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Robinson Crusoe. I

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LES OSSEMENTS

Pendant que ces réflexions roulaient en mon esprit, je rendais grâce au Ciel de ce que j'avais été assez heureux pour ne pas me trouver alors dans ces environs, et pour qu'ils n'eussent pas apperçu mon embarcation; car ils en auraient certainement conclu qu'il y avait des habitants en cette place, ce qui peut-être aurait pu les porter à pousser leurs recherches jusqu'à moi. – Puis de terribles pensées assaillaient mon esprit: j'imaginais qu'ayant découvert mon bateau et reconnu par là que l'île était habitée, ils reviendraient assurément en plus grand nombre, et me dévoreraient; que, s'il advenait que je pusse me soustraire, toutefois ils trouveraient mon enclos, détruiraient tout mon blé, emmèneraient tout mon troupeau de chèvres: ce qui me condamnerait à mourir de faim.

La crainte bannissait ainsi de mon âme tout mon religieux espoir, toute ma première confiance en Dieu, fondée sur la merveilleuse expérience que j'avais faite de sa bonté; comme si Celui qui jusqu'à cette heure m'avait nourri miraculeusement n'avait pas la puissance de me conserver les biens que sa libéralité avait amassés pour moi. Dans cette inquiétude, je me reprochai de n'avoir semé du blé que pour un an, que juste ce dont j'avais besoin jusqu'à la saison prochaine, comme s'il ne pouvait point arriver un accident qui détruisît ma moisson en herbe; et je trouvai ce reproche si mérité que je résolus d'avoir à l'avenir deux ou trois années de blé devant moi, pour n'être pas, quoi qu'il pût advenir, réduit à périr faute de pain.

Quelle œuvre étrange et bizarre de la Providence que la vie de l'homme! Par combien de voies secrètes et contraires les circonstances diverses ne précipitent-elles pas nos affections! Aujourd'hui nous aimons ce que demain nous haïrons; aujourd'hui nous recherchons ce que nous fuirons demain; aujourd'hui nous désirons ce qui demain nous fera peur, je dirai même trembler à la seule appréhension! J'étais alors un vivant et manifeste exemple de cette vérité; car moi, dont la seule affliction était de me voir banni de la société humaine, seul, entouré par le vaste Océan, retranché de l'humanité et condamné à ce que j'appelais une vie silencieuse; moi qui étais un homme que le Ciel jugeait indigne d'être compté parmi les vivants et de figurer parmi le reste de ses créatures; moi pour qui la vue d'un être de mon espèce aurait semblé un retour de la mort à la vie, et la plus grande bénédiction qu'après ma félicité éternelle le Ciel lui-même pût m'accorder; moi, dis-je, je tremblais à la seule idée de voir un homme, et j'étais près de m'enfoncer sous terre à cette ombre, à cette apparence muette qu'un homme avait mis le pied dans l'île!

Voilà les vicissitudes de la vie humaine, voilà ce qui me donna de nombreux et de curieux sujets de méditation quand je fus un peu revenu de ma première stupeur. – Je considérai alors que c'était l'infiniment sage et bonne providence de Dieu qui m'avait condamné à cet état de vie; qu'incapable de pénétrer les desseins de la sagesse divine à mon égard, je ne pouvais pas décliner la souveraineté d'un Être qui, comme mon Créateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de moi à son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciaire de me condamner, moi, sa créature, qui l'avais offensé, au châtiment qu'il jugeait convenable; et que je devais me résigner à supporter sa colère, puisque j'avais péché contre lui.

Puis je fis réflexion que Dieu, non-seulement équitable, mais tout puissant, pouvait me délivrer de même qu'il m'avait puni et affligé quand il l'avait jugé convenable, et que, s'il ne jugeait pas convenable de le faire, mon devoir était de me résigner entièrement et absolument à sa volonté. D'ailleurs, il était aussi de mon devoir d'espérer en lui, de l'implorer, et de me laisser aller tranquillement aux mouvements et aux inspirations de sa providence de chaque jour.

Ces pensées m'occupèrent des heures, des jours, je puis dire même des semaines et des mois, et je n'en saurais omettre cet effet particulier: un matin, de très-bonne heure, étant couché dans mon lit, l'âme préoccupée de la dangereuse apparition des Sauvages, je me trouvais dans un profond abattement, quand tout-à-coup me revinrent en l'esprit ces paroles de la Sainte Écriture: – «Invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras.»

Là-dessus je me levai, non-seulement le cœur empli de joie et de courage, mais porté à prier Dieu avec ferveur pour ma délivrance. Lorsque j'eus achevé ma prière, je pris ma Bible, et, en l'ouvrant, le premier passage qui s'offrit à ma vue fut celui-ci: – «Sers le Seigneur, et aie bon courage, et il fortifiera ton cœur; sers, dis-je, le Seigneur.» – Il serait impossible d'exprimer combien ces paroles me réconfortèrent. Plein de reconnaissance, je posai le livre, et je ne fus plus triste au moins à ce sujet.

Au milieu de ces pensées, de ces appréhensions et de ces méditations, il me vint un jour en l'esprit que je m'étais créé des chimères, et que le vestige de ce pas pouvait bien être une empreinte faite sur le rivage par mon propre pied en me rendant à ma pirogue. Cette idée contribua aussi à me ranimer: je commençai à me persuader que ce n'était qu'une illusion, et que ce pas était réellement le mien. N'avais-je pas pu prendre ce chemin, soit en allant à ma pirogue soit en revenant? D'ailleurs je reconnus qu'il me serait impossible de me rappeler si cette route était ou n'était pas celle que j'avais prise; et je compris que, si cette marque était bien celle de mon pied, j'avais joué le rôle de ces fous qui s'évertuent à faire des histoires de spectres et d'apparitions dont ils finissent eux-mêmes par être plus effrayés que tout autre.

Je repris donc courage, et je regardai dehors en tapinois. N'étant pas sorti de mon château depuis trois jours et trois nuits, je commençais à languir de besoin: je n'avais plus chez moi que quelques biscuits d'orge et de l'eau. Je songeai alors que mes chèvres avaient grand besoin que je les trayasse, – ce qui était ordinairement ma récréation du soir, – et que les pauvres bêtes devaient avoir bien souffert de cet abandon. Au fait quelques-unes s'en trouvèrent fort incommodées: leur lait avait tari.

Raffermi par la croyance que ce n'était rien que le vestige de l'un de mes propres pieds, – je pouvais donc dire avec vérité que j'avais eu peur de mon ombre, – je me risquai à sortir et j'allai à ma maison des champs pour traire mon troupeau; mais, à voir avec quelle peur j'avançais, regardant souvent derrière moi, près à chaque instant de laisser là ma corbeille et de m'enfuir pour sauver ma vie, on m'aurait pris pour un homme troublé par une mauvaise conscience, ou sous le coup d'un horrible effroi: ce qui, au fait, était vrai.

Toutefois, ayant fait ainsi cette course pendant deux ou trois jours, je m'enhardis et me confirmai dans le sentiment que j'avais été dupe de mon imagination. Je ne pouvais cependant me le persuader complètement avant de retourner au rivage, avant de revoir l'empreinte de ce pas, de le mesurer avec le mien, de m'assurer s'il avait quelque similitude ou quelque conformité, afin que je pusse être convaincu que c'était bien là mon pied. Mais quand j'arrivai au lieu même, je reconnus qu'évidemment, lorsque j'avais abrité ma pirogue, je n'avais pu passer par là ni aux environs. Bien plus, lorsque j'en vins à mesurer la marque, je trouvai qu'elle était de beaucoup plus large que mon pied. Ce double désappointement remplit ma tête de nouvelles imaginations et mon cœur de la plus profonde mélancolie. Un frisson me saisit comme si j'eusse eu la fièvre, et je m'en retournai chez moi, plein de l'idée qu'un homme ou des hommes étaient descendus sur ce rivage, ou que l'île était habitée, et que je pouvais être pris à l'improviste. Mais que faire pour ma sécurité? je ne savais.

Oh! quelles absurdes résolutions prend un homme quand il est possédé de la peur! Elle lui ôte l'usage des moyens de salut que lui offre la raison. La première chose que je me proposai fut de jeter à bas mes clôtures, de rendre à la vie sauvage des bois mon bétail apprivoisé, de peur que l'ennemi, venant à le découvrir, ne se prît à fréquenter l'île, dans l'espoir de trouver un semblable butin. Il va sans dire qu'après cela je devais bouleverser mes deux champs de blé, pour qu'il ne fût point attiré par cet appât, et démolir ma tonnelle et ma tente afin qu'il ne pût trouver nul vestige de mon habitation qui l'eût excité à pousser ses recherches, dans l'espoir de rencontrer les habitants de l'île.

Ce fut là le sujet de mes réflexions pendant la nuit qui suivit mon retour à la maison, quand les appréhensions qui s'étaient emparées de mon esprit étaient encore dans toute leur force, ainsi que les vapeurs de mon cerveau. La crainte du danger est dix mille fois plus effrayante que le danger lui-même, et nous trouvons le poids de l'anxiété plus lourd de beaucoup que le mal que nous redoutons. Mais le pire dans tout cela, c'est que dans mon trouble je ne tirais plus aucun secours de la résignation. J'étais semblable à Saül, qui se plaignait non-seulement de ce que les Philistins étaient sur lui, mais que Dieu l'avait abandonné; je n'employais plus les moyens propres à rasséréner mon âme en criant à Dieu dans ma détresse, et en me reposant pour ma défense et mon Salut sur sa providence, comme j'avais fait auparavant. Si je l'avais fait, j'aurais au moins supporté plus courageusement cette nouvelle alarme, et peut-être l'aurais-je bravée avec plus de résolution.

Ce trouble de mes pensées me tint éveillé toute la nuit, mais je m'endormis dans la matinée. La fatigue de mon âme et l'épuisement de mes esprits me procurèrent un sommeil très-profond, et je me réveillai beaucoup plus calme. Je commençai alors à raisonner de sens rassis, et, après un long débat avec moi-même, je conclus que cette île, si agréable, si fertile et si proche de la terre ferme que j'avais vue, n'était pas aussi abandonnée que je l'avais cru; qu'à la vérité il n'y avait point d'habitants fixes qui vécussent sur ce rivage, mais qu'assurément des embarcations y venaient quelquefois du continent, soit avec dessein, soit poussées par les vents contraires.

 

Ayant vécu quinze années dans ce lieu, et n'ayant point encore rencontré l'ombre d'une créature humaine, il était donc probable que si quelquefois on relâchait à cette île, on se rembarquait aussi tôt que possible, puisqu'on ne l'avait point jugée propre à s'y établir jusque alors.

Le plus grand danger que j'avais à redouter c'était donc une semblable descente accidentelle des gens de la terre ferme, qui, selon toute apparence, abordant à cette île contre leur gré, s'en éloignaient avec toute la hâte possible, et n'y passaient que rarement la nuit pour attendre le retour du jour et de la marée. Ainsi je n'avais rien autre à faire qu'à me ménager une retraite sûre pour le cas où je verrais prendre terre à des Sauvages.

Je commençai alors à me repentir d'avoir creusé ma grotte, et de lui avoir donné une issue qui aboutissait, comme je l'ai dit, au-delà de l'endroit où ma fortification joignait le rocher. Après mûre délibération, je résolus de me faire un second retranchement en demi-cercle, à quelque distance de ma muraille, juste où douze ans auparavant j'avais planté un double rang d'arbres dont il a été fait mention. Ces arbres avaient été placés si près les uns des autres qu'il n'était besoin que d'enfoncer entre eux quelques poteaux pour en faire aussitôt une muraille épaisse et forte.

EMBUSCADE

De cette manière j'eus un double rempart: celui du dehors était renforcé de pièces de charpente, de vieux câbles, et de tout ce que j'avais jugé propre à le consolider, et percé de sept meurtrières assez larges pour passer le bras. Du côté extérieur je l'épaissis de dix pieds, en amoncelant contre toute la terre que j'extrayais de ma grotte, et en piétinant dessus. Dans les sept meurtrières j'imaginai de placer les mousquets que j'ai dit avoir sauvés du navire au nombre de sept, et de les monter en guise de canons sur des espèces d'affûts; de sorte que je pouvais en deux minutes faire feu de toute mon artillerie. Je fus plusieurs grands mois à achever ce rempart, et cependant je ne me crus point en sûreté qu'il ne fût fini.

Cet ouvrage terminé, pour le masquer, je fichai dans tout le terrain environnant des bâtons ou des pieux de ce bois semblable à l'osier qui croissait si facilement. Je crois que j'en plantai bien près de vingt mille, tout en réservant entre eux et mon rempart une assez grande esplanade pour découvrir l'ennemi et pour qu'il ne pût, à la faveur de ces jeunes arbres, si toutefois il le tentait, se glisser jusqu'au pied de ma muraille extérieure.

Au bout de deux ans j'eus un fourré épais, et au bout de cinq ou six ans j'eus devant ma demeure un bocage qui avait crû si prodigieusement dru et fort, qu'il était vraiment impénétrable. Âme qui vive ne se serait jamais imaginé qu'il y eût quelque chose par derrière, et surtout une habitation. Comme je ne m'étais point réservé d'avenue, je me servais pour entrer et sortir de deux échelles: avec la première je montais à un endroit peu élevé du rocher, où il y avait place pour poser la seconde; et quand je les avais retirées toutes les deux, il était de toute impossibilité à un homme de venir à moi sans se blesser; et quand même il eût pu y parvenir, il se serait encore trouvé au-delà de ma muraille extérieure.

C'est ainsi que je pris pour ma propre conservation toutes les mesures que la prudence humaine pouvait me suggérer, et l'on verra par la suite qu'elles n'étaient pas entièrement dénuées de justes raisons. Je ne prévoyais rien alors cependant qui ne me fût soufflé par la peur.

Durant ces travaux je n'étais pas tout-à-fait insouciant de mes autres affaires; je m'intéressais surtout à mon petit troupeau de chèvres, qui non-seulement suppléait à mes besoins présents et commençait à me suffire, sans aucune dépense de poudre et de plomb, mais encore m'exemptait des fatigues de la chasse. Je ne me souciais nullement de perdre de pareils avantages et de rassembler un troupeau sur de nouveaux frais.

Après de longues considérations à ce sujet, je ne pus trouver que deux moyens de le préserver: le premier était de chercher quelque autre emplacement convenable pour creuser une caverne sous terre, où je l'enfermerais toutes les nuits; et le second d'enclorre deux ou trois petits terrains éloignés les uns des autres et aussi cachés que possible, dans chacun desquels je pusse parquer une demi-douzaine de chèvres; afin que, s'il advenait quelque désastre au troupeau principal, je pusse le rétablir en peu de temps et avec peu de peine. Quoique ce dernier dessein demandât beaucoup de temps et de travail, il me parut le plus raisonnable.

En conséquence j'employai quelques jours à parcourir les parties les plus retirées de l'île, et je fis choix d'un lieu aussi caché que je le désirais. C'était un petit terrain humide au milieu de ces bois épais et profonds où, comme je l'ai dit, j'avais failli à me perdre autrefois en essayant à les traverser pour revenir de la côte orientale de l'île. Il y avait là une clairière de près de trois acres, si bien entourée de bois que c'était presque un enclos naturel, qui, pour son achèvement, n'exigeait donc pas autant de travail que les premiers, que j'avais faits si péniblement.

Je me mis aussitôt à l'ouvrage, et en moins d'un mois j'eus si bien enfermé cette pièce de terre, que mon troupeau ou ma harde, appelez-le comme il vous plaira, qui dès lors n'était plus sauvage, pouvait s'y trouver assez bien en sûreté. J'y conduisis sans plus de délai dix chèvres et deux boucs; après quoi je continuai à perfectionner cette clôture jusqu'à ce qu'elle fût aussi solide que l'autre. Toutefois, comme je la fis plus à loisir, elle m'emporta beaucoup plus de temps.

La seule rencontre d'un vestige de pied d'homme me coûta tout ce travail: je n'avais point encore apperçu de créature humaine; et voici que depuis deux ans je vivais dans des transes qui rendaient ma vie beaucoup moins confortable qu'auparavant, et que peuvent seuls imaginer ceux qui savent ce que c'est que d'être perpétuellement dans les réseaux de la peur. Je remarquerai ici avec chagrin que les troubles de mon esprit influaient extrêmement sur mes soins religieux; car, la crainte et la frayeur de tomber entre les mains des Sauvages et des cannibales accablaient tellement mon cœur, que je me trouvais rarement en état de m'adresser à mon Créateur, au moins avec ce calme rassis et cette résignation d'âme qui m'avaient été habituels. Je ne priais Dieu que dans un grand abattement et dans une douloureuse oppression, j'étais plein de l'imminence du péril, je m'attendais chaque soir, à être massacré et dévoré avant la fin de la nuit. Je puis affirmer par ma propre expérience qu'un cœur rempli de paix, de reconnaissance, d'amour et d'affection, est beaucoup plus propre à la prière qu'un cœur plein de terreur et de confusion; et que, sous la crainte d'un malheur prochain, un homme n'est pas plus capable d'accomplir ses devoirs envers Dieu qu'il n'est capable de repentance sur le lit de mort. Les troubles affectant l'esprit comme les souffrances affectent le corps, ils doivent être nécessairement un aussi grand empêchement que les maladies: prier Dieu est purement un acte de l'esprit.

Mais poursuivons. – Après avoir mis en sûreté une partie de ma petite provision vivante, je parcourus toute l'île pour chercher un autre lieu secret propre à recevoir un pareil dépôt. Un jour, m'avançant vers la pointe occidentale de l'île plus que je ne l'avais jamais fait et promenant mes regards sur la mer, je crus appercevoir une embarcation qui voguait à une grande distance. J'avais trouvé une ou deux lunettes d'approche dans un des coffres de matelot que j'avais sauvés de notre navire, mais je ne les avais point sur moi, et l'objet était si éloigné que je ne pus le distinguer, quoique j'y tinsse mes yeux attachés jusqu'à ce qu'ils fussent incapables de regarder plus long-temps. Était-ce ou n'était-ce pas un bateau? je ne sais; mais en descendant de la colline où j'étais monté, je perdis l'objet de vue et n'y songeai plus; seulement je pris la résolution de ne plus sortir sans une lunette dans ma poche.

Quand je fus arrivé au bas de la colline, à l'extrémité de l'île, où vraiment je n'étais jamais allé, je fus tout aussitôt convaincu qu'un vestige de pied d'homme n'était pas une chose aussi étrange en ce lieu que je l'imaginais. – Si par une providence spéciale je n'avais pas été jeté sur le côté de l'île où les Sauvages ne venaient jamais, il m'aurait été facile de savoir que rien n'était plus ordinaire aux canots du continent, quand il leur advenait de s'éloigner un peu trop en haute mer, de relâcher à cette portion de mon île; en outre, que souvent ces Sauvages se rencontraient dans leurs pirogues, se livraient des combats, et que les vainqueurs menaient leurs prisonniers sur ce rivage, où suivant l'horrible coutume cannibale, ils les tuaient et s'en repaissaient, ainsi qu'on le verra plus tard.

Quand je fus descendu de la colline, à la pointe Sud-Ouest de l'île, comme je le disais tout-à-l'heure, je fus profondément atterré. Il me serait impossible d'exprimer l'horreur qui s'empara de mon âme à l'aspect du rivage, jonché de crânes, de mains, de pieds et autres ossements. Je remarquai surtout une place où l'on avait fait du feu, et un banc creusé en rond dans la terre, comme l'arène d'un combat de coqs, où sans doute ces misérables Sauvages s'étaient placés pour leur atroce festin de chair humaine.

Je fus si stupéfié à cette vue qu'elle suspendit pour quelque temps l'idée de mes propres dangers: toutes mes appréhensions étaient étouffées sous les impressions que me donnaient un tel abyme d'infernale brutalité et l'horreur d'une telle dégradation de la nature humaine. J'avais bien souvent entendu parler de cela, mais jusque-là je n'avais jamais été si près de cet horrible spectacle. J'en détournai la face, mon cœur se souleva, et je serais tombé en faiblesse si la nature ne m'avait soulagé aussitôt par un violent vomissement. Revenu à moi-même, je ne pus rester plus long-temps en ce lieu; je remontai en toute hâte sur la colline, et je me dirigeai vers ma demeure.

Quand je me fus un peu éloigné de cette partie de l'île, je m'arrêtai tout court comme anéanti. En recouvrant mes sens, dans toute l'affection de mon âme, je levai au Ciel mes yeux pleins de larmes, et je remerciai Dieu de ce qu'il m'avait fait naître dans une partie du monde étrangère à d'aussi abominables créatures, et de ce que dans ma condition, que j'avais estimée si misérable, il m'avait donné tant de consolations que je devais plutôt l'en remercier que m'en plaindre; et par-dessus tout de ce que dans mon infortune même j'avais été réconforté par sa connaissance et par l'espoir de ses bénédictions: félicité qui compensait et au-delà toutes les misères que j'avais souffertes et que je pouvais souffrir encore.

Plein de ces sentiments de gratitude, je revins à mon château, et je commençai à être beaucoup plus tranquille sur ma position que je ne l'avais jamais été; car je remarquai que ces misérables ne venaient jamais dans l'île à la recherche de quelque butin, n'ayant ni besoin ni souci de ce qu'elle pouvait renfermer, et ne s'attendant pas à y trouver quelque chose, après avoir plusieurs fois, sans doute, exploré la partie couverte et boisée sans y rien découvrir à leur convenance. – J'avais été plus de dix-huit ans sans rencontrer le moindre vestige d'une créature humaine. Retiré comme je l'étais alors, je pouvais bien encore en passer dix-huit autres, si je ne me trahissais moi-même, ce que je pouvais facilement éviter. Ma seule affaire était donc de me tenir toujours parfaitement caché où j'étais, à moins que je ne vinsse à trouver des hommes meilleurs que l'espèce cannibale, des hommes auxquels je pourrais me faire connaître.

Toutefois je conçus une telle horreur de ces exécrables Sauvages et de leur atroce coutume de se manger les uns les autres, de s'entre-dévorer, que je restai sombre et pensif, et me séquestrai dans mon propre district durant au moins deux ans. Quand je dis mon propre district, j'entends par cela mes trois plantations: mon château, ma maison de campagne, que j'appelais ma tonnelle, et mes parcs dans les bois, où je n'allais absolument que pour mes chèvres; car l'aversion que la nature me donnait pour ces abominables Sauvages était telle que je redoutais leur vue autant que celle du diable. Je ne visitai pas une seule fois ma pirogue pendant tout ce temps, mais je commençai de songer à m'en faire une autre; car je n'aurais pas voulu tenter de naviguer autour de l'île pour ramener cette embarcation dans mes parages, de peur d'être rencontré en mer par quelques Sauvages: je savais trop bien quel aurait été mon sort si j'eusse eu le malheur de tomber entre leurs mains.

 

Le temps néanmoins et l'assurance où j'étais de ne courir aucun risque d'être découvert dissipèrent mon anxiété, et je recommençai à vivre tranquillement, avec cette différence que j'usais de plus de précautions, que j'avais l'œil plus au guet, et que j'évitais de tirer mon mousquet, de peur d'être entendu des Sauvages s'il s'en trouvait dans l'île.