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Le capitaine Paul

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Chapitre IV

Six mois après les événements que nous venons de raconter, et dans les premiers jours du printemps de 1778, une chaise de poste, dont les roues et les caisses couvertes de poussière et de boue attestaient la longue route qu'elle venait de faire, s'acheminait lentement, quoique attelée de deux vigoureux chevaux, sur la route de Vannes à Auray.

Le voyageur qu'elle conduisait, et qui était rudement secoué dans les ornières d'un chemin vicinal, était notre ancienne connaissance, le jeune comte Emmanuel, que nous avons vu ouvrir la scène sur la jetée de Port-Louis. Il arrivait de Paris en toute hâte et regagnait l'ancien château de sa famille, sur laquelle le moment est venu de donner quelques détails plus précis et plus circonstanciés.

Le comte Emmanuel d'Auray était d'une des plus anciennes maisons de la Bretagne. Un de ses aïeux avait suivi saint Louis en Terre- Sainte, et, depuis ce temps, le nom dont il était le dernier héritier s'était constamment mêlé, dans ses victoires et dans ses défaites, à l'histoire de notre monarchie: le marquis d'Auray, son père, chevalier de Saint-Louis, commandeur de Saint-Michel et grand-croix de l'ordre du Saint-Esprit, jouissait, à la cour du roi Louis XV, où il occupait le grade de maître de camp, de la haute position que lui avaient faite sa naissance, sa fortune et son mérite personnel. Cette position s'était encore augmentée, comme influence, de son mariage avec mademoiselle de Sablé, qui ne lui cédait en rien sous le rapport de la famille et du crédit; de sorte qu'une brillante carrière était ouverte à l'ambition des jeunes époux, lorsque après cinq ans de mariage le bruit se répandit tout à coup à la cour que le marquis d'Auray était devenu fou pendant un voyage dans ses terres.

On fut longtemps sans croire à cette nouvelle: enfin l'hiver arriva sans que lui ni sa femme reparussent à Versailles. Un an encore sa charge resta vacante, car le roi, espérant toujours qu'il reprendrait sa raison, refusait d'en disposer; mais un second hiver se passa sans que la marquise même revînt faire sa cour à la reine. On oublie vite en France; l'absence est une maladie de langueur à laquelle les plus grands noms succombent dans un espace plus ou moins long. Le linceul de l'indifférence s'étendit peu à peu sur cette famille, renfermée dans son vieux château comme dans une tombe, et dont on n'entendait retentir la voix ni pour solliciter ni pour se plaindre. Les généalogistes seulement avaient enregistré la naissance d'un fils et d'une fille; aucun autre enfant ne naquit de la suite de cette union; les d'Auray continuèrent donc de figurer de nom parmi la noblesse de France mais ne s'étant mêlés depuis vingt ans ni aux intrigues d'alcôve ni aux affaires politiques, n'ayant pris parti ni pour la Pompadour ni pour la Dubarry, n'ayant marqué ni dans les victoires du maréchal de Broglie ni dans les défaites du comte de Clermont, n'ayant plus enfin son écho, ils avaient été personnellement tout à fait oubliés.

Cependant le vieux nom des seigneurs d'Auray avait été prononcé deux fois à la cour, mais sans retentissement aucun: la première, lorsque le jeune comte Emmanuel avait été reçu, en 1769, au nombre des pages de Sa Majesté Louis XV; la seconde, lorsqu'il était, en sortant de pagerie, entré dans les mousquetaires du jeune roi Louis XVI. Il avait connu un baron de Lectoure, quelque peu parent de monsieur de Maurepas, qui lui voulait du bien et qui jouissait d'une assez grande influence sur le ministre. Emmanuel avait été présenté chez ce vieux courtisan, qui, ayant appris que le comte d'Auray avait une soeur, laissa tomber un jour quelques mots sur la possibilité d'une union entre les deux familles. Emmanuel, jeune, plein d'ambition, ennuyé de se débattre derrière le voile qui recouvrait son nom, avait vu dans ce mariage un moyen de reprendre à la cour la position que son père avait occupée sous le feu roi, et en avait saisi la première ouverture avec empressement. Monsieur de Lectoure, de son côté, sous prétexte de resserrer par la fraternité les liens qui l'unissaient déjà au jeune comte, y avait mis une instance d'autant plus flatteuse pour Emmanuel, que l'homme qui demandait la main de sa soeur ne l'avait jamais vue. La marquise d'Auray, de son côté, avait adopté avec joie cette combinaison qui rouvrait à son fils le chemin de la faveur, de sorte que le mariage était arrêté, sinon entre les deux jeunes gens, du moins entre les deux familles, et qu'Emmanuel, précédant le fiancé de trois ou quatre jours seulement, venait annoncer à sa mère que tout était terminé selon son désir. Quant à Marguerite, la future épouse, on s'était contenté de lui faire part de la résolution prise, sans lui demander son consentement, et à peu près comme on signifie au coupable le jugement qui le condamne à mort.

C'était donc bercé des rêves brillants de son élévation future, et caressant dans son esprit les projets d'ambition les plus élevés, que le jeune comte Emmanuel rentra au sombre château de sa famille, dont les tourelles féodales, les murailles noires, les cours herbeuses formaient un contraste si tranché avec les espérances dorées qu'il renfermait pour lui. Ce château était à une lieue et demie de toute habitation. Une de ses façades dominait cette partie de l'Océan à laquelle ses vagues, éternellement battues par la tempête, ont fait donner le nom de la mer Sauvage. L'autre s'étendait sur un parc immense, qui, abandonné depuis vingt ans aux caprices de sa végétation, était devenu une véritable forêt. Quant aux appartements, ils étaient restés continuellement fermés, à l'exception de ceux habités par la famille; et leur ameublement, renouvelé sous Louis XIV, avait conservé, grâce aux soins d'un nombreux domestique, un aspect riche et aristocratique que commençaient à perdre les meubles modernes, plus élégants, mais aussi moins grandioses, qui sortaient des ateliers de Boulle, le tapissier breveté de la cour.

Ce fut dans une de ces chambres aux grandes moulures, à la cheminée sculptée et au plafond à fresque, que le comte Emmanuel entra en descendant de voiture, si pressé d'apprendre à sa mère les heureuses nouvelles qu'il apportait, que, sans prendre le temps de changer d'habits, il jeta sur une table son chapeau, ses gants, ses pistolets de voyage, et ordonna à un vieux domestique d'aller prévenir la marquise de son arrivée, et de lui demander sa volonté pour qu'il se présentât chez elle ou qu'il l'attendit dans sa chambre; car tel était dans cette vieille famille le respect des parents, que le fils, après une absence de cinq mois, n'osait pas se présenter devant sa mère sans consulter auparavant sa convenance. Quant au marquis d'Auray, à peine ses enfants se rappelaient l'avoir vu deux ou trois fois, et presque à la dérobée, car sa folie était, disait-on, de celles que certains objets irritent, et on les avait toujours éloignés de lui avec le plus grand soin.

La marquise seule, modèle au reste des vertus conjugales, était restée auprès de lui, rendant au pauvre insensé, non seulement les devoirs d'une femme, mais les services d'un domestique. Aussi son nom était-il révéré dans les villages environnants à l'égal de celui des saintes à qui leur dévouement sur la terre a conquis une place dans le ciel.

Un instant après, le vieux serviteur rentra, annonçant que madame la marquise d'Auray préférait descendre elle-même, et priait monsieur le comte de l'attendre dans l'appartement où il se trouvait.

Presque aussitôt la porte du fond s'ouvrit, et la mère d'Emmanuel parut. C'était une femme de quarante à quarante-cinq ans, grande et pâle, mais encore belle, dont la figure calme, sévère et triste, avait une singulière expression de hauteur, de puissance et de commandement. Elle était vêtue du costume des veuves, adopté en 1760, car depuis l'époque où son mari avait perdu la raison, elle n'avait pas quitté ses robes de deuil. Ces longs vêtements noirs donnaient à sa démarche, lente et froide comme celle d'une ombre, quelque chose de solennel qui répandait sur tout ce qui entourait cette femme singulière un sentiment de crainte que l'amour filial lui-même n'avait jamais vaincu chez ses enfants. Aussi, à son aspect, Emmanuel tressaillit comme à une apparition inattendue, et se levant aussitôt, il fit trois pas au devant d'elle, mit respectueusement un genou en terre, et baisa en s'inclinant la main qu'elle lui présentait.

– Levez-vous, monsieur, lui dit la marquise, je suis heureuse de vous revoir.

Et elle prononça ces paroles d'un son de voix aussi peu ému que si son fils, qui était absent depuis cinq mois, l'eût quittée la veille seulement. Emmanuel obéit, conduisit sa mère à un grand fauteuil où elle s'assit, et il resta debout devant elle.

– J'ai reçu votre lettre, comte, lui dit-elle, et je vous fais mes compliments sur votre habileté. Vous me paraissez né pour la diplomatie, plus encore que pour la guerre, et vous devriez prier le baron de Lectoure de solliciter pour vous une ambassade à la place d'un régiment.

– Lectoure est prêt à solliciter tout ce que nous désirerons, madame, et, qui plus est, il obtiendra tout ce que nous solliciterons, tant son pouvoir est grand sur monsieur de Maurepas, et tant il est amoureux de ma soeur.

– Amoureux d'une femme qu'il n'a pas vue?

– Lectoure est un gentilhomme de sens, madame, et le portrait que je lui fais de Marguerite, peut-être aussi les renseignements qu'il a pris sur notre fortune, lui ont inspiré le désir le plus vif de devenir votre fils et de m'appeler son frère. Aussi est-ce lui qui a insisté pour que toutes les cérémonies préliminaires se fissent en son absence. Vous avez ordonné la publication des bans, madame?

– Oui.

– Après-demain donc nous pourrons signer le contrat?

– Avec l'aide de Dieu, tout sera prêt.

– Merci, madame.

– Mais, dites-moi, continua la marquise en s'appuyant sur le bras de son fauteuil et se penchant vers Emmanuel, ne vous a-t-il pas fait des questions sur ce jeune homme contre lequel il a obtenu du ministre un ordre d'exportation?

 

– Aucune, ma mère. Ces services sont de ceux que l'on demande sans explication et qu'on accorde de confiance; et il est convenu d'avance, entre gens qui savent vivre, qu'ils seront aussitôt oubliés que rendus.

– Donc il ne sait rien?

– Non, mais sût-il tout…

– Eh bien?

– Eh bien, madame, je le crois assez philosophe pour que cette découverte n'influât en rien sur sa détermination.

– Je m'en doutais; il est ruiné, répondit la marquise avec une indicible expression de mépris et comme si elle se parlait à elle même.

– Mais cela fût-il, madame, dit avec inquiétude Emmanuel, votre détermination resterait la même, je l'espère?

– Ne sommes-nous pas assez riches pour lui refaire une fortune s'il nous refait une position?

– Il n'y a donc que ma soeur…

– Doutez-vous qu'elle obéisse quand j'ordonnerai?

– Croyez-vous donc qu'elle ait oublié Lusignan?

– Depuis six mois, du moins, elle n'a pas osé s'en souvenir devant moi.

– Songez, ma mère, continua Emmanuel, que ce mariage est le seul moyen de relever notre famille; car je ne dois pas vous cacher une chose: mon père, malade depuis quinze ans, et depuis quinze ans éloigné de la cour, a été complètement oublié du vieux roi à sa mort et du jeune roi à son avènement au trône. Vos soins si vertueux pour le marquis ne vous ont pas permis de le quitter un instant depuis l'heure qui l'a privé de la raison; vos vertus, madame, ont été de celles que Dieu voit et récompense, mais que le monde ignore; et tandis que vous accomplissez, dans ce vieux château perdu au fond de la Bretagne, cette mission sainte et consolatrice que, dans votre sévérité, vous appelez un devoir, vos anciens amis disparaissent morts ou oublieux; si bien, madame (cela est dur à dire, lorsque comme nous on compte six cents ans d'illustration!), que lorsque j'ai reparu à la cour, à peine si notre nom, le nom de la famille d'Auray, était connu de Leurs Majestés autrement que comme un souvenir historique.

– Oui, la mémoire des rois est courte, je le sais, murmura la marquise; mais presque aussitôt, et comme se reprochant ce blasphème: j'espère, continua-t-elle, que la bénédiction de Dieu se répand toujours sur Leurs Majestés et sur la France.

– Eh! qui pourrait porter atteinte à leur bonheur? répondit Emmanuel avec cette confiance parfaite dans l'avenir, qui était à cette époque l'un des caractères distinctifs de cette folle et insoucieuse noblesse. Louis XVI, jeune et bon, Marie-Antoinette, jeune et belle, sont aimés tous deux d'un peuple brave et loyal. Le sort les a placés, Dieu merci hors d'atteinte de toute infortune.

– Personne, mon fils, répondit la marquise en secouant la tête, n'est placé, croyez-moi, au dessus des erreurs et des faiblesses humaines.

Nul coeur, si maître de lui qu'il se croie, ni si ferme qu'il soit, n'est à l'abri des passions. Et aucune tête, fut-elle couronnée, ne peut répondre qu'elle ne blanchisse, même dans une nuit. Son peuple est brave et loyal, dites-vous? La marquise se leva, s'avança lentement vers la fenêtre, et étendit d'un geste solennel la main du côté de l'Océan.

– Voyez cette mer; elle est calme et paisible, et cependant demain, cette nuit, dans une heure peut-être, le souffle de l'ouragan nous apportera les cris de détresse des malheureux qu'elle engloutira.

Quoique je sois éloignée du monde, d'étranges bruits arrivent parfois à mon oreille, portés comme par des esprits invisibles et prophétiques.

N'existe-t-il pas une secte philosophique qui a entraîné dans ses erreurs quelques hommes de nom? Ne parle-t-on pas d'un monde entier qui se détache de la mère patrie, et dont les enfants refusent de reconnaître leur père? N'est-il pas un peuple qui s'intitule nation?

N'ai-je pas entendu dire que des gens de race avaient traversé l'Océan pour offrir à des révoltés des épées que leurs ancêtres avaient l'habitude de ne tirer qu'à la voix de leurs souverains légitimes; et ne m'a-t-on pas dit encore, ou bien n'est-ce qu'un rêve de ma solitude, que le roi Louis XVI et la reine Marie- Antoinette elle-même, oubliant que les souverains sont une famille de frères, avaient autorisé ces migrations armées et donné des lettres de marque à je ne sais quel pirate?

– Tout cela est vrai, dit Emmanuel étonné.

– Dieu veille donc sur Leurs Majestés le roi et la reine de France! reprit la marquise en se retirant lentement et en laissant Emmanuel si stupéfait de ces prévisions douloureuses, qu'il la vit sortir de l'appartement sans lui adresser une parole pour qu'elle demeurât, ni sans faire un geste pour la retenir.

Emmanuel resta d'abord sérieux et pensif, couvert qu'il était, pour ainsi dire, de l'ombre projetée sur lui par le deuil de sa mère; mais bientôt son caractère insoucieux reprit le dessus, et, comme pour changer d'idées en changeant d'horizon, il quitta la fenêtre qui donnait sur la mer et alla s'appuyer à celle qui s'ouvrait sur la campagne, et de laquelle on découvrait toute la plaine qui s'étend d'Auray à Vannes. À peine y était-il depuis quelques minutes qu'il aperçut deux cavaliers qui suivaient la même route qu'il venait de faire, et paraissaient s'acheminer vers le château. Il ne put d'abord arrêter aucune opinion sur eux à cause de la distance. Mais, à mesure qu'ils approchaient, il distingua un maître et son domestique. Le premier, vêtu à la manière des jeunes élégants de cette époque, c'est-à-dire d'une petite redingote verte à brandebourgs d'or, d'une culotte de tricot blanc et de bottes à revers, coiffé d'un chapeau rond à large ganse, et portant ses cheveux noués par un flot de rubans, montait un cheval anglais de la plus grande beauté et du plus grand prix, qu'il manoeuvrait avec la grâce d'un homme qui a fait de l'équitation une étude approfondie. Il était suivi, à quelque distance, par son valet, dont la livrée aristocratique était en harmonie parfaite avec l'air de seigneurie de celui auquel il appartenait.

Emmanuel crut un instant, en les voyant se diriger si directement vers le château, que c'était le baron de Lectoure, qui, ayant avancé son voyage, venait le surprendre lui-même à son débotté; mais bientôt il reconnut son erreur, et, quoiqu'il lui semblât que ce n'était pas la première fois qu'il voyait ce cavalier, il lui fut impossible de se rappeler en quel lieu et en quelles circonstances il l'avait rencontré. Tandis qu'il cherchait dans sa mémoire à quel événement de sa vie se rattachait le souvenir vague de cet homme, les nouveaux arrivants disparurent derrière l'angle d'un mur.

Cinq minutes après, Emmanuel entendit les pas de leurs chevaux dans la cour, et presque aussitôt la porte s'ouvrit, et un domestique annonça:

Monsieur Paul!

Chapitre V

Le nom, comme l'aspect de celui qu'on annonçait, éveillait à son tour dans la mémoire d'Emmanuel un souvenir confus auquel il n'avait pu encore rapporter ni date ni événement, lorsque celui que précédait le domestique apparut à la porte de l'appartement opposée à celle par laquelle était sortie la marquise. Quoique le moment fût inopportun pour une visite, et que le jeune comte, préoccupé de ses projets d'avenir, eût préféré les mûrir dans sa tête que les enfermer dans son coeur, il fut forcé, par ces obligations de convenance si sévères à cette époque entre gens comme il faut, de recevoir le nouveau venu, dont les manières au reste annonçaient un homme du monde, avec courtoisie et distinction. Après les saluts d'usage, Emmanuel fit signe à l'inconnu de prendre un fauteuil; l'inconnu s'inclina à son tour et s'assit, puis la conversation s'engagea par un lieu commun de politesse.

– Je suis enchanté de vous rencontrer, monsieur le comte, dit le nouveau venu.

– Le hasard m'a favorisé, monsieur, dit Emmanuel: une heure plus tôt vous ne me trouviez pas; j'arrive de Paris.

– Je le sais, monsieur le comte, car nous venons de faire le même chemin; je suis parti une heure après vous, et j'ai eu tout le long de la route de vos nouvelles par les postillons qui avaient eu l'honneur de vous conduire.

– Puis-je savoir, monsieur, répondit Emmanuel avec un accent dans lequel commençait à percer un certain mécontentement, à quelle circonstance je dois l'intérêt que vous paraissez prendre à ma personne?

– Cet intérêt est naturel entre anciennes connaissances, et peut- être aurais-je un droit de me plaindre qui ne soit pas réciproque.

En effet, monsieur, je crois vous avoir déjà rencontré quelque part, cependant mes souvenirs ne me servent que confusément. Soyez assez bon pour les aider.

– Si ce que vous me dites est vrai, monsieur le comte, votre mémoire est effectivement assez fugitive, car, depuis six mois, c'est la troisième fois que j'ai l'honneur d'échanger mes compliments contre les vôtres.

– Dussé-je m'exposer à un nouveau reproche, monsieur, je suis forcé d'avouer que je reste dans la même indécision à votre égard.

Veuillez donc, je vous prie, préciser les époques par des dates ou par des événements, et me rappeler dans quelles circonstances j'eus l'honneur de vous voir pour la première fois.

– La première fois, monsieur le comte, ce fut sur les grèves de Port-Louis que j'eus l'honneur de vous rencontrer. Vous désiriez, sur certaine frégate, des renseignements que je fus assez heureux de pouvoir vous transmettre. Je crois même que je vous accompagnai à bord. Cette fois, j'étais en costume d'enseigne de vaisseau de la marine royale, et vous en uniforme de mousquetaire.

– En effet, je me le rappelle, monsieur, et je fus même obligé de quitter le vaisseau sans vous adresser les remerciements que je vous devais.

– Vous êtes dans l'erreur, monsieur le comte, ces remerciements, je les ai reçus à notre seconde entrevue.

– Où cela?

– À bord du vaisseau même où je vous avais conduit, dans la cabine.

Cette fois, je portais l'uniforme de capitaine de bâtiment: habit bleu, veste et culotte rouge, bas gris, chapeau à trois cornes, et cheveux roulés. Seulement le capitaine paraissait de trente ans plus âgé que l'enseigne, et ce n'était pas sans intention que je m'étais vieilli ainsi, car peut-être n'eussiez-vous pas confié à un jeune homme un secret de l'importance de celui que vous me communiquâtes alors.

– Ce que vous me rappelez là est incroyable, monsieur, et cependant quelque chose me dit que c'est la vérité. Oui, oui, je me rappelle que dans l'ombre où vous vous teniez caché, je vis briller des yeux pareils aux vôtres. Je ne les ai point oubliés. Mais cette fois, me dites-vous, est l'avant-dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir.

Continuez, monsieur, d'aider mes souvenirs, je vous prie car je ne me rappelle pas quelle fut la dernière.

– La dernière, monsieur le comte, ce fut il y a huit jours.

… à Paris… à un assaut chez Saint-Georges, rue Chantereine. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, un gentilhomme anglais; des cheveux roux dont la poudre dissimulait à peine la couleur tranchée, un habit rouge, un pantalon collant. J'eus même l'honneur de faire des armes avec vous, monsieur le comte, et je fus assez heureux pour vous boutonner trois fois, sans que, de votre côté, vous ayez eu la chance de me toucher une seule.

Cette fois, je m'appelais Jones.

– C'est étrange! c'était bien le même regard, mais ce ne pouvait être le même homme.

– C'est que Dieu, répondit Paul, a voulu que le regard fût la seule chose qu'on ne pût déguiser: voilà pourquoi il a mis dans chaque regard une étincelle de sa flamme. Eh bien! cet aspirant, ce capitaine, cet Anglais, c'était moi.

– Et aujourd'hui, monsieur, qu'êtes-vous, s'il vous plaît? car avec un homme qui sait aussi parfaitement se déguiser, la question, vous en conviendrez, n'est pas tout à fait inutile.

– Aujourd'hui, monsieur le comte, vous le voyez, je n'ai aucun motif de me cacher: aussi je viens à vous avec le costume simple et négligé que portent les jeunes seigneurs lorsqu'ils se visitent entre eux, en voisin de campagne. Aujourd'hui je suis ce qu'il vous plaira de reconnaître en moi: Français, Anglais, Espagnol, Américain même.

Dans lequel de ces idiomes vous plaît-il que nous continuions l'entretien?

– Quoique quelques-unes de ces langues me soient aussi familières qu'à vous, monsieur, je préfère la langue française: c'est la langue des explications brèves et concises.

– Soit, monsieur le comte, répondit Paul avec une expression profonde de mélancolie; le français est aussi la langue que je préfère; j'ai vu le jour sur la terre de France, car le soleil de France est le premier qui ait réjoui mes yeux; et quoique bien souvent j'aie vu des terres plus fertiles et un soleil plus brillant, il n'y a jamais eu pour moi qu'une terre et qu'un soleil: c'est le soleil et la terre de France!

 

– Votre enthousiasme national, interrompit Emmanuel avec ironie, vous fait oublier, monsieur, le sujet auquel je dois l'honneur de votre visite.

– Vous avez raison, monsieur le comte, et j'y reviens. Il y a six mois donc que, vous promenant sur la grève de Port-Louis, vous vîtes dans le havre extérieur une frégate à la carène étroite, aux mâtereaux élancés, et vous vous dites: – Il faut que le capitaine de ce bâtiment ait des motifs à lui seul connus pour porter tant de toile et si peu de bois. De là naquit dans votre esprit l'idée que j'étais un flibustier, un pirate, un corsaire, que sais-je?

– M'étais-je donc trompé?

– Je crois vous avoir exprimé déjà mon admiration, monsieur, répondit Paul avec un léger accent de raillerie, pour la perspicacité avec laquelle vous pénétrez du premier coup d'oeil au fond des hommes et des choses.

– Trêve de compliments, monsieur, venons au fait.

– Dans cette persuasion, vous vous fîtes donc conduire à bord par certain enseigne, et vous trouvâtes dans la cabine d'un certain capitaine.

Vous étiez porteur d'une lettre du ministre de la marine qui ordonnait à tout officier au long cours, requis par vous, et dont le bâtiment sous pavillon français serait en partance pour le golfe du Mexique, de conduire à Cayenne le nommé Lusignan, coupable de crime d'État.

– C'est vrai.

– J'obéis à cet ordre, car j'ignorais alors que ce grand coupable que l'on déportait n'avait commis d'autre crime que d'avoir été l'amant de votre soeur.

– Monsieur! s'écria Emmanuel en se levant tout debout.

– Voilà de beaux pistolets, comte, continua négligemment Paul en jouant avec les armes qu'en descendant de voiture le comte d'Auray avait jetées sur la table.

– Et qui sont tout chargés, monsieur, répondit Emmanuel avec un accent auquel il n'y avait pas à se méprendre.

– Portent-ils justes? continua Paul avec une indifférence affectée.

– C'est une chose dont vous êtes le maître de vous assurer, monsieur, répondit Emmanuel, si vous voulez faire avec moi un tour dans le parc.

– Il est inutile de sortir pour cela, monsieur le comte, dit Paul sans paraître comprendre la proposition d'Emmanuel dans le sens provocateur qu'il avait voulu lui donner. Voici un but tout placé et à une portée convenable.

À ces mots le capitaine arma le pistolet et le dirigea par la fenêtre ouverte vers la cime d'un petit arbre. Un chardonneret se balançait sur la branche la plus élevée, faisant entendre son chant joyeux et perçant; le coup partit, et le pauvre oiseau, coupé en deux, tomba au pied de l'arbre. Paul reposa froidement le pistolet sur la table.

– Vous aviez raison, monsieur le comte, lui dit-il, ce sont de bonnes armes, et je vous conseille de ne pas vous en défaire.

– Vous venez de m'en donner une étrange preuve, monsieur, répondit Emmanuel, et je suis forcé d'avouer que vous avez la main sûre.

– Que voulez-vous, comte, reprit Paul avec cet accent mélancolique qui lui était particulier, pendant ces longs jours de calme, lorsque aucun souffle de vent ne passe sur ce miroir de Dieu qu'on appelle l'Océan, nous autres marins, nous sommes forcés de chercher des distractions qui viennent au-devant de vous sur la terre.

Alors nous exerçons notre adresse sur les goélands qui se bercent mollement au sommet d'une vague; sur les margats qui se précipitent du ciel pour saisir à la surface de l'eau les poissons imprudents qui y montent, et sur les hirondelles fatiguées d'un long voyage qui se posent au sommet de nos vergues. Voilà, monsieur le comte, comment nous arrivons à une certaine force dans des exercices qui paraissent d'abord si étrangers à notre profession.

– Continuez, monsieur, et si la chose est possible, revenons à notre sujet.

– C'était un bon et brave jeune homme que ce Lusignan! Il me raconta son histoire; comment, fils d'un ancien ami de votre père, mort sans fortune, il avait été adopté par lui un an ou deux avant l'accident inconnu qui le priva de sa raison; comment, élevé avec vous, il vous inspira, dès les premières années, à vous la haine, à votre soeur l'affection. Il me dit cette longue adolescence développée dans la même solitude, et comment lui et votre soeur ne s'apercevaient de leur isolement au milieu du monde que lorsqu'ils n'étaient point ensemble! Il me raconta tous les détails de leurs amours juvéniles, et comment, un jour, Marguerite lui dit les paroles de la jeune fille de Vérone: «Je serai à toi ou à la tombe.» – Et elle n'a que trop bien tenu parole!

– Oui, n'est-ce pas? Et vous appelez cela de la honte et du déshonneur, vous autres gens vertueux, quand une pauvre enfant, perdue par son innocence même, cède à l'âge, à l'entraînement, à l'amour! Votre mère, que des devoirs éloignaient de sa fille et rapprochaient de son mari (car je sais les vertus de votre mère, monsieur, comme je sais les faiblesses de votre soeur; c'est une femme sévère, plus sévère que ne devait l'être une créature humaine qui n'a sur les autres que l'avantage de n'avoir jamais failli), votre mère, dis-je, entendit une nuit des cris mal étouffés; elle entra dans la chambre de votre soeur, marcha, pâle et muette, vers son lit, arracha froidement de ses bras un enfant qui venait de naître, et sortit avec lui, sans adresser un reproche à sa fille, mais seulement plus pâle et plus muette encore que lorsqu'elle était entrée. Quant à la pauvre Marguerite, elle ne poussa pas une plainte, elle ne jeta pas un cri: elle s'était évanouie en apercevant sa mère. Est-ce cela, monsieur le comte? suis-je bien informé, et cette terrible histoire est-elle exacte?

– Aucun détail ne vous est inconnu, je dois l'avouer, murmura Emmanuel atterré.

– C'est que ces détails, répondit Paul en ouvrant un portefeuille, sont tous consignés dans ces lettres de votre soeur, qu'au moment de prendre la place que vous lui avez faite par votre crédit au milieu des voleurs et des assassins, Lusignan m'a remises afin que je les rapportasse à celle qui les avait écrites.

– Donnez-les moi donc, monsieur! s'écria Emmanuel en étendant la main vers le portefeuille, et elles seront fidèlement rendues à celle qui a eu l'imprudence…

– De se plaindre à la seule personne qui l'aimait au monde, n'est-ce pas? interrompit Paul en retirant à lui les lettres et le portefeuille.

Imprudente jeune fille, à qui une mère arrache l'enfant de son coeur et qui a versé des larmes amères dans le sein du père de son enfant!

Imprudente soeur, qui n'ayant pas trouvé contre cette tyrannie appui dans son frère, a compromis son noble nom en signant du nom qu'elle porte des lettres qui, aux regards stupides et prévenus du monde, peuvent… Comment appelez-vous cela, vous autres?.. déshonorer sa famille, n'est-ce pas?

– Alors, monsieur, répondit Emmanuel rougissant d'impatience, puisque vous connaissez si bien la portée terrible de ces papiers, accomplissez donc la mission dont vous vous êtes chargé en les remettant soit à moi, soit à ma mère, soit à ma soeur.

– C'était d'abord mon intention en débarquant à Lorient, monsieur; mais voilà dix ou douze jours à peu près qu'en entrant dans une église…

– Dans une église?

– Oui, monsieur.

– Et pourquoi faire?

– Pour prier.

– Ah! monsieur le capitaine Paul croit en Dieu!

– Si je n'y croyais pas, monsieur le comte, qui donc invoquerais- je pendant la tempête?

– Et dans cette église, enfin?..

– Dans cette église, monsieur, j'ai entendu un prêtre annoncer le prochain mariage de noble demoiselle Marguerite d'Auray avec très haut et très puissant seigneur le baron de Lectoure. Je m'informai aussitôt de vous; j'appris que vous étiez à Paris: j'étais forcé d'y aller moi-même pour rendre compte de ma mission au roi.