route dévalait en pente douce, le flot grondant des grévistes dut tourner le terri, avant de se répandre sur le carreau de la mine.

À ce moment, il n’était guère plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hâter la remonte; et, comme la bande arrivait, la sortie s’achevait, il restait au fond une vingtaine d’hommes, qui débarquèrent de la cage. Ils s’enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse à l’homme sauva le matériel, on ne toucha ni aux câbles ni aux chaudières. Déjà le flot s’éloignait, roulait sur la fosse voisine.

Celle-ci, Crèvecœur, ne se trouvait qu’à cinq cents mètres de Madeleine.

Là, également, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettée par les femmes, la culotte fendue, les fesses à l’air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauvèrent, les côtes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette férocité croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie détraquait toutes les têtes, les cris continuaient, s’étranglaient, la mort des traîtres, la haine du travail mal payé, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit à couper les câbles, mais la lime ne mordait pas, c’était trop long, maintenant qu’on avait la fièvre d’aller en avant, toujours en avant. Aux chaudières, un robinet fut cassé; tandis que l’eau, jetée à pleins seaux dans les foyers, faisait éclater les grilles de fonte.

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30 avgust 2016
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